La Russie hérite de l’odyssée africaine de Prigojine


Par M.K. Bhadrakumar – Le 1er septembre – Source Indian Punchline

L’Afrique, en particulier l’Afrique de l’Ouest, a un fort sentiment d’identité collective. Les tendances observées dans un pays ont tendance à se propager sur tout le continent. Ce n’est peut-être pas une coïncidence si la prise de pouvoir militaire au Gabon mercredi est intervenue juste au moment où le président français Emmanuel Macron adoptait une position ferme à l’égard des généraux au pouvoir au Niger.

Non seulement Macron s’est moqué de la demande des généraux de renvoyer l’ambassadeur français à Niamey et les troupes françaises (1 500 personnes) dans ce pays, mais il a également menacé d’attaquer le Niger.

Apparemment, Macron était sérieux. L’AFP avait rapporté la semaine dernière l’avertissement sévère du porte-parole de l’état-major français, le colonel Pierre Gaudillière, selon lequel “les forces militaires françaises sont prêtes à répondre à tout regain de tension qui porterait atteinte aux bases militaires et diplomatiques françaises au Niger” et que “des mesures ont été prises pour protéger ces bases“.

Mais les généraux de Niamey ont riposté en envoyant une communication au ministère français des Affaires étrangères indiquant que l’envoyé de Macron, l’ambassadeur Sylvain Itté, “ne bénéficie plus des privilèges et immunités attachés à son statut de membre du personnel diplomatique de l’ambassade de France” ; ses “cartes diplomatiques et visas” ainsi que ceux des membres de sa famille “sont annulés” ; et la police nigérienne “a reçu instruction de procéder à l’expulsion” d’Itté.

Il s’agit d’une humiliante rebuffade pour Macron. Il n’a plus d’autre choix que de revoir ses menaces à la baisse. Un bain de sang au Niger pour évacuer sa colère contre l’expulsion de son ambassadeur serait désastreux pour la réputation internationale de la France.

En outre, un facteur “inconnu connu” entre également en jeu, qui fera réfléchir Paris (et Washington) à deux fois : le fantôme du chef de Wagner, Evgeniy Prigojine. Une explication s’impose.

Bien qu’aucune source crédible n’ait établi de lien entre la Russie et le coup d’État au Niger, ses liens étroits avec des interventions dans des pays africains – République centrafricaine, Soudan, Mali et Libye – par l’intermédiaire du groupe Wagner laissent des questions sans réponse. Cela soulève bien sûr les circonstances de l’accident d’avion de Prigogine dans des circonstances mystérieuses, que les enquêteurs russes considèrent désormais comme un acte de sabotage.

Il ne fait aucun doute que Prigojine était un obstacle aux plans des États-Unis et de l’OTAN en Afrique. John Varoli, ancien correspondant à l’étranger pour le New York Times, Bloomberg et Reuters TV (qui était basé à Moscou de 1992 à 2013 et a été “formé en tant qu’expert en politique étrangère américaine avec un accent sur la Russie et l’Ukraine“) a récemment écrit un blog captivant dans Substack où il conclut sur les lignes suivantes :

Plus que quiconque, la CIA et Kiev avaient un compte à régler et voulaient la mort de Prigojine… Projeter l’influence russe en Afrique est une partie cruciale de la politique étrangère de Poutine, et Wagner est la clé de ce succès. Les relations avec les dirigeants africains reposent sur le charisme personnel de Prigojine… De même, en éliminant Prigojine et ses officiers supérieurs, l’OTAN a porté un coup aux ambitions du Kremlin en Afrique… Comme pour tout assassinat de haut niveau, nous ne connaîtrons jamais toute la vérité. Mais une chose est sûre : les États-Unis, certains membres de l’OTAN et l’Ukraine sont les principaux bénéficiaires de la disparition de Prigojine, tandis que le Kremlin n’y gagne absolument rien. Toutes les informations disponibles indiquent l’implication et la culpabilité de l’Occident.

La guerre par procuration menée par les États-Unis en Ukraine est entrée dans une nouvelle phase où le terrorisme devient de plus en plus une arme pour les Américains afin d’affaiblir la Russie. Ce n’est un secret pour personne que les frappes de drones ukrainiens à l’intérieur de la Russie sont soutenues par la technologie et les données satellitaires américaines. Le directeur de la CIA s’est publiquement vanté d’un programme solide visant à recruter des citoyens russes pour travailler pour son agence.

Tout porte à croire que les Russes s’organisent pour réorganiser les combattants de Wagner à la suite de l’assassinat de Prigojine. Pour la première fois, une délégation militaire russe s’est rendue en visite officielle en Libye le 22 août, selon un communiqué du ministère de la défense à Moscou. La délégation était dirigée par le vice-ministre de la défense, le général Yunus-Bek Yevkurov, connu pour être la personne de référence de Prigojine.

Il est intéressant de noter que la visite du général s’est faite à l’invitation du commandant de l’armée nationale libyenne (ANL), le maréchal Khalifa Haftar, qui est étroitement associé au groupe Wagner, dont on pense qu’il garde une grande partie des infrastructures militaires et pétrolières de la Libye.

Rétrospectivement, c’est la présence de Wagner qui a effectivement fait échouer les plans initiaux des États-Unis et de l’OTAN visant à étendre les empreintes de l’alliance au continent africain via la Libye, en aval du meurtre horrible de Mouammar Kadhafi et du changement de régime en 2011, sous l’alibi de la lutte contre le terrorisme dans la région du Sahel.

Il est évident que Wagner a joué un rôle clé dans ce grand jeu en Afrique. Si l’intention occidentale derrière l’assassinat de Prigojine était de décapiter Wagner en détruisant la structure de commandement du groupe et de vaincre ainsi l’influence russe en Afrique, cela n’arrivera pas. Moscou redouble d’efforts et, fait intéressant, ne le cache pas non plus.

Mardi dernier, le représentant permanent adjoint de la Russie auprès des Nations unies à New York, Dmitry Polyansky, a déclaré à l’agence de presse Tass que la Russie continuerait à fournir une assistance globale au Mali et aux autres pays africains qui le souhaitent. Il s’attend à “davantage de preuves” de la coopération russo-malienne en matière de sécurité.

En effet, depuis la Libye, la délégation militaire russe dirigée par le général Yunus-Bek Yevkurov s’est rendue au Burkina Faso, où elle a été reçue par le président Ibrahim Traore. Les deux parties ont discuté de la coopération bilatérale dans le domaine militaire et de la défense, y compris de son état actuel et de ses perspectives d’avenir. Elles ont également abordé d’autres questions soulevées lors de la rencontre entre les présidents russe et burkinabé en marge du deuxième sommet Russie-Afrique qui s’est tenu à Saint-Pétersbourg à la fin du mois de juillet.

Le chef de la délégation russe a assuré M. Traoré du soutien de la Russie à la période de transition au Burkina Faso. Il a également déclaré que la Russie se tenait aux côtés du peuple burkinabé dans tous les domaines de développement potentiel“. (souligné par l’auteur).

Toujours au début du mois d’août, Assimi Goïta, le président intérimaire du Mali – un autre pays qui a engagé Wagner pour remplacer les troupes françaises – a téléphoné à Poutine pour discuter des questions de sécurité suite à l’assassinat de Prigojine (qui se serait rendu au Mali peu avant sa mort). Le communiqué du Kremlin indique que “Assimi Goïta a décrit en détail les processus qui se déroulent au Mali et a fait part au président russe des efforts des dirigeants nationaux pour stabiliser la situation et mener une lutte sans concession contre les groupes terroristes“.

Tous ces développements mis bout à bout, la formation d’une alliance militaire entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger la semaine dernière doit être mise en perspective. Le Niger a autorisé les forces armées du Mali et du Burkina Faso à intervenir sur le territoire nigérien en cas d’attaque extérieure, selon une déclaration commune des trois pays.

En clair, le pacte permet au Mali et au Burkina Faso de fournir une assistance militaire au Niger en cas d’intervention militaire de la CEDEAO ou de la France.  Les dirigeants du coup d’État à Niamey cherchent à obtenir l’aide de Wagner en cas d’intervention.

Dans ce contexte, le président nigérian Bola Tinubu, qui dirige la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest [CEDEAO], a proposé jeudi une formule de compromis sur le retour du Niger à un régime démocratique similaire à la période de neuf mois qu’a connue son pays à la fin des années 1990. Jusqu’à présent, la CEDEAO avait insisté sur le fait qu’elle voulait que le président évincé Mohamed Bazoum reprenne immédiatement le pouvoir. C’était également la demande de Macron. Mais Tinubu a changé d’avis.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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