Par Pepe Escobar – Le 29 octobre 2015 – Source Asia Times
L’histoire a cette vilaine habitude de se répéter au point d’en devenir une comédie surréaliste. Sommes-nous revenus en 1683, où l’Empire ottoman assiégeant Vienne sera défait par les infidèles à la toute dernière minute ?
Non. Nous sommes en 2015 et un simulacre de calife, Ibrahim, alias Abou Bakr al-Baghdadi, a incité tout un lot de grandes puissances, de petites puissances et de larbins de tout acabit à converger vers Vienne pour discuter de la façon de le mettre hors d’état de nuire.
Westphaliens 1, nous avons un problème. Tout ça n’a aucun sens si l’Iran n’est pas invité à la table de négociation d’une solution à la tragédie syrienne. Moscou le savait depuis le début. Washington a fini (à contrecœur) par se rendre à l’évidence. Mais le problème n’a jamais été l’Iran. Le problème, c’est l’Arabie saoudite, la matrice originelle de cette bouillabaisse de crétins idéologiques qui tendent à se métastaser en califes.
Ce qui nous ramène (inévitablement) au surréalisme. Le ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al-Joubeir a déclaré ceci : «Le point de vue de nos partenaires (…) est que nous devrions tester les intentions des Iraniens et des Russes d’arriver à une véritable solution politique en Syrie, ce que nous préférons tous.»
Traduction : par nos partenaires, il veut dire la voix de son maître, Washington ; et l’hacienda pétrolière saoudite friande de décapitations ne préfère pas une solution politique. Elle veut un changement de régime et une satrapie de la maison des Saoud.
L’Égypte, l’Irak, le Liban, l’UE, la France et même le Qatar – dont le mini-émir voulait lancer sa propre campagne militaire pour obtenir un changement de régime avant qu’on lui dise de la fermer – tiennent tous compagnie à l’Iran à Vienne, aux côtés des USA, de la Russie, de la Turquie et de la maison des Saoud.
Le parallèle avec la situation sur le terrain est sidérant. L’altercation polie dans un palais doré à Vienne est une chose. Mais les sables mouvants de la situation militaire le long de la ligne Sykes-Picot en ruines en Syrak brossent un tableau complètement différent.
Méfions-nous du nouveau djihad mondial
La solution idéale est tentante : la Russie dépêche ses Spetsnaz [unités militaires d’élite, NdT] et des commandos supplémentaires ; décapite les crétins de EIIS/EIIL/Da’ech dans le collimateur de son dernier système à la mode C4I – Commande, Contrôle, Communication, Computer – les encercle et les réduit en cendres.
Mais cela n’arrivera pas tant que le sultan Erdogan en Turquie, les pétro-monarques larbins du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et la CIA s’entêteront à soutenir et armer des brutes salafo-djihadistes de tout acabit, modérées ou autres.
Le faux califat va s’avérer un adversaire très coriace. Le nombre grandissant de pertes qu’il subit ne l’inquiète pas et ne l’inquiétera pas. Les membres de l’alliance 4+1 (Russie, Syrie, Iran, Irak et le Hezbollah) le savent, car cela a déjà eu des répercussions dans leurs rangs.
Le Hezbollah a encaissé des pertes. C’est pareil pour la Force al-Qods de l’Iran, qui a perdu de bons commandants de niveau intermédiaire. Du côté des 4+1, l’Iran a quelque 1 500 combattants sur le terrain (dont bon nombre d’Afghans). La partie adverse peut compter sur la maison des Saoud qui livre des tonnes d’argent liquide et de missiles antichars TOW à l’Armée de la conquête, qui n’est rien d’autre qu’une coalition de volontaires menée par al-Qaïda, aux visées se chevauchant plus ou moins (un changement de régime d’abord, puis l’avènement du règne du califat ou des Frères musulmans).
Rien ne prouve (encore) que EIIS/EIIL/Da’ech a perdu le gros de ses missiles antiaériens portatifs et de ses missiles guidés antichars.
Alors pendant qu’on délibère à Vienne, que mijote EIIS/EIIL/Da’ech ?
Ils sont sur le point de choisir entre deux stratégies différentes.
1. Ils se terrent à Raqqa (l’ancienne capitale du califat abbasside, avant Bagdad) et attendent de mener la mère de toutes les batailles. Après tout, ils ne peuvent se permettre de perdre la ville, car du point de vue géostratégique, Raqqa est le carrefour ultime en Syrie. D’anciens militaires baassistes et divers nationalistes arabes font pression en faveur de cette stratégie.
2. Pas question de se terrer. Le mieux, c’est d’étendre la ligne de front au maximum dans le désert profond. L’armée de l’air russe n’aura donc pas de cibles groupées à sa disposition. La stratégie a l’avantage aussi d’obliger les 4+1, soit les unités terrestres de l’Armée arabe syrienne (AAS), de l’Iran et du Hezbollah soutenues par l’armée de l’air russe, à disperser excessivement leurs voies de communication et d’approvisionnement, créant ainsi d’autres problèmes logistiques. Cette stratégie est préconisée par les purs et durs turcs, tchétchènes, ouïghours et ouzbeks.
Le commandement de EIIS/EIIL/Da’ech penche sans doute en faveur de la seconde option. La firme Djihad Inc. en est la cause. Pas moins de 2 000 brutes du faux califat (la plupart provenaient de Tchétchénie, de Turquie, d’Asie centrale et du Xinjiang) ont été tuées à Kobané qui, contrairement à Raqqa, n’avait aucune valeur stratégique. La firme Djihad Inc. veut maintenant s’étendre jusqu’en Asie centrale, au Xinjiang, à la Russie et, si une ouverture est pratiquée, pénétrer en Europe et aux USA.
La seconde option a l’avantage supplémentaire de pouvoir compter sur l’appui des soi-disant djihadistes modérés (pas des rebelles) au moment de combattre, ce qui signifie davantage d’interaction avec Ahrar al-Sham, Liwa al-Tawhid, quelques factions de l’Armée de la conquête, le Front islamique et quelques groupes de Turkmènes salafistes. Soit dit en passant, aucun de ces groupes n’est formé de rebelles modérés.
Tous ces groupes s’intégreraient parfaitement à la stratégie d’élargissement de la ligne de front de EIIS/EIIL/Da’ech, que défend entre autres un certain Muslim Shishani, le commandant tchétchène du groupe Junud al-Sham, qui combat actuellement près de Lattaquié.
Fait notable, Shishani a dit à al-Jazeera Turk que les fronts [comme ceux de] Raqqa et d’Alep n’auront pas d’importance dans une guerre terrestre contre les Russes. La vraie guerre se fera sur le front Tartous-Lattaquié. Le djihad doit se déplacer dans ce secteur.
Imaginez si tous ces groupes s’unissaient pour mener un djihad interne et un djihad mondial en disposant toujours de tonnes d’argent. Ce n’est un secret pour personne que les services secrets russes s’inquiètent vivement du nombre élevé de Tchétchènes dans les rangs du faux califat, sans oublier les services secrets chinois au sujet des Ouïghours. Ces derniers auront quelques difficultés à regagner le Xinjiang, mais les Tchétchènes reviendront assurément dans le Caucase. C’est le fameux syndrome «Alep n’est qu’à 900 km de Grozny».
Pour ajouter à la pagaille, le directeur du FSB (Service fédéral de sécurité de la Russie) Alexandre Bortnikov a déjà fait une mise en garde à propos d’une concentration de talibans (qui sont nombreux à avoir prêté serment d’allégeance au faux califat) aux frontières nord de l’Afghanistan avec l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Pour Poutine et les services secrets russes, la situation en Afghanistan est proche du niveau critique. Un débordement du djihad vers l’Asie centrale est quasiment certain.
Autrement dit, les choses ne sont guère reluisantes. Al-Qaïda peut aller se rhabiller. EIIS/EIIL/Da’ech se sert de l’offensive des 4+1 pour se forger une identité de leader du djihad mondial. Des imams saoudiens ont d’ailleurs déjà déclaré le djihad contre la Russie. Puis la vétuste université al-Azhar au Caire est sur le point de faire pareil.
À surveiller : le jeu iranien
Rien n’indique que l’administration Obama va finir par admettre que tous les rebelles modérés sont, après tout, des djihadistes. Le haut commandement de EIIS/EIIS/Da’ech en attend l’annonce. Car si Washington finit par partager l’analyse de Moscou, tous les groupes vont passer en mode djihad mondial, sous la gouverne du faux califat.
La situation est déjà assez trouble, merci. Les services de renseignements syriens et iraniens sur le terrain et la campagne aérienne russe doivent non seulement s’assurer que EIIS/EIIL/Da’ech ne dispose pas de l’équipement et des effectifs nécessaires pour défendre Raqqa, mais aussi couper toutes ses voies de communication et d’approvisionnement avec les djihadistes qui combattent les 4+1 dans l’ouest de la Syrie.
Même en subissant les attaques de l’armée de l’air russe, qui a forcé bien des brutes et leurs familles à fuir la Syrie pour le désert dans l’ouest de l’Irak, EIIS/EIIL/Da’ech est tout de même parvenu à progresser au sud d’Alep, en s’infiltrant à al-Safira et en restant aux commandes d’au moins dix postes de contrôle le long de la voie d’approvisionnement cruciale qui relie Hama à Alep, et qui passe par Salamiyeh, Ithriyah et Khanasser. L’Armée arabe syrienne ne peut pas se permettre de perdre ce corridor, devenu maintenant sa priorité numéro un. Pendant ce temps à Alep, les centaines de milliers de civils devenus de facto des otages tentent de survivre.
Une attention particulière au jeu iranien sur le terrain s’impose. La meilleure source jusqu’ici est le sous-commandant du Corps des Gardiens de la Révolution iranienne (CGRI), le brigadier général Hossein Salami, qui a parlé longuement à la chaîne 2 de la Vision de la République islamique d’Iran.
Pour Salami (c’est le CGRI qui parle), la Syrie est le point de mire des efforts stratégiques menés par une coalition internationale dans le but d’imposer un projet politique destructeur dans le monde islamique. Par coalition internationale, il se réfère à l’Otan et à l’Arabie saoudite. Le rôle de l’Iran est de garantir la stabilité politique, psychologique, économique et militaire du système syrien.
Il définit le rôle de l’Iran sous quatre angles. Sur le plan stratégique, nous soutenons le peuple, l’armée et le gouvernement syriens politiquement et psychologiquement. Comme conseillers, nous transférons notre expérience de la guerre aux hauts commandants de l’armée syrienne. À l’heure actuelle, nous les aidons à moderniser et à reconstruire la structure de l’armée syrienne (…). Sur le plan opérationnel, nous aidons les commandants de brigade (…). Voilà pourquoi un certain nombre de nos commandants sont là et aident à planifier et à concevoir des stratégies opérationnelles. L’Iran apporte aussi son aide au niveau tactique et technique (logistique).
Il y a un autre aspect qui est absolument primordial, frappé d’anathème par la maison des Saoud : «Notre sécurité nationale [en Iran] est inextricablement liée à la sécurité de parties importantes du monde islamique, à la sécurité nationale de la Syrie. C’est la philosophie qui sous-tend notre présence [en Syrie].» La nuance que le Royaume US du baratin est incapable de saisir est que cela n’a rien à voir avec le maintien au pouvoir à perpétuité d’Assad, ce que corroborent d’ailleurs les déclarations officielles des diplomates iraniens.
Salami a également souligné que la Russie est allée en Syrie pour éviter d’avoir à combattre le djihad à la maison (c’est exactement ce que souhaitent les Tchétchènes de EIIS/EIIL/Da’ech). La stratégie de Poutine en Syrie, soit dit en passant, a reçu le soutien sans équivoque du président du parlement iranien, Ali Larijani, qui était un invité de marque lors du sommet de Valdaï la semaine dernière.
Je suis le calife, entendez mon rugissement !
Mis en présence de la stratégie russo-iranienne, que va faire l’Empire du Chaos ?
Il va jeter un peu plus d’huile sur le feu, bien sûr ! Les incapables faisant office de principaux conseillers en sécurité nationale recommandent de déployer des forces spéciales étasuniennes plus proches de EIIS/EIIL/Da’ech en Syrie.
Cette recommandation spéciale est censée aider ce qu’on appelle les Forces démocratiques de Syrie, dirigées par les Kurdes du YPG, à prendre Raqqa. Ce qui ne veut pas nécessairement dire que les forces spéciales étasuniennes combattront aux côtés des 4+1 à la réalisation d’un objectif commun. Après tout, nous sommes déjà embourbés profondément dans un Surréalistan géopolitique, où la Coalition des opportunistes tordus (COT) menée par les USA ignore totalement ce que font les 4+1. Sans parler des dissensions internes, comme Ankara qui ne supporte pas du tout l’insistance des USA à vouloir travailler avec les Kurdes syriens.
En Irak, l’administration Obama et le Pentagone sont pratiquement devenus des objets de moquerie. Les sunnites de la province d’Anbar sont furieux que le plus important système de surveillance par satellite à avoir jamais existé n’arrive pas à détecter les avancées de EIIS/EIIL/Da’ech, de Tikrit à Ramadi et aux alentours.
Pour ajouter une dernière insulte aux injures répétées – comme le centre de renseignements conjoint des 4+1 à Bagdad qui exclut les USA et l’autorisation obtenue par les Russes de bombarder les convois du faux califat traversant la frontière dans le désert syrien – Bagdad et l’UE viennent de convenir de la mise en place d’un autre centre de renseignements pour s’échanger des données concernant EIIS/EIIL/Da’ech. L’administration Obama est absolument terrifiée à l’idée de voir l’UE disposée à soutenir la campagne russe et à considérer la COT pour ce qu’elle est : une farce.
L’avenir immédiat nous réserve d’autres surprises surréalistes dangereuses. Par exemple, l’administration Obama qui aiderait les milices chiites à reprendre Mossoul des mains de EIIS/EIIL/Da’ech en Irak, tout en aidant les Kurdes de Syrie à prendre Raqqa, qui est une ville arabe. Ce serait ouvrir une boîte de Pandore, car les USA se mettraient ainsi à dos tous les sunnites de l’ensemble de la Syrak et EIIS/EIIL/Da’ech en profiterait pleinement.
Au moment d’écrire ces lignes, il n’y a pas d’attaque frontale sur Alep en vue par l’AAS, l’Iran et le Hezbollah, avec le soutien de l’armée de l’air russe. La stratégie des 4+1 sera plutôt d’infliger le plus de dommages possible aux voies d’approvisionnement logistique des groupes salafo-djihadistes, ce qui suppose une tentative de couper le flux d’argent et d’armes qui passe en contrebande par la Turquie.
Mais là encore, que va faire l’Empire du Chaos ?
L’administration Obama combat (plus ou moins) EIIS/EIIL/Da’ech essentiellement en Irak, où Washington a perdu une guerre qui lui a coûté plusieurs milliards de dollars. L’équipe Obama ne s’est jamais souciée de combattre le faux califat en Syrie, puisqu’il préconise la même chose qu’elle, à savoir qu’Assad doit partir.
Le sultan Erdogan – comme la présence d’Ankara à la table de négociation à Vienne le prouve – est toujours autorisé à maintenir une frontière sans foi ni loi, qui profite largement à EIIS/EIIL/Da’ech. Quant à la maison des Saoud, paranoïaque et anti-chiite, elle est aussi à la table de négociation à Vienne et toujours autorisée à faire pleuvoir des tonnes d’armes à un tas de brutes salafo-djihadistes. Voilà ce qui passe pour la politique d’Obama en Syrie. Ce n’est pas pour rien que le rugissement rigolard du calife se fait entendre jusqu’à Vienne !
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).
Traduit par Daniel, édité par jj pour le Saker Francophone.
- Les héritiers du traité de Westphalie, qui a redessiné l’Europe féodale après la Guerre de Trente ans en 1648, ouvrant la voie à la création des états-nations ↩