Au début des années 1970, trois intellectuels palestiniens – Ghassan Kanafani, Majed Abu Sharar et Kamal Nasser – ont créé ensemble le Bureau d’information de l’Organisation de libération de la Palestine.
Par As’ad AbuKhalil – le 20 juillet 2017 – Source Chronique de Palestine
Les terroristes israéliens les ont tué tous les trois, en moins de dix ans : Kanafani en 1972, Nasser en 1973 et Abu Sharar en 1981.
Le mouvement sioniste ne s’est jamais donné la peine de faire la distinction, dans ses campagnes d’assassinat, entre civils et militaires ; en fait, à maintes reprises, le gouvernement israélien (tout comme le mouvement sioniste avant la fondation de l’État d’occupation) a ciblé les civils pour terroriser les populations. Tout porte à croire qu’Israël a volontairement tué Kanafani pour le faire taire. Mais le plan n’a pas fonctionné comme prévu.
Cela fait, ce mois-ci, quarante-cinq ans que Kanafani a été assassiné, et il est toujours là.
Il est omniprésent sur les médias sociaux arabes, même chez les jeunes générations qui ne sont pas habituées à ouvrir des livres. Il est devenu une icône pour d’innombrables Arabes, et les citations de ses articles remplissent les médias sociaux. Ses dessins et ses affiches circulent partout. Ils symbolisent la révolution, la Palestine et d’autres choses encore.
La publication, en 1992, de ses lettres d’amour à l’écrivaine syrienne Ghada Samman (qui n’avait jamais publié aucune de ses lettres à Kanafani) a donné une nouvelle image de Kanafani. Ces lettres d’amour sont citées largement par les femmes arabes sur les médias sociaux, et sa passion romantique pour Samman est devenue le thème de légendes d’amour, dans la tradition de Romeo et Juliette – ou de Qays et Layla pour les Arabes.
Je n’ai jamais connu Ghassan Kanafani : il a été assassiné quand je n’avais que 12 ans. Mais, je dois en avoir entendu parler tout petit, car j’ai l’impression de l’avoir toujours connu. Mon oncle, Naji AbuKhalil, a travaillé avec Kanafani à Al-Hurriya, la revue du Mouvement nationaliste arabe. La revue était le quartier général des intellectuels d’avant-garde qui rédigeaient des articles sur les arts, la littérature et la politique. Ce sont eux qui ont fait découvrir aux lecteurs arabes les écrivains de la gauche française et qui ont abordé la cause palestinienne dans un langage marxiste qui contrastait nettement avec le langage usé et stéréotypé des marxistes arabes orthodoxes qui ne se sont jamais remis de leur adhésion servile au soutien soviétique du plan de partition des Nations Unies pour la Palestine de 1947.
Il voulait libérer la Palestine
Je me souviens de l’affection avec laquelle mon oncle parlait de Kanafani, et je me souviens aussi que son histoire d’amour à sens unique avec Samman embarrassait ses amis. Kanafani était très populaire auprès des hommes et des femmes, mais il faisait une fixation sur Samman. Ses amis l’ont exhorté en vain à se libérer de cette obsession. Samman occupait le cœur de Kanafani, mais pas son esprit, qui était concentré sur la libération de la Palestine. Kanafani était aussi vu comme quelqu’un de vulnérable : il souffrait de diabète et devait s’injecter une dose quotidienne d’insuline. Parfois, il s’évanouissait, et il fallait lui faire manger des bonbons.
Kanafani était connu de la Café society 1 du Liban et il avait le sens de l’humour. Mon oncle et lui ont un jour décidé de jouer un tour au nouveau « mouvement de vers libres », parrainé par des Libanais de droite associés à la revue Shi’r (Poésie). Avec des amis (si je me souviens bien), Kanafani et mon oncle ont mis bout à bout quelques phrases et les ont envoyées à la revue. Le poème a évidemment été publié avec les compliments de la revue à ce nouveau talent (les plaisantins avaient évidemment utilisé un pseudonyme).
Mais pour nous, Kanafani était aussi un journaliste et chroniqueur libanais prolifique. Il jouait un rôle essentiel dans la vie des plus importantes publications de l’époque, depuis le supplément du Filastin (Palestine) jusqu’au très populaire journal al-Muharrir (al-Muharrir était un journal nationaliste arabe qui était le pendant de gauche d’An-Nahar qui reflétait les positions des États-Unis et des États du Golfe). Al-Muharrir avait pour objectif d’éclairer les jeunes Libanais sur la vanité des différents mythes nationalistes libanais et aussi de les encourager à embrasser de tout leur cœur la cause palestinienne.
Kanafani a également publié dans le magazine Al-Hawadeth, et aussi dans le journal Al Anwar sous le pseudonyme de Faris Faris. C’est Kanafani qui a démarré le supplément culturel hebdomadaire d’Al Anwar. Il a également écrit pour al-Hawadeth en utilisant le pseudo de Rabie Matar. Mais malgré son succès dans les médias libanais, il a cessé d’y publier après 1967.
Suite à la défaite de la guerre de 1967, les diverses branches du Mouvement nationaliste arabe se sont transformées en organisations marxistes-léninistes nationales. La branche palestinienne est devenue le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) à la fin de 1967. Peu de gens savent que ce n’est pas lui qui a eu l’idée de la revue qui a fait de lui un symbole. Et encore moins de gens savent que celui qui a lancé le magazine Al-Hadaf, l’organe de presse du FPLP, n’était autre que Wadie Haddad.
Haddad avait un excellent sens de la communication et il savait que l’information faisait partie de la lutte de la Palestine. De plus, il n’appréciait pas que la plupart des intellectuels de gauche du Mouvement nationaliste arabe gravitent autour de Nayef Hawatmeh, l’ennemi juré de George Habache, son meilleur ami. En 1969, Haddad a financé le projet et chargé Kanafani de le mettre en œuvre.
L’empreinte de Kanafani
Al-Hadaf était un magazine unique en son genre. Il a laissé une empreinte indélébile sur les médias révolutionnaires du monde entier. Depuis les bureaux d’Al-Hadaf sur la Corniche al-Mazraa de Beyrouth, Kanafani a créé et édité quelques-unes des affiches les plus spectaculaires de la révolution palestinienne.
Il a rendu les idées révolutionnaires marxistes arabes cool et tendance, contrairement aux ennuyeuses publications du Parti communiste libanais. Il a associé l’art à la littérature et à l’information, avec en ligne de mire la libération de la Palestine. Le magazine était également soucieux de transparence : il a publié toutes les contributions financières qu’il a reçues du monde entier. Cela allait des mandats envoyés par des étudiants arabes vivant dans des pays occidentaux (avant que ce ne soit considéré comme un acte terroriste et interdit) jusqu’aux dons en nature des pauvres résidents des camps de réfugiés palestiniens.
Kanafani et sa revue ont été les premiers à faire connaître les poètes arabes (en particulier Mahmoud Darwich, Samih al-Qasim et Tawfiq Zayyad) à un plus large public arabe. Il a combattu le préjugé ridicule consistant à regarder avec suspicion les Arabes restés sous la domination de l’État d’occupation israélien.
Al-Hadaf était la bannière du FPLP, et les gens venaient du monde entier pour voir Kanafani et rejoindre l’organisation. La politique de la porte ouverte de Kanafani l’a fragilisé car elle permettait aux nombreux agents des services secrets ennemis de l’approcher facilement. Dans les semaines qui ont précédé son assassinat, les salariés d’Al-Hadaf ont remarqué que davantage de femmes occidentales rendaient visite à Al-Hadaf, en se faisant passer pour des journalistes.
Kanafani ne se lassait jamais de parler de la cause palestinienne à ceux qui le lui demandaient. Son anglais n’était pas très bon, mais il réussissait à s’exprimer clairement et fermement, dans cette interview, par exemple, Kanafani est très incisif et il résiste point par point au journaliste qui défend le point de vue habituel des Occidentaux.
Des extrémistes dogmatiques se moquaient de Kanafani parce qu’il passait du temps avec les journalistes occidentaux, et il rétorquait toujours qu’il n’était pas question pour lui de rentrer dans une logique de surenchère ou de rivalité avec ceux qui ne comprenaient pas son travail pour la cause palestinienne. Il expliquait qu’il avait renoncé à un emploi sûr à Al Anwar, et à un salaire de 2 000 livres libanaises, pour travailler pour le FPLP qui le payait 700 livres (sans compter qu’Al Anwar lui garantissait aussi un mois salaire supplémentaire en plus de divers avantages).
Habache et Haddad admiraient tous les deux Kanafani. Haddad le consultait sur la situation internationale avant de planifier ou d’exécuter une opération. Kanafani informait les deux hommes des derniers débats en Occident sur la cause palestinienne. Habache le considérait comme son ami le plus proche et, à sa mort, il a dit : « J’ai perdu ma meilleure moitié ». Selon ses amis, Habache n’a plus jamais été le même après l’assassinat de Kanafani. Lorsque le FPLP a tenu son Troisième Congrès national en 1972, Habache avait chargé Kanafani d’écrire le célèbre rapport politique appelé « Les missions de la nouvelle étape ».
Le calcul d’Israël
Il était clair que les Israéliens connaissaient la valeur de Kanafani et son dévouement à la Cause palestinienne, même s’il n’a jamais joué de rôle militaire dans l’organisation. Israël préfère des gens comme Mahmoud Abbas, Muhammad Dahlan, Yasser Abed Rabbo et Jibril Rajoub. Ces personnes ne font que nuire à la révolution palestinienne alors que Kanafani a servi la cause chaque minute de sa vie.
Des rapports américains déclassifiés montrent leur vif intérêt pour Ghassan Kanafani. Les Américains et les Israéliens étaient contrariés du rôle médiatique de Kanafani, et certains documents américains faisaient des références spécifiques aux conférences de presse qu’il tenait. Quelques semaines avant son assassinat, Kanafani a été agressé par des voyous à Beyrouth occidental. An-Nahar a publié un article qui tournait en dérision le récit de Kanafani de son agression. Mais lorsque Wadie Haddad en a entendu parler, il a eu peur. Ses amis lui disaient : « Si c’était le Mossad, ils l’auraient tué tout de suite ». Haddad leur répondait : « Pas nécessairement ! » Pas nécessairement. Haddad avait vu juste.
On ne sait pas si cet incident avait quelque chose à voir avec l’assassinat qui a eu lieu quelques semaines plus tard. Kanafani n’a jamais pris de précautions pour sa sécurité. Il avait une vie régulière et on savait où il allait : à Al-Hadaf et dans les différents cafés fréquentés par les journalistes de l’époque. Il passait ses dimanches en famille. Ses ennemis n’avaient aucun mal à le suivre, surtout qu’il vivait (bizarrement) dans l’est de Beyrouth, un bastion des partis libanais de droite anti-palestiniens.
Israël n’a jamais été obligé de rendre des comptes pour avoir assassiné ce grand homme qui était tout à la fois artiste, poète, calligraphe et journaliste. Israël (pas plus que le mouvement sioniste avant lui) n’a jamais été obligé de rendre des comptes sur sa propension à cibler les civils arabes. Les Occidentaux ont justifié l’assassinat de Kanafani par les Israéliens en disant : « Mais Kanafani était membre du politburo du FPLP au moment de sa mort. » La vérité – très peu connue – est que Kanafani a été nommé membre du politburo à titre posthume. Quand il était en vie, Kanafani n’avait pas assez de patience pour consacrer son temps à de longues et ennuyeuses réunions comme les membres d’une organisation doivent le faire.
On peut dire, sans exagérer, que Kanafani connait une sorte de deuxième vie. Il est redécouvert par une nouvelle génération d’Arabes. Divers sites Web lui sont dédiés et ses livres sont publiés (et piratés) dans diverses éditions. Qui aurait cru qu’un homme, qui n’avait que 36 ans quand il a été assassiné, aurait une influence aussi grande et aussi longue ? Encore une autre erreur de calcul des Sionistes !
Asadad AbuKhalil est professeur de science politique à l’Université d’État de Californie, Stanislaus
Traduction : Dominique Muselet
Note
- La Café society, un milieu cosmopolite apparu au lendemain de la Première Guerre mondiale, ancêtre de la jet set ↩