Par Batiushka − Le 18 septembre 2023 − Source Global South
Introduction
Deux choses sont immuables en ce monde : la nature humaine, avec ses vertus et ses vices, et la géographie, avec ses terres et ses eaux. C’est pourquoi l’histoire se répète plus ou moins ou, comme certains le disent, se répercute à travers les âges. Il n’y a pas d’exemple plus clair que les événements actuels en Ukraine et leur toile de fond, la géopolitique du « cœur » de l’Eurasie, autour duquel tourne tout le reste de la planète, comme le proclamait Mackinder il y a plus d’un siècle. Au centre de ce « heartland » se trouve le seul pays eurasiatique qui s’étend d’est en ouest et qui est aussi le plus grand du monde : la Fédération de Russie.
Deux fenêtres
Après s’être étendue de la Baltique au Pacifique, la Russie du tsar Pierre Ier (1672-1725) a ouvert vers 1700 une fenêtre sur l’Europe occidentale. Voyant la technologie plus avancée de l’Occident, notamment en matière militaire et navale, le tsar comprend qu’il est nécessaire pour la Russie de rattraper son retard pour se défendre, mais c’est aussi le principe de l’unité qui préside à son action. Quiconque regarde la carte voit immédiatement que la masse continentale eurasienne entre l’océan Pacifique à l’est, l’océan Atlantique à l’ouest et l’océan Indien au sud est géographiquement unique. C’est « l’île monde ».
Au cours des deux siècles qui ont suivi 1700, il est devenu évident que la Russie devait effectivement se défendre, car l’Europe occidentale s’est montrée encore plus agressive qu’avant Pierre Ier. À l’époque, la Russie avait déjà été envahie par les chevaliers teutoniques soutenus par la papauté et par les Polonais (avec les Lituaniens). Sous Pierre Ier, la Russie avait déjà été envahie par la Suède lors de la Grande Guerre du Nord, puis par une coalition de nations européennes organisée par Napoléon en 1812, puis par les Français, les Britanniques et les Ottomans en 1854.
Après avoir progressivement établi la stabilité après 1856 dans sa fenêtre sur l’ouest de l’Europe, c’est sous le tsar Nicolas II (1868-1918) que la Russie a ouvert une fenêtre sur l’est de l’Asie. La réalisation la plus visible de cette ouverture est le plus long chemin de fer du monde, le Transsibérien, construit entre 1891 et 1904. C’est le tsar Nicolas qui a ouvert la Sibérie à la colonisation et des millions de Russes s’y sont installés sous son règne, alors que la population de son empire montait en flèche. L’influence russe s’étend également à la Chine (c’est l’époque de l’insurrection anti-occidentale des Boxers), à la Mandchourie et à la péninsule coréenne, très convoitée par le Japon. Cette expansion a été stoppée très brutalement lorsque l’Occident a financé et armé son mandataire, le Japon, jusqu’aux dents. En février 1904, le Japon a perfidement attaqué la flotte russe dans son port sans avoir déclaré la guerre, comme il l’a fait plus tard en décembre 1941 à Pearl Harbour.
Au cours de ce conflit de dix-huit mois, les Japonais, armés des derniers « dreadnoughts« construits en Europe occidentale, qui craignaient le potentiel russe, ont battu la marine russe, désespérément arriérée, mais n’ont obtenu que peu de résultats dans leur guerre terrestre. Les deux pays ont conclus une paix sous l’égide des Américains, dans des conditions très défavorables au Japon, qui a été saigné à blanc, tant physiquement que financièrement. Cependant, l’Empire russe a également été confronté à de graves dissensions internes, fomentées par les intrigues des pays d’Europe occidentale, qui ont envoiyé de la propagande et des armes aux révolutionnaires soutenus par l’Occident, principalement par l’intermédiaire de la Finlande.
La tragédie du XXe siècle
La fenêtre russe sur l’Asie, avec la Chine, le Japon et la Corée, s’est refermée. En moins d’une décennie, une nouvelle attaque occidentale se produit, cette fois depuis l’ouest, avec l’invasion allemande, austro-hongroise et ottomane de l’Empire russe en 1914. Puis, alors que la Russie était sur le point de remporter la victoire, le tsar a été renversé à Saint-Pétersbourg en 1917, sous l’égide des Britanniques. Les Britanniques ont même envoyé le génie militaire Trotski du Canada pour soutenir l’idéologue marxiste incompétent Lénine, lui-même envoyé par l’Allemagne pour saboter l’effort de guerre russe. En 1918, le tsar et sa famille sont assassinés sur ordre de New York, comme l’a souligné l’historien russe contemporain Piotr Multatuli 1 il y a plus de dix ans.
À partir de ce moment, l’Empire russe, alors rebaptisé URSS, fût confronté à une lutte existentielle pour sa survie. En 1941, une coalition de pays sous l’égide de l’Allemagne nazie, entièrement approuvée et financée par Londres et New York, a attaqué l’URSS. Sortie victorieuse après des pertes et des effusions de sang inouïes, l’URSS a créé une zone tampon en Europe de l’Est, afin de ne plus être attaquée par l’Ouest. Cependant, 45 ans plus tard, cette zone tampon s’est effondrée. La réaction soviétique à une nouvelle invasion occidentale avait rendu l’URSS, et en particulier la Russie, extrêmement impopulaire auprès de nombreux Européens de l’Est, qui se considéraient comme gouvernés par des régimes tyranniques et fantoches pro-soviétiques.
Comme nous le savons, l’URSS s’est effondrée en 1991 et, pendant près de dix ans, la Russie est devenue la proie de l’impitoyable dépouillement des ses actifs par le capitalisme occidental, par l’intermédiaire de ses oligarques fantoches. Avec ses peuples humiliés en proie au désespoir, cela a conduit à une pauvreté de masse, à l’émigration, à l’alcoolisme, au suicide et à une crise démographique. L’hostilité destructrice de l’Occident a ainsi fermé la fenêtre russe sur l’Occident et forcé la Russie à se tourner vers l’Est, pour rouvrir la fenêtre du tsar Nicolas II sur l’Asie. Ce n’est donc qu’au cours des vingt dernières années, avec la montée des forces nationalistes russes, que la Russie a pu se protéger de l’Occident, comme en ce moment en Ukraine, et qu’elle s’est à nouveau tournée vers l’Asie.
Bien que le Japon occupé par les États-Unis ait été contraint de rejeter les ouvertures de la Russie, la Chine, l’Inde et maintenant la Corée du Nord les ont accueillies favorablement. La Corée a été la grande perdante de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Coréens ont été brutalement exploités par l’impérialisme japonais. Peu après, la Corée a de nouveau été ravagée, cette fois par l’impérialisme des États-Unis et de leurs alliés de 1950 à 1953, faisant 2,5 millions de morts parmi les Coréens et divisant le pays dans un « conflit gelé » parce que les États-Unis n’étaient pas en mesure de gagner leur guerre. Aujourd’hui, en raison de l’hostilité raciste et de l’agression militaire de l’Occident, la Russie a été projetée vers l’est, précisément vers l’Inde, la Chine et la Corée du Nord. En fait, nous sommes revenus au grand programme asiatique du tsar Nicolas II, mais cette fois-ci, l’Asie qui l’intéressait comprend une Inde/Bharat libre, une Chine économiquement et politiquement très forte et une Corée du Nord militairement très forte.
L’unité fondamentale de l’Eurasie
Comme nous l’avons dit au début, l’Eurasie est géographiquement unie. En effet, ses liens avec l’Afrique sont tels que l’on peut même parler d’unité de l’Afro-Eurasie. En dehors du centre, il y a les aberrations, les grandes îles d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud et d’Australie, ainsi que toutes leurs petites îles, la Nouvelle-Zélande, la Polynésie, les Caraïbes, etc. Elles se situent toutes en dehors de l’unité géographique centrale de l’Afro-Eurasie. Cependant, une telle unité centrale ne peut exister avec la multipolarité.
En d’autres termes, l’unité ne peut exister que si elle tient compte de la diversité. Telle est la signification de la multipolarité. En effet, l’Eurasie, et plus précisément l’Asie, présente une grande diversité de races, de cultures et de croyances. Par exemple, elle est la source de croyances aussi diverses que le christianisme, l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme, le confucianisme et des croyances plus modestes comme le shintoïsme, le sikhisme et le judaïsme. Aucune de ces religions n’est venue d’un autre continent que l’Asie.
Pendant soixante-dix ans, l’Occident a considéré la Corée du Nord comme un « État paria », mais uniquement parce qu’elle a dû se défendre, par l’intermédiaire d’un gouvernement très autoritaire, contre la menace militaire, et plus particulièrement nucléaire, des États-Unis. Sa tyrannie était une question de survie. Tout comme le Viêt Nam a été réunifié une fois que les États-Unis ont été chassés, la Corée sera elle aussi réunifiée. Les deux moitiés, Nord et Sud, ont besoin l’une de l’autre. Et franchement, toutes les autres parties de l’Eurasie, ses péninsules et ses îles, seront également réunies à l’Eurasie. Il s’agit du Taïwan chinois artificiellement séparé, de l’Israël américain et de la péninsule « européenne » contrôlée par les États-Unis, composée de « l’UE » et de ses pays associés.
Cela inclut également les deux archipels offshore surpeuplés, qui se reflètent l’un l’autre, à l’est et à l’ouest. Il s’agit du Japon et des îles britanniques et de l’Irlande, dont les peuples insulaires sont réservés (et conduisent également à gauche). Pour l’instant, les dirigeants du Japon occupé par les États-Unis n’ont pas encore signé de traité de paix avec la Russie et ses relations avec la Corée du Nord et la Chine sont très mauvaises. Quant à la Grande-Bretagne occupée par les États-Unis, ses dirigeants n’ont pas encore fait preuve d’un quelconque sens de l’identité et d’une colonne vertébrale. Une fois libérés de leur tutelle sur les États-Unis, ils pourront eux aussi mettre fin à leur isolationnisme agressif et revenir à des relations de bon voisinage, en tant que parties intégrantes, bien qu’extraterritoriales, de la masse continentale eurasienne.
Conclusion
La montée de la multipolarité, telle qu’elle se manifeste dans l’Union économique eurasienne, l’Organisation de coopération de Shanghai, les BRICS et maintenant les BRICS +, qui incluent l’Éthiopie, avec laquelle la Russie du tsar Nicolas II était liée, est le signe que l’Eurasie et l’Afro-Eurasie ont compris qu’elles devaient travailler ensemble. C’est l’ancienne vision du Grand Programme asiatique du Tsar Nicolas II, contrariée par l’impérialisme occidental il y a cinq générations, mais ravivée par la Fédération de Russie aujourd’hui. Il est vrai que l’Occident, qui n’est plus dirigé par la Grande-Bretagne, très affaiblie, mais par les États-Unis, eux aussi très affaiblis, tente toujours de contrecarrer cette coopération. Mais l’Occident a déjà perdu contre le Reste du Monde, comme le montre chaque jour la déroute des forces supplétives de Kiev en Ukraine.
Batiushka
Recteur orthodoxe russe d’une très grande paroisse en Europe, il a servi dans de nombreux pays d’Europe occidentale et j’ai vécu en Russie et en Ukraine. Il a également travaillé comme conférencier en histoire et en politique russes et européennes.
Traduit par Hervé pour le Saker Francophone
Notes
- https://www.themoscowtimes.com/2012/07/25/order-to-kill-tsars-family-came-from-us-scholar-says-a16523 – Multatuli cite des conversations secrètes entre le chef du Comité exécutif central bolchevique et l’un des bourreaux pour prouver qu’une organisation financière et industrielle américaine a informé les responsables russes de « la nécessité de tuer toute la famille ».
« L’ordre a été envoyé à Moscou par l’intermédiaire d’une organisation américaine stationnée à Vologda, a déclaré Multatuli, ajoutant que ses membres considéraient la destruction complète de la Russie tsariste comme essentielle à la réalisation de leurs plans visant à façonner un monde unipolaire avec les États-Unis comme seule puissance ». ↩