Par Andrew Korybko − Le 11 Février 2020 − Source One World
Le Grand Partenariat eurasiatique de la Russie envisage le rassemblement pacifique du supercontinent dans l’intérêt commun de la paix, de la stabilité et du développement, grâce à la stratégie d’« équilibre » de Moscou ces dernières années, pratiquée pour la première fois dans la région du Moyen-Orient, l’une des régions les plus importantes du monde pour le succès de cette construction hémisphérique.
Le grand Partenariat eurasiatique
La politique étrangère russe et, plus largement, la grande stratégie fait l’objet de vives discussions entre les experts du monde entier, mais tous les observateurs feraient bien d’accepter quelques faits objectifs sur la vision directrice de la Russie lorsqu’ils écrivent des analyses sur ce sujet. La grande puissance eurasienne poursuit officiellement ce qu’elle appelle son Grand Partenariat eurasiatique, que le président Poutine a décrit lors de son discours d’ouverture du deuxième Forum des Nouvelles Routes de la Soie pour la coopération internationale à Pékin en avril dernier comme « un projet conçu pour intégrer les cadres d’intégration, et donc pour promouvoir un alignement plus étroit des divers processus d’intégration bilatéraux et multilatéraux qui sont actuellement en cours en Eurasie ». Dans la pratique, il est prévu que la Russie profite de sa position centrale en Eurasie pour relier le reste du territoire continental par des solutions créatives qui tirent parti de sa diplomatie classique et militaire.
La stratégie syro-centrée de la Russie
Pour expliquer cela, la Russie met actuellement en œuvre une loi d’« équilibrage » en Eurasie par laquelle elle cherche à établir des relations tout aussi excellentes avec divers duos d’États rivaux, en particulier ceux qui sont ses partenaires non-traditionnels, afin que la paix, la stabilité et le développement puissent venir définir l’avenir du territoire continental. Dans le contexte du Moyen-Orient, cela concerne le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) et l’Iran, le CCG et la Turquie, la Turquie et la Syrie, la Turquie et « Israël », « Israël » et la Syrie, et « Israël » et l’Iran. Cet objectif ambitieux est rendu possible par les nombreuses opportunités stratégiques qui se sont ouvertes dans la région après l’intervention militaire de la Russie en Syrie en 2015. Au lieu d’adopter une approche partisane du conflit comme beaucoup s’y attendaient, les forces aérospatiales russes ont concentré leurs attaques sur les combattants armés anti-gouvernementaux que Moscou et Damas considéraient comme des terroristes, la Russie évitant généralement les attaques contre des groupes qui, selon elle, ne méritaient pas cette désignation, bien que la Syrie ait parfois une opinion différente à leur sujet.
Cette approche « équilibrée » a servi les intérêts de la Russie en matière de sécurité tout en lui permettant de gagner en crédibilité auprès de l’opposition anti-gouvernementale non terroriste, après quoi Moscou a mis à profit son leadership diplomatique sur le conflit pour tenter de rapprocher les deux parties en vue d’un éventuel compromis politique dans lequel elle a commencé à s’investir après le lancement du processus de paix d’Astana en janvier 2017. La participation de la Turquie dans ce cadre, aux côtés de l’Iran, est d’une importance cruciale, même si Moscou et Ankara soutiennent des parties différentes, ce qui est la preuve de l’intention « d’équilibre » de la Russie. Bien que les réunions d’Astana n’aient pas eu une grande signification politique tangible, elles ont néanmoins réussi à réduire considérablement le conflit armé dans le pays grâce à la création de zones dites de désescalade, dont la plus importante se trouve à Idlib. En outre, la Russie a également refusé d’affronter directement les forces américaines dans le nord-est de la Syrie, ce qui a prouvé ses intentions modérées.
La loi d’« équilibrage »
Les actions « équilibrées » de la Russie en Syrie ont montré au reste de la région qu’elle est sérieuse dans sa volonté d’être aussi neutre que possible même en étant la puissance régionale dominante, un rôle très important compte tenu de l’incertitude provoquée ces dernières années par la politique généralement imprévisible des États-Unis. La bonne volonté dont la Russie a fait preuve tout au long de ses interventions militaires et diplomatiques en Syrie est la principale raison pour laquelle elle est aujourd’hui en mesure de s’enorgueillir de relations tout aussi excellentes avec les deux rivaux régionaux susmentionnés. La preuve de cette politique en pratique réside dans les nombreuses interactions du président Poutine avec ses homologues turcs, iraniens et « israéliens », ainsi que dans ses visites officielles en Arabie Saoudite et aux EAU en octobre dernier, qui ont eu lieu deux ans après que le roi saoudien Salman ait marqué l’histoire en étant le premier monarque de son pays à se rendre à Moscou. Rien de tout cela n’aurait été possible si la Russie n’avait pas gagné sa réputation de médiateur honnête.
C’est d’autant plus étonnant s’agissant d’une réussite diplomatique alors que la Russie continue de vendre des armes à certains de ces mêmes duos d’États rivaux. Auparavant, la Russie ne vendait ses marchandises qu’à la Syrie et plus tard à l’Iran, mais elle s’est récemment mise à conclure des accords avec la Turquie, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis également. Du point de vue de la stratégie globale russe, la vente d’armes aux deux parties d’une rivalité régionale n’a pas pour but de soutenir l’une contre l’autre, mais plutôt de maintenir l’équilibre des forces entre elles afin de faciliter les solutions politiques à leurs problèmes. Cela permet également à la Russie de faire des percées importantes avec ses nouveaux partenaires non traditionnels comme le CCG et la Turquie en montrant qu’elle ne laissera pas ses partenariats hérités avec l’Iran et de la Syrie entraver l’amélioration de leurs liens militaires bilatéraux. Une fois de plus, on ne saurait trop insister sur le fait que ce résultat global est le fruit de l’approche « équilibrée » de la Russie après son intervention militaire et diplomatique en Syrie.
Les catalyseurs de l’intégration économique
Dans le contexte gagnant de la diplomatie classique et militaire de la Russie au Moyen-Orient, il est tout à fait naturel qu’elle cherche à institutionnaliser ces relations dans un cadre économique avant de les intégrer globalement dans une vision commune. C’est là que réside l’importance des accords de libre-échange que la Russie veut conclure avec tous ses partenaires concernés sous l’égide de l’Union économique eurasienne. Elle a déjà conclu un accord intérimaire de cette nature avec l’Iran et en négocie actuellement un avec « Israël« , ce qui montre que ces deux ennemis ont au moins un intérêt commun à étendre leurs liens commerciaux avec la Russie. À l’avenir, il ne serait pas imprévisible de s’attendre à ce que la Russie ouvre des négociations similaires avec le CCG, la Syrie et la Turquie, dans le but d’élargir son influence régionale nouvellement acquise d’une manière mutuellement – et potentiellement même multilatéralement – bénéfique.
Le jeu final
Le Grand Partenariat eurasiatique est le cadre dans lequel ces initiatives à multiples facettes sont organisées, mais c’est bien plus qu’une simple vision du libre-échange à l’échelle du supercontinent dans le futur. C’est une composante intégrale de ce que la Russie poursuit, mais certainement pas la seule, car elle a également des projets militaires et politiques qui faciliteraient grandement cette éventualité si jamais ils entraient en pratique. En ce qui concerne le premier, la Russie a proposé l’année dernière un arrangement de sécurité global pour le Golfe, qui, s’il n’a été accueilli que tièdement, a néanmoins constitué un pas dans la direction de ce que Moscou souhaite réaliser, à savoir stabiliser cet espace stratégique afin d’encourager ses membres à se concentrer sur la résolution politique de leurs problèmes. En ce qui concerne ceux et celles de la région, comme l’antagonisme syro-turc, la Russie a offert ses services diplomatiques pour servir de médiateur entre toutes les parties concernées si jamais elles en font la demande.
La finalité est l’établissement de sa vision économique pour la Grande Eurasie, mais les chances que cela se produise sont grandement améliorées grâce au succès de ses efforts militaires et politiques, puisque ces deux derniers permettraient de maintenir le système de libre-échange qui, selon la Russie, créerait un système complexe d’interdépendance entre toutes les parties prenantes. Moscou admet que les désaccords entre certains pays persisteront probablement, mais elle croit que les intérêts communs de chaque partie en matière de paix, de stabilité et de développement font de son Grand Partenariat eurasiatique un objectif réaliste que chacun peut poursuivre. Après tout, le dénominateur politique commun entre tous ces pays est l’excellence de leurs relations avec la Russie, le seul pays, à l’exception peut-être de la Chine, qui peut se vanter d’entretenir des liens aussi privilégiés avec chaque partie. Toutefois, contrairement à la République Populaire de Chine, la Russie ne poursuit pas seulement des objectifs économiques, comme l’explique l’analyse de son Grand Partenariat eurasiatique présentée dans cet article.
Réflexions finales
Dans l’état actuel des choses, la Russie a raisonnablement suffisamment de chances de réaliser sa vision stratégique pour la région du Moyen-Orient. Il reste des obstacles impressionnants à surmonter, mais ils ne sont pas insurmontables. La Russie a déjà réussi à devenir un acteur indispensable dans les affaires régionales grâce à sa domination militaire et diplomatique sur le conflit syrien, qui a permis au pays d’expérimenter sa stratégie d’« équilibrage » qui a finalement donné des résultats très concrets dans les domaines politique, économique, militaire et stratégique jusqu’à présent. Il reste encore beaucoup de travail à faire et on ne sait pas très bien de quel calendrier on peut parler lorsqu’on discute de la mise en œuvre complète du Grand Partenariat eurasiatique, mais le fait est que le Moyen-Orient est l’une des régions les plus importantes du monde pour cette construction hémisphérique, et on peut donc prévoir que la Russie continuera à investir ses efforts dans la poursuite de ce grand objectif stratégique au cours des prochaines années.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par Michel, relu par Kira pour le Saker Francophone
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