La Russie sur le long et difficile chemin vers sa vraie identité civilisationnelle


Saker US

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Par le Saker – Le 28 avril 2017 – Source The Saker

À l’heure qu’il est, vous devez l’avoir entendu : Poutine « persécute les Témoins de Jéhovah » en Russie. Hélas, celle-là est vraie. Bon, ce n’est peut-être pas aussi terrible que les siomédias le laissent entendre, mais c’est quand même une mauvaise politique, fondamentalement erronée.

Pourquoi le gouvernement russe a-t-il pris une décision aussi brutale ?

Le ministère russe de la Justice a interdit les Témoins de Jéhovah en tant qu’organisation, au motif qu’ils étaient « une secte totalitaire d’orientation anti-chrétienne, dont les enseignements contiennent des orientations et des pratiques susceptibles de nuire à la personnalité et à la santé de leurs adeptes, de leurs familles, ainsi qu’à la spiritualité nationale traditionnelle et à l’intérêt public » (source). Une autre source rapporte que « la Cour suprême de Russie a déclaré que l’église des Témoins de Jéhovah a systématiquement et par sa gouvernance centrale, contrevenu aux droits de l’homme et foulé aux pieds les libertés de ceux qui appartiennent à leur confession. La secte interdit de restreindre les familles, interdit de nombreux types d’éducation et limite les traitements médicaux ». Le même auteur conclut ensuite que « donc, en principe, il s’agit de protéger les droits et les libertés des Russes et, d’autre part, de violer les lois régissant les activités des églises. Les Témoins de Jéhovah ont reçu des avertissements et des avis leur demandant de se réformer, mais sans résultat. Par conséquent, faire comme font les Romains ou quitter Rome ».

Est-ce que vous comprenez ?

Pour moi, cela n’a aucun sens.

Tout d’abord, si les Témoins de Jéhovah sont vraiment coupables de nuire à la personnalité et à la santé des gens, ou s’ils violent systématiquement les droits de l’homme, faites-les passer en tribunal et punissez-les. Pourquoi une association/organisation comme les Témoins de Jéhovah serait-elle pointée du doigt pour commettre des crimes, quand chacun de ces crimes peut être poursuivi en justice ? Si les Témoins de Jéhovah enfreignent la loi, ils devraient être punis en vertu de la loi, mais pourquoi les interdire ? Pourquoi saisir leurs biens ?

J’ai entendu l’argument que les Témoins de Jéhovah sont probablement dirigés par la CIA américaine et leurs autres « porteurs de démocratie ». C’est probable. Et alors ? Alors, forcez-les à s’enregistrer comme « agents d’une puissance étrangère » et, de nouveau, s’ils enfreignent la loi, punissez-les en application de la loi.

Puis vient l’argument qui tue : les Témoins de Jéhovah n’acceptent pas les transfusions sanguines. Je ne vois pas non plus quel est le problème : laissez les adultes accepter ou refuser toute procédure médicale qu’ils souhaitent, quant aux enfants, vous pouvez aisément adopter une loi disant qu’en cas de traumatisme grave ou d’une nécessité urgente, les enfants peuvent être transfusés sans l’accord de leurs parents. Est-ce que cela viole les droits parentaux ou la liberté religieuse ? Oui, bien sûr, mais chaque société a le droit d’imposer des normes minimales pour les droits civils et humains, qui limitent les droits parentaux ou religieux. Après tout, selon la logique de ceux qui disent que les droits parentaux prédominent, toutes les mutilations génitales féminines devraient aussi être acceptées, tant que les parents sont d’accord. Pourtant, en réalité, chaque société trace une ligne quelque part et c’est pourquoi, dans presque tous les pays, les circoncisions sont autorisées, mais les mutilations génitales féminines sont interdites. Idem pour la polygamie, que certaines religions autorisent mais que la plupart des pays interdisent. Pour finir, les groupes religieux doivent aussi respecter la loi du pays où ils existent et il ne peut y avoir aucune liberté religieuse absolue et inconditionnelle nulle part. Tout ce que le gouvernement russe devait faire dans ce cas, était de prendre contact avec les principales organisations de Témoins de Jéhovah et leur dire que leurs enfants recevraient des transfusions, même si leurs parents ne sont pas d’accord. Cela donnerait à tous les membres des Témoins de Jéhovah le temps et l’occasion de décider ce qu’ils veulent faire dans ce contexte.

L’argument le plus important est, je crois, l’accusation que les Témoins de Jéhovah « nuisent [] à la spiritualité nationale traditionnelle et à l’intérêt public ». Ce que cet argument soutient est que la Russie a une « spiritualité nationale traditionnelle » et que ce qui va à son encontre doit être restreint, limité ou empêché d’une manière ou d’une autre. Je suis effectivement d’accord avec cet argument, mais le diable est dans les détails. Laissez-moi vous expliquer.

En ce moment de son Histoire, la Russie est principalement un pays agnostique. Alors qu’une majorité de Russes revendique une forme d’affiliation religieuse, seule une petite minorité est vraiment pieuse. Officiellement, le christianisme, l’islam, le bouddhisme et le judaïsme sont considérés comme les religions « historiques » de la Russie, et le christianisme orthodoxe est reconnu pour sa contribution spéciale dans l’Histoire russe. Cela me semble assez simple et raisonnable : même si la plupart des Russes ne sont pas très religieux, leur vision du monde et leurs valeurs ont été largement formées par l’influence des religions traditionnelles de la Russie. La littérature russe, par exemple, est pleine de débats éthiques émanant clairement de la foi orthodoxe. Un autre exemple de cette vision du monde inspirée par la religion est le rejet, par une grande majorité de Russes, de l’homosexualité en tant que « variation normale et saine de la sexualité humaine » : la plupart des Russes considèrent l’homosexualité comme une pathologie sexuelle qui ne devrait pas être légalement restreinte, mais qui ne devrait pas bénéficier d’un statut « égal » à ce que les Russes appellent des orientations sexuelles « naturelles ». On n’a pas à être d’accord avec le point de vue russe majoritaire à ce sujet, ou de toute autre question, mais je soutiens que les Russes ont le droit de définir ce qui est juste et ce qui est faux, sain ou malsain, dans leur propre pays. Tout comme les nations occidentales ont des lois interdisant les relations sexuelles avec des enfants, la Russie a le droit d’adopter des lois interdisant l’adoption d’enfants par des homosexuels. À moins de préconiser la « compression » sans merci de toute l’humanité dans le moule d’un seul et unique lit de Procuste culturel, il est assez évident que ce devrait être le droit de chaque nation souveraine de défendre les valeurs qu’elle veut.

La Russie a décidé que le christianisme, l’islam, le bouddhisme et le judaïsme étaient les religions traditionnelles qui jouent un rôle central dans la « spiritualité nationale traditionnelle » russe. Très bien. Mais en même temps, il reste encore une séparation formelle de la religion et de l’État en Russie, et la Constitution interdit même l’adoption d’une sorte d’idéologie d’État officielle. En plus, la Constitution proclame également la liberté religieuse. Comment concilier des lois aussi complètement contradictoires en apparence ?

En vérité, on ne peut pas. La Russie est attachée à des lois qu’elle a héritées des années 1990 « démocratiques » et à la formulation progressive d’un consensus social moderne. La religion n’est pas le seul exemple. Prenez, par exemple, la peine de mort, que la Russie a suspendue pour être acceptée dans le Conseil de l’Europe. Problème : la plupart des Russes sont favorables à la peine de mort, en particulier si elle est appliquée à des individus corrompus, comme ils le font en Chine. Je pourrais multiplier les exemples de contradictions entre l’héritage des années 1990 et la Russie d’aujourd’hui.

Le vrai choix que les Russes doivent faire est entre deux ordres sociaux et politiques différents : l’un, qui subordonne, comme la République islamique d’Iran, la règle majoritaire/le pouvoir du peuple/la démocratie à un ensemble de valeurs supérieures (dans ce cas, les lois et la spiritualité islamiques), et l’autre dans lequel la volonté du peuple est entièrement sans contrainte, libre de tout précepte moral, philosophique, religieux ou éthique. Et s’il vous plaît, ne soyez pas choqués ou induits en erreur par ma référence à la République islamique d’Iran. Prenez l’exemple de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, qui comprend les mots fameux : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés ». Ces mots sont acceptés comme des axiomes, des truismes, des mots qui ne peuvent être abolis ou détruits même par un vote populaire. La plupart des constitutions ont également cette double fonction : 1) proclamer certaines croyances fondamentales et 2) limiter la portée de ce qui est permis. Bien sûr, il y a toujours la possibilité d’une Convention constitutionnelle aux États-Unis, mais vous avez l’idée : la Russie moderne n’a aucune forme de valeurs supra-démocratiques ou de spiritualité nationale traditionnelle, du moins pas protégée par la loi.

Qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’interdiction des Témoins de Jéhovah ? Tout.

Les Russes voient les Témoins de Jéhovah comme une entité étrangère, dont les valeurs et les actes sont en contradiction avec les normes russes traditionnelles. Ils perçoivent aussi correctement, même s’ils ne le comprennent pas entièrement, que les organisations religieuses étrangères sont très souvent utilisées par diverses puissances hostiles (surtout les États-Unis et l’Arabie saoudite) pour infiltrer la société russe avec ce que nous appellerons des « agents sympathiques » dont la véritable loyauté (et souvent le chèque) dépend d’intérêts étrangers hostiles.

Les Russes ont définitivement un avis sur ce point. Ce qui leur fait défaut est une bonne stratégie pour faire face à ce problème. Permettez-moi de ne donner qu’un exemple : la proclamation que le christianisme, l’islam, le bouddhisme et le judaïsme sont les religions traditionnelles de la Russie. Très bien, mais quelle marque/version du christianisme ou de l’islam, disons, mérite ce statut ? Est-ce que cela comprend les catholiques romains ou les wahhabites ? Même au sein de l’orthodoxie, il y a des juridictions différentes, la version « officielle » (le Patriarcat de Moscou) n’étant que l’une d’entre elles, même si elle est de loin la plus grande, grâce au soutien (souvent violent) des pouvoirs séculiers pendant et après l’ère soviétique, ce qui n’est pas vraiment un critère de véritable légitimité spirituelle. Est-ce que les Vieux-Croyants russes, par exemple, méritent d’être considérés comme une « religion russe traditionnelle »? Si vous considérez l’Histoire, je dirais qu’ils ont encore plus de prétentions à être la version russe traditionnelle de l’orthodoxie que toute juridiction du « Nouveau rite » (c’est-à-dire les Niconiens). Comme vous le voyez, tout cela se complique très vite.

Enfin, je dirais que les interventions de l’État dans les questions religieuses ont un bilan assez désastreux dans l’Histoire russe, surtout depuis ces 300 dernières années. Mais comment une société établit-elle des normes sociales sans impliquer l’État ?

Ce sont des questions difficiles, qui n’ont pas de solutions simples.

La Russie est née comme principauté, puis elle est devenue une monarchie, puis un empire, puis une union de républiques soviétiques, puis une ploutocratie pseudo-démocratique et maintenant elle est un mélange assez bizarre de tout ce qui précède, tout en essayant de se faire passer pour une fédération démocratique moderne avec, toutefois, des valeurs traditionnelles. Pas étonnant que le résultat ressemble souvent à un désordre total ! Pas étonnant que le long du chemin, les Russes commettent quelques erreurs plutôt ridicules.

Le gâchis avec les Témoins de Jéhovah est à l’évidence une erreur de ce genre et j’espère qu’avec le temps, la société russe deviendra plus mature et plus évoluée, quant à la façon d’aborder de telles questions. Actuellement, nous allons probablement voir plus de catastrophes en termes de relations publiques, généralement bien intentionnés, aggravées par un manque fondamental de capacité à expliquer au grand public, en particulier en Occident, la véritable nature et les intentions des mesures légales adoptées (par exemple, la plupart des gens en Occident croient à tort que les homosexuels sont persécutés en Russie).

Oui, la Russie a mis la pagaille, mais je ne pense pas que ce soit honnête de la blâmer durement pour ses tentatives, certes imprudentes, de retrouver une véritable identité civilisationnelle. Au moins, elle essaie encore, alors que tant d’autres ont tout simplement renoncé et ont cédé au système hypocrite et faux des pseudo-valeurs de l’Empire anglo-sioniste. Je souhaite que tous les pays de notre planète souffrante aient eu le courage et l’occasion de redécouvrir leurs propres identités civilisationnelles.

The Saker

L’article original est paru sur Unz Review

Traduit par Diane, vérifié par Julie, relu par nadine pour le Saker francophone

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