Par Alexander Mercouris – Le 3 janvier 2015 – Source Russia Insider
La fourniture d’armes par les Occidentaux ne peut changer une situation causée par un commandement médiocre et l’absence d’unité politique.
Une des choses que j’ai apprises lors des combats l’été dernier est que pour bien évaluer une bataille, il est important de ne pas perdre de vue la forêt à cause des arbres.
L’été dernier, beaucoup d’énergie a été perdue en discussions pour savoir si tel ou tel village ou hameau avait été pris par l’armée ukrainienne ou par la milice rebelle, quelle en était la signification en termes stratégiques et ce que cela laissait présager quant à qui allait gagner ou perdre la guerre. En réalité, il est devenu évident, en examinant la carte des opérations pour la période comprise entre la première semaine de juillet à la seconde moitié d’août, que la ligne de front est restée essentiellement stable.
En fin de compte ce qui était important au cours de la bataille n’étaient pas les petits mouvements en avant ou en arrière le long du front, mais l’ampleur calamiteuse des pertes subies par l’armée ukrainienne. Elle avait tout simplement été saignée à blanc, ou tout au moins au point de ne plus avoir la force de résister à l’offensive lancée par la milice lors de la seconde moitié d’août.
La désastreuse ampleur des pertes de l’armée de la junte l’été dernier n’a jamais été reconnue par l’Ouest, mais ça n’a pas été le cas pour l’Ukraine. C’est ce qui explique sûrement, la résistance massive aux derniers ordres de mobilisation de cet hiver.
Il est naturel que des rumeurs de pertes à une si grande échelle se répandent, tout particulièrement dans les petites villes et villages d’où proviennent la plupart des conscrits. Là les nouvelles se propagent rapidement, s’amplifient et s’exacerbent, surtout si les autorités tentent de les étouffer.
Il n’est pas surprenant que beaucoup parmi les appelés sous les drapeaux ne veuillent pas être envoyés à la boucherie au Donbass, et que des villages entiers fuient pour éviter la mobilisation.
Je pense que ce qui est arrivé l’été dernier se répète maintenant.
Selon un rapport [1] basé sur des documents officiels piratés – qui devraient être fiables – l’armée ukrainienne aurait perdu 1 100 hommes au cours des combats des deux dernières semaines. Ce qui est par ailleurs compatible avec les déclarations de la milice concernant les cadavres découverts dans les ruines de l’aéroport de Donetsk.
En reconnaissant que plus de 700 des 1 100 hommes auraient été tués les deux dernières semaines de la bataille pour l’aéroport de Donetsk, cela signifierait que la cadence normale de tués dans l’armée ukrainienne au cours de ce conflit évolue au rythme de centaines par semaine. Même si – comme cela a été le cas depuis la fin des combats pour l’aéroport – l’intensité des affrontements s’amenuise.
C’est une erreur de croire que, dans la guerre, les combats se poursuivent constamment avec la même intensité. Si le chaudron de Debaltsevo s’effondre, le nombre de décès augmentera sensiblement, comme cela a été le cas lors de la bataille pour l’aéroport de Donetsk et les effondrements de chaudrons similaires, tels que ledit chaudron sud ou celui d’Ilovaïsk, l’été dernier. Nous verrons alors le nombre de victimes atteindre le niveau de l’été.
Bien sûr, la milice rebelle aussi subit des pertes. Toutefois, il semblerait que ce soit à un niveau bien moindre que celui de l’armée ukrainienne. Un porte-parole de la milice parle d’un rapport de un à quatre. Si cela est avéré, alors je pense que les événements suivront le même cours que l’été dernier.
Je ne sais pas combien de troupes ukrainiennes sont actuellement déployées dans le Donbass, mais en supposant que les chiffres soient à peu près les mêmes que cet été, le nombre total devrait se situer entre 60 000 et 80 000. Aucune force militaire de cette taille ne peut absorber de telles pertes pendant très longtemps.
Pour avoir une idée, imaginez comment les forces armées ou les populations britanniques ou étasuniennes réagiraient à des pertes de 1 100 tués en seulement deux semaines. Le nombre total de soldats britanniques tués en Afghanistan en plus de dix ans de guerre a été de 453, alors que pour les Étasuniens le nombre s’est élevé à 2 245. En sept ans, le nombre total de soldats britanniques tués en Irak a été de 179, alors que les Étasuniens en ont perdu 4 421. Ces pertes ont été suffisantes pour provoquer la démoralisation parmi les forces armées britanniques et étasuniennes, et suffisantes aussi pour discréditer les politiciens britanniques et étasuniens les plus va-t-en-guerre. Toutes proportions gardées, en termes de victimes, l’Afghanistan et l’Irak ont été des petites guerres pour la Grande-Bretagne et les États-Unis, en comparaison de celle que mène l’Ukraine dans le Donbass.
Cela signifie qu’à cette cadence, sauf intervention directe des Occidentaux pour sauver les Ukrainiens de l’ouest (solution que l’administration étasunienne a maintes fois exclue), nous pouvons anticiper que d’un moment à l’autre l’armée ukrainienne s’effondrera soudainement, comme l’été dernier.
Je ne tenterai pas de prédire le temps que cela prendra. Aussi bien le Saker [le site The Vineyard Saker] que moi-même avons essayé l’été dernier de prévoir, sur la base des renseignements disponibles, le nombre de victimes ukrainiennes. L’effondrement à certainement eu lieu comme nous l’avions prédit, sauf qu’il s’est produit beaucoup plus rapidement que nous nous y attendions.
Tout ce que j’ai entendu dire concernant l’armée ukrainienne suggère qu’elle est plus faible que cet été. Contrairement ce qui s’est passé alors, cet hiver, l’armée ukrainienne s’est avérée incapable de soutenir une offensive pendant une période donnée. Alors qu’en été l’humeur chez les partisans du Maïdan [les manifestants de la place Maïdan à Kiev, NdT] était exaltée dans l’attente de victoires, cet hiver l’ambiance à Kiev semble sombrer de plus en plus dans le pessimisme et la tristesse. Si les pertes augmentent au rythme signalé, cela expliquerait pourquoi. Tout cela peut laisser présager que l’effondrement cet hiver arrivera plus vite qu’il ne l’a fait l’été dernier.
Quant à la milice, il est significatif de noter que ses forces blindées ne semblent pas avoir été impliquées de manière conséquente dans les combats de cet hiver. Ce qui laisse penser qu’elles sont gardées en réserve, comme elles l’ont été l’été dernier, en vue d’exploiter l’effondrement de l’armée ukrainienne quand il se produira, en passant à l’offensive.
Nous avons déjà publié des rapports qui suggèrent que les pertes de l’armée ukrainienne de l’été dernier étaient bien plus importantes que le gouvernement ukrainien ne l’a admis. Je me souviens comment ces rapports ont provoqué un tollé. Toutefois, si l’armée ukrainienne avait en effet subi des pertes de 1 100 hommes tués en seulement deux semaines cet hiver, et compte tenu de l’ampleur de l’effondrement de l’été dernier, l’estimation de 8 000 à 12 000 tués dans les combats de l’été dernier ne semble pas excessive ou déraisonnable.
Des pertes de cette ampleur ne sont pas seulement ou principalement un désastre militaire. Beaucoup plus importante encore est la catastrophe humanitaire, qui vient s’ajouter à la catastrophe humanitaire encore plus grande qu’est la guerre dans le Donbass.
Cette situation appelle de toute urgence à mettre fin à cette guerre. L’échec du processus de Minsk (prédit par tous les observateurs objectifs du conflit ukrainien) montre que cela ne pourra se produire que si l’armée ukrainienne se retire entièrement des régions de Donetsk et de Lougansk. Le gouvernement ukrainien devrait ensuite faire ce à quoi il s’était engagé les 21 février 2014, 17 avril 2014 et 5 septembre 2014: négocier sérieusement sur les réformes constitutionnelles avec ses adversaires, sans conditions préalables ni tentatives de préordonner les résultats.
J’avais évoqué précédemment le fait qu’il n’y avait pas la moindre chance que, de son propre gré, le gouvernement ukrainien accepte ces conditions. La seule éventualité qui pourrait l’obliger à le faire serait une pression occidentale concertée pour la recherche de la paix par l’acceptation d’un cessez-le-feu véritable et des négociations constitutionnelles. Mais de cela, il n’y a aucun signe. Au contraire, le gouvernement ukrainien est loin d’être mis sous pression par l’Occident pour qu’il négocie. Nous entendons plutôt des appels de plus en plus pressants de la part de ses soutiens occidentaux pour que des armes lui soient envoyées. Les dernières informations indiquent que le gouvernement étasunien serait sur le point de répondre affirmativement à ces appels.
Le seul effet de ces appels, ou même si des armes occidentales lui étaient fournies, serait de pousser le gouvernement ukrainien à continuer la guerre indépendamment du nombre de tués – pourtant le FMI l’a mis en garde contre la guerre – rendant alors sa situation économique insoutenable.
Augmenter la fourniture d’armes occidentales ne peut pas changer la situation ou le résultat militaires en Ukraine. Comme je l’ai déjà écrit en octobre, le problème de l’armée ukrainienne n’est pas le manque d’armes, mais le manque de direction dans une situation où les populations locales soutiennent la milice et s’opposent au nouveau gouvernement issu de Maïdan.
L’armée ukrainienne n’a pas réussi à gagner la guerre ente avril et juillet, lorsque sa marge de supériorité sur les milices en armes était écrasante. Cette marge est perdue à jamais. Les fournitures d’armes occidentales ne pourront pas lui faire retrouver son ancienne supériorité.
Ces fournitures ne feront pas parvenir à la victoire l’Ukraine, comme l’espèrent les champions occidentaux, ni ne dissuadera de l’agression russe, comme ils le prétendent. Ces champions occidentaux, avec leurs appels à fournir de telles armes, ne feront que prolonger la guerre, envoyant davantage d’Ukrainiens à une mort inutile. En faisant de tels appels ils n’aident pas à sauver l’Ukraine. Ils se font complices de la boucherie.
Alexander Mercouris
Traduit par Alex, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone
[1]. Blitzkrieg turned mayhem: Hacktivists claim they reveal Ukrainian troops’ annihilation.