Les conditions qui ont donné naissance à l’âge d’or qui a créé la « génération confortable » ne sont plus réunies.
Par Alastair Crooke – Le 19 juin 2023 – Source Strategic Culture
La tragédie qui frappe l’Occident aujourd’hui consiste, d’une part, en l’impossibilité pure et simple pour lui de continuer à faire ce qu’il a fait – qui n’a d’égale que son impossibilité à faire autre chose.
Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que les conditions qui ont donné naissance à l’âge d’or qui a créé la « génération confortable » ne sont plus réunies : des crédits à taux zéro, une inflation nulle, des médias de connivence et une énergie bon marché qui « subventionnent » une base manufacturière de plus en plus réduite et sclérosée (du moins en Europe).
Ces décennies ont été l’éphémère « moment au soleil » de l’Occident. Mais ce moment est révolu. La « périphérie » peut se débrouiller seule, merci ! Elle s’en sort bien – plutôt mieux, en fait, que le centre impérial ces jours-ci.
Le paradoxe le plus profond est que tous les choix faciles sont derrière nous. Et les vents contraires de la dette, de l’inflation et de la récession nous frappent maintenant de plein fouet. L’effritement du système est déjà présent sous la forme d’une faiblesse gouvernementale et institutionnelle : le « système » n’a pas eu la volonté de prendre des décisions difficiles lorsqu’il le pouvait. À l’époque, les choix les plus faciles étaient encore possibles, et c’est évidemment la voie la plus facile qui a été choisie.
Les élites avaient absorbé l’égocentrisme et l’esprit d’enfant gâté de la génération du « moi ». La Classe permanente s’est laissée aller, abandonnant toute préoccupation pour ses « sous-fifres » profondément méprisés. Elle a provoqué la crise actuelle. Elle a effacé deux cents ans de responsabilité financière en l’espace d’une vingtaine d’années.
Mais la situation est ce qu’elle est, on en est là. Et même si l’on comprend de mieux en mieux que l’Occident ne peut pas continuer à faire comme si tout allait bien, même si les dirigeants essaient de continuer à imprimer de l’argent, à renflouer les caisses et à laver leurs erreurs dans les médias, ils sentent la crise, le « tournant » qui s’annonce.
En clair, c’est ce qui constitue le paradoxe : il est déjà évident que continuer à faire ce que les élites occidentales font en Ukraine relève de la folie (continuer à répéter la même chose, avec la seule conviction que « la prochaine fois » , le résultat sera différent). La question qui se pose est celle de l’impossibilité de « faire autre chose » .
Le Washington Post émet des doutes :
Alors que l’Ukraine lance sa contre-offensive tant attendue contre les occupants russes, Kiev et ses soutiens espèrent une reprise rapide de territoires stratégiquement importants. Si ce n’est pas le cas, les États-Unis et leurs alliés seront confrontés à des questions embarrassantes auxquelles ils ne sont pas encore prêts à répondre.
Alors qu’il se dirige vers la campagne de réélection de l’année prochaine, Joe Biden a besoin d’une victoire majeure sur le champ de bataille pour montrer que son soutien inconditionnel à l’Ukraine a rehaussé le leadership mondial des États-Unis, revigoré une politique étrangère forte avec un soutien bipartisan et démontré l’utilisation prudente de la force militaire américaine à l’étranger.
L’impossibilité de « faire autre chose » que de poursuivre le conflit sera vigoureusement mise en avant : Biden en a besoin (on n’est pas allé assez loin avec les armes fournies à l’Ukraine…) et, en outre, six « Swing States » géopolitiques (le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, l’Arabie saoudite, l’Afrique du Sud et la Turquie) risquent de s’aligner sur l’axe Russie-Chine, à moins que Poutine ne soit considéré comme humilié :
Nous devons agir pour empêcher un affaiblissement significatif de la position des États-Unis dans l’équilibre des forces mondiales. Avec le refus des Swing States de s’aligner derrière les États-Unis sur la guerre Russie-Ukraine ou la concurrence avec la Chine, beaucoup de ces pays clés sont déjà en train de s’éloigner. La menace d’une cooptation sino-russe d’un BRICS élargi – et à travers lui, du sud global – est réelle, et il faut y faire face.
En d’autres termes : les États-Unis doivent persister en Ukraine. Pourquoi ? Pour sauver l’ordre fondé sur des règles, aujourd’hui menacé.
L’impossibilité de faire autrement (que de poursuivre l’escalade dans l’espoir d’au moins « geler » le conflit, option par défaut longtemps privilégiée par les États-Unis) sera présentée comme impérieuse. En d’autres termes, l’État permanent n’a pas le courage de prendre des décisions difficiles, de dire à Moscou : « Laissons cet épisode malheureux (l’Ukraine) derrière nous. Sortez ces projets de traités que vous avez rédigés en décembre 2021, et voyons comment nous pouvons travailler ensemble pour redonner un peu de fonctionnalité à l’Europe » .
Et bien sûr, l’« impossibilité de faire autre chose » s’applique à merveille au système économique occidental. Les contradictions structurelles font qu’il est impossible de faire autre chose que des renflouements et de dépenser plus que ce que l’on gagne. Cela est culturellement ancré dans l’égocentrisme et l’esprit d’enfant gâté de la génération du « confort » , qui constitue l’élite occidentale. Il s’agit d’un échec culturel, d’un manque de courage pour faire face à des choix difficiles avec intégrité.
Tel est le paradoxe occidental. Une tragédie grecque est une tragédie dans laquelle la crise – au cœur de toute « tragédie » – ne survient pas par pure malchance, ce n’est pas une crise pour laquelle personne n’est vraiment à blâmer ou qu’on n’aurait pu prévoir. Selon le sens grec, la tragédie est le lieu où quelque chose se produit, parce que cela doit se produire, en raison de la nature des participants, parce que les acteurs impliqués font en sorte que cela se produise. Et ils n’ont pas d’autre choix que de faire en sorte que cela se produise, parce que c’est leur nature.
Telle est l’implication profonde qui découle du dilemme tragique d’aujourd’hui, qui pourrait bien déboucher sur un déroulement complet de la tragédie dans ce que l’on pourrait définir à juste titre comme une « guerre par choix » occidentale.
Que s’est-il passé ? La nature des élites a changé. La suffisance et l’autosatisfaction ont remplacé l’intégrité et la capacité à regarder la vérité en face. Où sont ceux qui ont de l’envergure ? Au lieu de cela, nous avons une élite qui pense qu’il n’y avait « aucun risque » : aucun État, aucune personne ou institution ne pouvait résister à la puissance financière combinée de l’Occident.
Cependant, le contrecoup a commencé. La colère monte à mesure que le débat public s’éternise sur « l’absurde » (« Qu’est-ce qu’une femme ? »), tandis que tout le monde renonce à résoudre les problèmes les plus profonds.
Dans l’ouvrage de Neil Howe et William Strauss, Le quatrième tournant : Ce que les cycles de l’histoire nous enseignent sur l’avenir de notre société, les co-auteurs « rejettent le postulat profond des historiens occidentaux modernes selon lequel le temps social est soit linéaire (progrès ou déclin continu), soit chaotique (trop complexe pour révéler une quelconque direction). Au lieu de cela, nous adoptons la vision de presque toutes les sociétés traditionnelles : le temps social est un cycle récurrent » .
Le quatrième tournant indique que la crise arrive. C’est à ce moment-là, écrivent les auteurs, que la vie institutionnelle est reconstruite de fond en comble, toujours en réponse à une menace perçue pour la survie même de la nation. « Les gens et les groupes commencent à s’impliquer comme participants au sein d’une communauté plus large » .
Cela pourrait représenter le redécoupage politique vertigineux en cours – la disparition de toutes les catégories traditionnelles pour ne laisser dans son sillage que deux camps : non pas la gauche et la droite, mais l’initié et l’outsider.
Mais Malcom Kyeyune met en garde :
L’élite dirigeante est de plus en plus en colère et amère parce que les dirigés ne l’écoutent plus ; les dirigés, pour leur part, sont amers que le système n’agisse manifestement pas dans leur intérêt, et qu’il ne prétende même plus le faire. Nous pourrions en fait nous réveiller un jour en découvrant que ni les hommes politiques ni les électeurs ne pensent que la « démocratie » les aide encore beaucoup.
Ces propos reflètent parfaitement le sentiment que la survie de la civilisation occidentale est en jeu. Le processus est susceptible de remodeler la politique occidentale le long d’une nouvelle ligne de fracture, qui trouve son expression dans la confrontation entre ceux qui souhaitent un bouleversement « vert » de la société humaine, un monde « trans » pour les enfants, une immigration facile, une réorganisation radicale du pouvoir entre les groupes « identitaires » de la société, un changement de la nature même de la culture occidentale – et ceux qui sont viscéralement opposés à tout ce qui précède.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone