Par Fred Deion − Mai 2017
Si l’histoire se répète, le passé indique le futur ; et pour imaginer ce que notre XXIe siècle pourrait bien nous réserver, le Moyen Âge est une excellente source d’inspiration. Celui-ci commence et se termine par des drames et des tragédies ; et entre son début et sa fin, toute la période est troublée. Tout d’abord, effectuons un petit voyage en arrière.
Le début du Moyen Âge est généralement fixé à la chute de l’Empire romain d’Occident, qui met un terme à six siècles de domination romaine sur une grande partie de l’Europe. Des premières invasions germaniques en 406 jusqu’à la déposition en 476 du dernier empereur Romulus Augustule, il n’aura donc fallu que 70 ans pour solder plus d’un demi-millénaire d’hégémonie romaine sur le monde méditerranéen ! Grâce aux rapports archéologiques, on sait que cet effondrement a été un désastre pour des millions de gens, car l’Empire était parvenu à un stade très élevé de sophistication pour toute la société. Les citoyens romains ont en effet bénéficié d’un confort très élevé (proche de celui dont profitent nos populations au XIXe siècle), d’infrastructures performantes (eau courante grâce aux aqueducs, évacuation des eaux usées via un réseau d’égouts, thermes, hôpitaux, routes, etc.) qui sont ensuite tombés en décrépitude. La fin de l’Empire d’Occident a donc été synonyme d’un recul de niveau de vie de plusieurs siècles.
Le Moyen Âge a lui aussi connu ses invasions, entre le IXe et Xe siècle, menées par les Vikings sur les régions côtières des mers d’Europe du Nord et de l’Ouest, les Sarrasins sur les côtes méditerranéennes, et les Hongrois (« Magyars ») depuis l’Est du continent européen. Le dénominateur commun de ces raids est le pillage : éviter le conflit, mais amasser un butin. Pour ce faire, une tactique innovante est développée, caractérisée par la rapidité et l’effet de surprise. A l’inverse des armées plutôt lentes de l’époque, ces pilleurs utilisent un outil militaire mobile : drakkar pour les Vikings, cavalerie pour les Hongrois, alors que les Sarrasins excellent aussi bien en mer Méditerranée sur leurs bateaux, qu’à terre sur leurs chevaux. Ainsi, pendant toute la décennie 880, des Vikings pillent le Nord de la France, les Flandres, la Rhénanie et remontent la Seine en 885, jusqu’à Paris qu’ils assiègent. L’Empire carolingien, que Charlemagne avait fondé en l’an 800, finit par s’écrouler à l’image de l’Empire romain d’Occident, quatre siècles avant lui. Mêmes causes, mêmes effets ?
Après son effondrement, on assiste à une atomisation du pouvoir, au chaos et à l’anarchie, à des rivalités et des guerres privées, et, par conséquent, au repli défensif offert par l’abri protecteur que procure le château : c’est l’avènement du chevalier et de la féodalité. Celle-ci se caractérise donc par le morcellement de l’autorité, des terres et du droit de propriété, par l’instabilité politique et territoriale, et aussi par l’insécurité : les invasions extérieures déjà mentionnées, la multiplicité des conflits locaux menés par une noblesse querelleuse, la précarité économique (rendement agricole aléatoire d’une saison à l’autre) et son corollaire, l’insécurité alimentaire (famines).
D’autres événements marquants jalonnent le Moyen Âge. Les huit croisades, qui s’échelonnent de 1096 à 1270, permettent l’établissement des États latins d’Orient qui assurent une occupation chrétienne en Terre sainte de 1098 à 1291. Il est important de relever que ces anciens événements font toujours écho aujourd’hui : après chaque attentat terroriste commis en Europe par l’État islamique, ses communiqués emploient volontairement une terminologie issue de ce lointain passé. Par exemple, suite aux attentats de Bruxelles de mars 2016, leur revendication indique : « Une cellule des soldats du Califat s’est élancée en direction de la Belgique croisée. (…) La crainte et l’effroi (ont été jetés) dans le cœur des croisés, en plein dans leur terre (…), des soldats du Califat (…) se sont élancés (…) pour tuer un grand nombre de croisés. (…) Nous promettons aux États croisés (…) des jours bien sombres. »
La guerre de Cent ans (1337-1453) mérite aussi d’être relevée. Ce conflit franco-anglais ne touche pas tout le royaume français mais là où il a lieu, il apporte la désolation et la mort, en raison de l’existence de bandes armées que de longues trêves laissent sans solde. En l’absence d’intendance et d’une source régulière de revenus, elles se paient en mettant à sac les régions où elles stationnent, pillent et rançonnent les pays qu’elles parcourent, même ceux du souverain qui les emploie. Ces bandes sont constituées de mercenaires appelés « routiers » car appartenant à une route, c’est-à-dire à une troupe, nommées plus tard « Grandes Compagnies ». Elles s’engagent dans des entreprises guerrières pour leur propre compte, à la recherche d’un employeur, d’action, de profit et de butin. Lors des trêves, leurs troupes ne se dissolvent pas, mais se retrouvent oisives et sans revenu. Il est fréquent que des villages entiers soient livrés aux flammes, après avoir été pillés, les hommes tués, les femmes violées. Les campagnes subissent ainsi de véritables razzias, qui font perdre aux paysans leurs récoltes et leur bétail. Jusqu’en 1370, les Grandes Compagnies sont itinérantes, mais ensuite elles s’installent dans des places fortes les deux décennies suivantes, ce qui leur permet d’avoir une emprise sur les régions alentour. Par conséquent, certains territoires échappent au contrôle du seigneur qui en avait la propriété. Cette tendance s’inverse 20 ans plus tard, lorsque, entre 1387 et 1393, les routiers évacuent progressivement ces places fortes, première étape de la dissolution des Grandes Compagnies face à la montée de la puissance du pouvoir royal.
La disparition progressive des Grandes Compagnies en France ne met évidemment pas fin au recours de mercenaires dans les conflits suivants. Pendant les guerres d’Italie (1494-1559), y compris lors de la fameuse bataille de Marignan (1515), les belligérants ont recours aux services payants de soldats suisses, réputés depuis leurs victoires de Grandson (mars 1476) et Morat (juin 1476) contre le Duc de Bourgogne.
Pendant la guerre de Trente Ans (1618 à 1648), le recours aux mercenaires est également la règle et non l’exception. Leur solde n’est cependant pas versée régulièrement par les États qui les emploient. Ainsi les soldats, mal payés, payés avec retard ou pas payés du tout, sont amenés à se rémunérer eux-mêmes en vivant sur le pays. Parmi les nombreux belligérants ayant pris part à ce conflit, aucun acteur n’est en mesure de s’imposer rapidement et de façon décisive par rapport aux autres. L’objectif devient alors l’épuisement économique des régions traversées et le pillage de territoires, dans un but d’enrichissement. Les populations civiles deviennent les victimes principales de cette stratégie de prédation. La guerre devenant rentable, de véritables entrepreneurs militaires mènent les opérations en se faisant financer par de riches négociants, actifs dans le commerce mondial. Les généraux, sous contrat avec un souverain, sous-traitent avec des fournisseurs privés, spécialisés dans le recrutement de grandes armées et qui entretiennent des compagnies de mercenaires rapidement disponibles et avides de pillage. Ainsi, quand une armée occupe une région, les villages sont contraints de payer un tribut, sinon les maisons sont brûlées et leurs habitants exécutés. Lorsqu’un secteur est épuisé économiquement, les troupes se déplacent. Au fil du temps, les armées ne font plus campagne que pour s’accaparer des revenus et des vivres, et cette recherche permanente d’argent et de nourriture devient une fin en soi. Les destructions causées par la circulation incessante de troupes armées en campagne ou en débandade sont considérables, parfois inouïes. Les exactions sont nombreuses : tortures, massacres en masse d’innocents, viols, assassinats. La mort de millions de personnes, suite aux combats, aux razzias, aux épidémies apportées par les armées, à la famine, vide de grandes étendues d’Europe centrale de leurs populations et pèse lourdement sur l’économie des États dévastés. Certaines régions sortent de cet interminable conflit ruinées et dépeuplées pour de longues années, par suite de la mort ou de la fuite des habitants vers des contrées moins exposées. L’Allemagne, traversée en tous sens par des armées venues de toutes parts, a particulièrement souffert. Les traités de paix sont signés dans un pays en ruine et qui mettra des dizaines d’années à se relever. Les belligérants prennent conscience des désavantages de l’emploi de mercenaires. L’Europe amorce alors l’introduction du service militaire obligatoire : les effectifs augmentent, particulièrement en France. Ainsi, la fin de la guerre de Trente Ans voit l’avènement de l’État-nation moderne doté de troupes permanentes de conscrits.
Pendant les trois siècles suivants (1648-1945), les conflits sont donc essentiellement des affrontements mettant aux prises des États et leurs armées nationales, les plus notables pendant cette période étant les guerres de la Révolution française et les guerres napoléoniennes, ainsi que les Première et Deuxième Guerres mondiales. Durant cette période, l’État-nation a donc le monopole de mener la guerre, dans le cadre de conflits inter-étatiques.
Avec la décolonisation et les guerres d’indépendance (par exemple, Indochine puis Vietnam), la multiplicité des attentats terroristes et des conflits asymétriques (intifadas palestiniennes, insurrections contre l’occupation occidentale en Irak et en Afghanistan, etc.), les affrontements entre États sont devenus l’exception. Il apparaît cependant rapidement que les armées nationales ne sont pas adaptées à ces combats menés sous forme de guérilla par des acteurs non étatiques. Chaque défaite de ses forces régulières affaiblit l’État et illustre son incapacité à assurer la sécurité. Les liens ethniques, religieux, communautaires, familiaux remplacent alors les allégeances politiques. Les affrontements intra-étatiques entre troupes irrégulières se substituent aux guerres inter-étatiques entre armées nationales.
Alors, nouveau modèle ? Ou retour en arrière, au temps où les chevaliers ne prêtaient pas serment à un État inexistant mais à un seigneur, dans un engagement d’homme à homme ? Où ils se battaient pour une cause, la protection de la veuve et de l’orphelin dans l’idéal chevaleresque, sinon pour lutter contre l’infidèle en partant en croisade, au pire pour un butin en s’engageant comme routier dans une Grande Compagnie ? La chevalerie a été l’organisation militaire dominante pendant de nombreux siècles, et les mercenaires pillant en bandes n’en étaient que l’obscur avatar. Aujourd’hui, de nouvelles bandes armées concurrencent ou combattent l’État-nation en déclin : membres de gangs ou de mafias, trafiquants ou terroristes. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes, puisque pour financer des attentats, les trafics, le racket ou le pillage constituent leurs sources de financement.
Le retour au premier plan d’armées privées non étatiques n’est toutefois pas le seul parallèle pertinent que l’on peut établir entre le Moyen Âge et aujourd’hui. Nous ne reviendrons pas sur la terminologie médiévale utilisée dans les revendications des attentats commis par l’État islamique, par contre les phénomènes migratoires méritent qu’on s’y attarde.
Rappelons que les invasions, notamment germaniques, ont été un des facteurs prépondérants dans l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, avec pour conséquence une chute vertigineuse du niveau de vie pour les populations contemporaines à ces événements. Quatre siècles plus tard, les raids vikings, sarrasins, hongrois contribuent à l’effondrement de l’empire carolingien, créant anarchie, chaos et conflits locaux. Aujourd’hui, les migrations incontrôlées vers l’Europe de l’Ouest, causées par la pauvreté en Afrique et les conflits au Proche-Orient, posent une multitude de craintes et de questions : sur les possibilités d’intégration ou les risques de communautarisme, sur l’identité et les appels à un retour des frontières, sur la hausse du sentiment d’insécurité, sur la différenciation entre immigrant économique et requérant d’asile (c’est-à-dire, réfugié menacé ou persécuté dans son État d’origine). Les empires romain et carolingien n’y ont pas survécu, alors on peut s’interroger sur l’avenir de la fragile construction européenne, toujours plus remise en question par les peuples qui la composent.
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Fred Deion est un auteur suisse. Son livre, Ruptures millénaires, jette un coup de projecteur sur quelques événements historiques qui ont marqué la vie des hommes. Ces périodes chaotiques ont eu un impact considérable sur les populations, qui ont vu leur destin basculer. Gardons à l’esprit leurs tragiques épreuves, pour mieux faire face aux défis d’aujourd’hui et de demain.
Si l’histoire se répète, le passé indique le futur. Que peut nous dire le passé sur notre XXIe siècle ?
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