La guerre en Ukraine à la croisée des chemins alors que Trump se retire


Par M.K. Bhadrakumar – Le 1er octobre 2025 – Source Indian Punchline

Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov est sorti d’une réunion à New York ce week-end avec le secrétaire d’État américain Marco Rubio en montrant un signe du pouce levé alors qu’il croisait des journalistes. C’était un signal déroutant si peu de temps après que le président américain Donald Trump ait publiquement fait honte à l’armée russe en la qualifiant de “tigre de papier” et a stupéfait les capitales européennes en disant que l’Ukraine pouvait encore « se battre et regagner » toutes ses terres.

Une explication charitable pourrait être que Trump construisait la bretelle de sortie pour confier la responsabilité de la défense de l’Ukraine aux Européens. Il a insisté sur le fait que les Européens peuvent et doivent faire plus. Cela dit, il est également à noter que la sympathie initiale de Trump pour la Russie a progressivement cédé la place à une position plus neutre — un changement qui s’est accéléré le mois dernier.

Le chroniqueur britannique Gerard Baker a écrit dans Times que « Trump signale à la Russie qu’il n’a plus ses arrières. Mais il a également précisé que les Européens ne peuvent pas compter sur le soutien des États-Unis. » Moscou a joué cool au début, mais le réalisme est apparu dans la semaine.

Bien que la réduction de l’implication des États-Unis en Ukraine soit une bonne chose pour la Russie, il est loin d’être évident que Trump ne reprendra pas la direction de l’Otan. La matrice se complique, car l’Otan n’est pas en phase avec les États-Unis et Trump ne contrôle plus l’Otan, bien que l’Otan ne représente pas grand-chose sans l’Amérique. Et ni l’Otan ni Trump ne contrôlent la guerre.

De toute évidence, les États-Unis semblent s’éloigner de plus en plus. C’est un point d’inflexion épique : dans l’ordre mondial américain, l’Europe prospère et a l’opportunité de devenir une force géopolitique à part entière, mais risque également de devenir une zone en régression dans un monde en fragmentation. Scott Bessent, secrétaire au Trésor américain proche de la pensée de Trump, a souligné ce paradoxe dans une interview accordée à Fox Business mercredi dernier lorsqu’il a déclaré « Comme je l’ai dit à mes homologues européens il y a environ deux semaines, tout ce que je peux entendre de vous, c’est que Poutine veut marcher sur Varsovie. La seule chose dont je suis sûr, c’est que Poutine ne marchera pas sur Boston« .

Les remarques de Trump la semaine dernière sur la guerre en Ukraine et son invitation à l’UE à faire « contrepoids » à la Russie n’étaient en aucun cas une explosion émotionnelle spontanée. Elles sont issus de longues sessions de stratégie à plusieurs niveaux, sur plusieurs semaines. En effet, dimanche dernier, le vice-président américain JD Vance révélait déjà que Washington envisageait une demande ukrainienne pour obtenir des missiles Tomahawk, un missile de croisière à longue portée, à capacité nucléaire, précis et technologiquement sophistiqué, dont la version terrestre est en production.

Le Tomahawk, s’il est intronisé dans cette guerre, donnera à Kiev la capacité de frapper profondément à l’intérieur de la Russie. Moscou a vivement réagi à la remarque de Vance, affirmant qu’elle analyserait soigneusement si des missiles Tomahawk qui pourraient être fournis à l’Ukraine seront utilisés en utilisant les données de ciblage fournies par les États-Unis.

Une nouvelle phase dangereuse de la guerre commence, qui comporte le risque d’une confrontation directe entre la Russie et l’Otan. Interrogé sur les commentaires de Vance, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré que la Russie les analysait attentivement. Le président Poutine a précédemment déclaré que les pays occidentaux deviendraient directement participants à cette guerre s’ils fournissaient des cibles et des renseignements pour permettre à l’Ukraine de tirer des missiles au plus profond de la Russie.

Peskov a déclaré « La question, comme auparavant, est la suivante : qui peut lancer ces missiles…? Les Ukrainiens seuls peuvent-ils les lancer, ou des soldats américains doivent-ils le faire ? Qui détermine le ciblage de ces missiles ? La partie américaine ou les Ukrainiens eux-mêmes ? » Peskov a ajouté que « une analyse très approfondie » est nécessaire.

C’est un moment de vérité, car avec l’arrivée du Tomahawk dans la zone de guerre, Trump gravira les échelons de l’escalade à un moment où il semblerait que l’Ukraine ait récemment renforcé ses capacités, lançant une série de frappes de drones réussies contre des raffineries russes. Cela a déclenché des pénuries de carburant, faisant grimper les prix de l’essence à des niveaux record et a incité Moscou à restreindre les exportations pour stabiliser son marché intérieur.

Le lieu de la guerre par procuration en Ukraine pourrait complètement changer à l’avenir. L’Allemagne est disposée à payer pour l’achat de Tomahawk. L’opinion des experts russes est qu’il n’y a pas d’arme magique capable de changer la dynamique de la guerre. Mais en dessous de ce seuil élevé, il y a d’autres réalités convaincantes. Pourtant, le Tomahawk peut amener la guerre dans les fermes russes pour la première fois.

Le dernier coup de dés de l’Occident pourrait bien être d’attiser le mécontentement social en Russie, car des élections législatives doivent avoir lieu au plus tard le 10 septembre 2026. L’évaluation de l’Occident, à tort ou à raison, est que l’opinion majoritaire en Russie est favorable à une fin rapide de la guerre.

Les discordes au sein de l’alliance transatlantique ont bien fonctionné pour la Russie jusqu’à présent. En outre, Trump a montré peu d’appétit pour l’aventurisme militaire ou les enchevêtrements étrangers. La politique étrangère américaine, autrefois dominée par l’endiguement et la théorie des dominos, s’est inversée. Cependant, il semble maintenant que, bien que la Maison Blanche ait cessé d’être hostile, les États-Unis continueront de fournir des renseignements à Kiev et permettront à l’Ukraine d’acheter son armement avancé, avec les Européens qui paieront la facture.

Le chancelier allemand Friedrich Merz a écrit dans le FT la semaine dernière exhortant l’UE à transférer les réserves gelées de la Russie (environ 300 milliards de dollars) à l’Ukraine exclusivement pour l’achat d’armes. Cela signifie effectivement que l’Ukraine pourrait être en mesure de tenir la ligne.

Le moment critique arrivera quand ou si l’Otan durcit ses règles d’engagement sur son flanc est pour faciliter l’abattage des avions russes intrusifs. Il ne fait aucun doute que l’alliance est devenue plus ferme dans son message au Kremlin au cours de la semaine écoulée.

Mais il y a aussi des indications que Washington et Moscou communiquent. Aucune des deux parties ne cherche la confrontation. Dans l’état actuel des choses, il est fort possible que Trump n’accepte finalement pas la fourniture de Tomahawk à l’Ukraine.

D’un autre côté, dans les nouvelles circonstances et les incertitudes croissantes quant à un règlement négocié, la Russie pourrait n’avoir d’autre choix que de tout mettre en œuvre pour accélérer la solution militaire. Après tout, même s’il y aura un règlement négocié sur papier, cela ne représentera peut-être pas grand-chose.

Les soi-disant Accords d’Helsinki (1975) ont été minutieusement négociés pendant une période de deux ans à Genève et tous les pays européens, les États-Unis et le Canada les ont signés, mais exactement un an plus tard, voici ce que Henry Kissinger a déclaré au président Gerald Ford : « nous (les États-Unis) n’en avons jamais voulu mais avons quand même suivi les Européens… Cela n’a aucun sens – c’est juste un théâtre pour la gauche. On fait avec. »

En dernière analyse, tout ce que l’Acte final d’Helsinki a réalisé a été d’attirer l’attention internationale sur la situation des droits de l’homme dans le bloc soviétique et sur les liens ouverts entre les pays d’Europe de l’Est et d’Europe occidentale, ce qui a bien sûr conduit à la montée du mouvement de solidarité en Pologne et à un relâchement général de la cohésion du Pacte de Varsovie, qui a abouti à l’effondrement du Mur de Berlin.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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