La politique du bluff de l’Amérique


Par Jean-Luc Baslé – Le 19 octobre 2021

Le poker est le jeu de cartes préféré des Américains. C’est un jeu de bluff. Hollywood en a fait grand usage dans ses westerns. Le bluff est utilisé dans tous les aspects de la vie, y compris dans les guerres et les relations extérieures. La victoire de Napoléon à Austerlitz reposait en partie sur un bluff, tout comme le Jour J – les Alliés ayant convaincu Hitler que le débarquement aurait lieu dans le nord de la France plutôt qu’en Normandie. Cependant, le bluff doit être utilisé à bon escient, car s’il est suivi par l’autre partie, le résultat peut être une défaite totale pour le bluffeur. Si les relations étrangères n’étaient pas un sujet aussi sérieux, surtout en ces temps troublés, on serait tenté d’imaginer les États-Unis, la Russie et la Chine comme trois joueurs de poker assis à une table dans un saloon. Les États-Unis, pris entre le marteau et l’enclume – le marteau étant la troisième guerre mondiale, l’enclume la mort lente de l’Empire – recourent au bluff dans l’espoir de remporter la mise. Comment en sommes-nous arrivés à une situation aussi étrange et épouvantable ?

Après l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991, les États-Unis ont commis trois erreurs majeures. Dans un document daté de février 1992, intitulé The Planning Defense Guideline, ils ont fait savoir au monde qu’ils étaient la puissance hégémonique pour toujours. Hégémonique, elle l’était. Éternelle, elle ne l’était pas. Dix ans plus tard, ils ont commis leur deuxième erreur. En décembre 2001, les États-Unis ont permis à la Chine de rejoindre l’Organisation mondiale du commerce à des conditions favorables dont les Chinois ont pleinement profité. En conséquence, la taille de l’économie chinoise a connu une croissance exponentielle, passant de 1 334 milliards de dollars en 2001 à 14 867 milliards de dollars en 2020, soit 81 % de l’économie américaine. Réagissant de manière excessive à une attaque terroriste – bien qu’horrible – les États-Unis se sont lancés dans une guerre mondiale contre le terrorisme qui a duré 20 ans et dont le coût est estimé à 21 000 milliards de dollars – un montant égal au produit intérieur brut (PIB) américain de 2020 – sans grand résultat après l’humiliante retraite d’Afghanistan (sans parler des millions de civils déplacés, mutilés ou tués). C’était la troisième erreur.

Il va sans dire que l’argent aurait été mieux utilisé à renforcer le système éducatif, à réparer les infrastructures qui s’effondrent et à réduire les inégalités qui ne cessent de croître. Quoi qu’il en soit, les États-Unis sont aujourd’hui accablés d’une dette qui dépasse le niveau atteint à la fin de la Seconde Guerre mondiale (129 % du PIB en 2020 contre 113 % en 1945). Une partie de cette dette est financée par des investisseurs étrangers, dont les deux principaux sont la Chine ( !) et le Japon. Par conséquent, l’économie américaine est désormais dans une situation précaire. Si l’inflation devait augmenter encore plus qu’au cours des derniers mois, la Réserve fédérale devrait relever les taux d’intérêt, ce qui précipiterait le pays, voire le monde, dans une profonde récession. Comme si cela ne suffisait pas, les présidents de la Réserve fédérale de Dallas et de Boston sont soupçonnés de commerce illégal et ont démissionné récemment.

Les États-Unis devraient prendre conscience de la situation intenable dans laquelle ils se trouvent et reconnaître leurs erreurs passées. Ils devraient chercher des moyens d’améliorer les relations internationales afin de se concentrer sur les questions nationales. Ce n’est pas la voie qu’emprunte l’administration Biden, malgré des programmes nationaux bien intentionnés dont les chances d’atteindre leurs objectifs sont, au mieux, faibles. Sur le front international, l’administration suit une politique à deux voies visant à tromper la Chine et la Russie tout en s’engageant dans des manœuvres agressives avec ses alliés et amis. La tromperie a d’abord pris la forme d’une conversation téléphonique avec Vladimir Poutine, suivie d’une réunion le 16 juin à Genève, sans résultat concret. Il y a eu une autre conversation téléphonique avec Xi Jinping qui, cette fois non plus, n’a rien donné, le dirigeant chinois ayant refusé de rencontrer le président américain. Néanmoins, dans les deux cas, les dirigeants ont convenu que leurs collaborateurs devaient se rencontrer pour stabiliser leurs relations. Ainsi, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan a rencontré son homologue chinois Yang Jiechi à Zurich le 6 octobre. La réunion n’a pas été concluante. La sous-secrétaire d’État Victoria Nuland a rencontré le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergey Ryabkov pour une visite de trois jours qui a failli tourner court dès le premier jour lorsque Ryabkov s’est plaint que Nuland ne souhaitait pas écouter les demandes russes. Le choix même de Victoria Nuland – la personne dont les Russes pensent qu’elle est derrière la révolution de Maidan – était en soi une insulte. En résumé, d’un point de vue américain, les réunions étaient purement formelles. Les États-Unis ont un objectif primordial : rester l’hégémon incontestable.

Pendant que ces réunions se déroulaient, les États-Unis ont consolidé leurs alliances dans le Pacifique, comme en témoignent l’accord AUKUS et la déclaration commune des dirigeants de la Quadrilatérale (États-Unis, Japon, Australie et Inde) visant à renforcer leurs relations mutuelles pour construire « une région indo-pacifique libre, accessible et prospère ». En outre, le 10 septembre – le lendemain de l’entretien téléphonique entre Joe Biden et Xi Jinping – des représentants de Taïwan et des responsables américains se sont rencontrés à Washington pour discuter d’un changement de nom de la mission taïwanaise aux États-Unis, qui passerait de « Taipei Economic and Cultural Representative Office » à « Taiwan Representative Office », ce qui la rapprocherait d’une reconnaissance diplomatique totale. Kurt Campbell, le conseiller Asie de la Maison Blanche, serait d’accord avec ce changement. Bien qu’il ne viole pas le communiqué de Shanghai de 1972, selon lequel les États-Unis adhèrent à la politique d’une seule Chine, un tel changement, s’il est mis en œuvre, ne pourrait être considéré par Pékin que comme un pas dans cette direction. Dans le même temps, en réponse aux manœuvres militaires de la Chine près de Taïwan, le secrétaire d’État, Anthony Blinken, a déclaré que ces « actions sont provocatrices et potentiellement déstabilisantes », et a mis en garde contre le « risque d’erreur de calcul ». Cet avertissement est étrange si l’on considère que, si un conflit devait éclater à propos de Taïwan, les États-Unis échoueraient « lamentablement« , selon le général John Hyten, vice-président des chefs d’état-major interarmées, dont l’opinion se fonde sur un exercice de wargame contre la Chine.

La Russie et la Chine sont bien conscientes des objectifs des États-Unis et se préparent au pire. Avec la signature de la déclaration conjointe entre la Fédération de Russie et la République populaire de Chine le 28 juin 2021, un point de non-retour a été atteint. Cette déclaration renouvelle une quasi-alliance vieille de vingt ans entre les deux pays. Il s’agit d’une évolution très malheureuse du point de vue occidental, car les Russes, qui se considèrent comme des Européens, sont désormais alliés à leurs voisins chinois. Aveuglés par leur vision hégémonique, les Américains ont refusé de leur permettre de rejoindre le monde occidental. Vladimir Poutine en a pris acte dans son discours à la conférence de Munich de février 2007 – discours qui a été honteusement mal interprété par les États-Unis pour valider leur politique vis-à-vis de la Russie. Avec cette quasi-alliance, nous assistons à la création de deux sphères d’influence, l’une dirigée par les États-Unis, l’autre par le condominium sino-russe – la situation même que les États-Unis et la Chine se sont engagés à ne pas créer dans le communiqué de Shanghai. Par conséquent, une guerre avec la Chine ou la Russie peut déclencher une réponse de l’autre, et conduire à une troisième guerre mondiale.

L’empire américain est en train de mourir, comme l’illustrent le désastre de l’Afghanistan et l’état désastreux de son économie, sans parler de ses divisions politiques et de l’état d’aigreur d’une partie de sa population qui vit sous le seuil de pauvreté. Les opioïdes détruisent la société américaine et les États-Unis ont plus de condamnés dans leurs prisons que la Chine en termes absolus et relatifs. Près de 71 % des personnes âgées de 17 à 24 ans ne sont pas admissibles à l’armée en raison de « l’obésité, de l’absence de diplôme d’études secondaires ou d’un casier judiciaire », selon les données du Pentagone. La confiance du public dans le gouvernement américain, qui atteignait 77 % en 1974, n’est plus que de 24 %, selon PEW Research, soit un tiers de ce qu’elle était il y a un demi-siècle. Plutôt que de s’attaquer de front à leurs problèmes intérieurs, les États-Unis bluffent à la table de poker, dans l’espoir de remporter le pot. Mais cela ne fonctionnera plus, car leur main est faible et leurs adversaires le savent. Les États-Unis se dirigent vers un désastre, quelle que soit la forme qu’il prenne : le piège de Thucydide1 ou un effondrement économique.

Jean-Luc Baslé est un ancien vice-président de Citigroup, et diplômé de l’Université de Columbia et de l’Université de Princeton. Il est l’auteur de « Le système monétaire international : Enjeux et perspectives ».

Notes

  1. « Destiné à la guerre : l’Amérique et la Chine peuvent-elles échapper au piège de Thucydide ? » de Graham Allison
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