Un point de vue militaire russe sur la lutte contre Etat islamique en Syrie, mais aussi dans les pays d’origine des combattants djihadistes
Une interview de Vassili Pavlov par Dmitri Pouchkov – Le 30 décembre 2015 – Source LiveLeak
Vassili Pavlov est un ancien colonel de l’armée russe, devenu correspondant de guerre. Cet entretien avec lui est intéressant, non seulement sur ce qu’il dit de la Syrie – d’autres l’ont déjà dit, et surtout cela ne concerne que les Syriens – mais aussi parce qu’il explique comment chaque pays peut se protéger du terrorisme international.
Ayant étudié pendant un an et demi autant qu’il le pouvait la nature du terrorisme international aujourd’hui, et les méthodes que les Syriens ont adoptées pour s’en défendre, il nous livre ses conclusions en 12 points.
Un mot sur l’interview : Dmitri Pouchkov (alias Goblin), est un ancien policier, et il apporte ainsi une ou deux précisions sur le combat contre le crime et l’extrémisme. L’interview originale était plus longue et abordait les différents sujets à bâtons rompus. Elle a été réordonnée ci-dessous en 12 points.
1. – Une armée régulière ne peut être partout à la fois, alors que des rebelles le peuvent
Dmitri Pouchkov : – Pourquoi devrions-nous aider la Syrie ?
Vassili Pavlov : – Je pense que nous avons besoin de les aider, d’un point de vue moral, car ils mènent le bon combat, mais aussi d’un point de vue pratique, car ils combattent pour que le reste du monde n’ait pas à le faire. Ils combattent le terrorisme international qui en quelques années seulement s’est formidablement développé et menace non seulement la Syrie et les pays du Moyen-Orient, mais aussi le reste du monde.
– Mais pourquoi l’armée syrienne ne peut-elle vaincre les rebelles ? Par manque de motivation, d’entraînement, de ressources ?
– Avant tout, le problème de l’armée syrienne n’est ni sa motivation, ni son équipement, mais le fait qu’une armée ne peut gagner une telle guerre en s’emparant d’une ville ou en battant l’ennemi sur un champ de bataille. C’est un véritable épouillage, chasse à l’homme après chasse à l’homme, et cela peut durer très longtemps. L’armée s’épuise à poursuivre des fantômes, son moral tombe, elle encaisse des pertes, même faibles…
Et non, la Syrie n’est pas l’Union soviétique qui a pu combattre des contingents venus de toute l’Europe pendant quatre ans. La Syrie a une économie beaucoup moins diversifiée, et le nombre de soldats qu’elle peut appeler sous les drapeaux est beaucoup plus réduit. Le fait que l’économie soit faible explique qu’on ne peut faire une levée en masse – si on appelle tous les hommes, il n’y aura plus personne pour travailler et de toutes façons, la Syrie n’est pas assez riche pour financer une telle grande armée.
Donc, la raison pour laquelle les Syriens ne gagnent pas n’est pas un quelconque manque de motivation ni un mauvais entraînement des soldats. Je ne les ai jamais vus manquer de courage. Le problème est que c’est une guerre terroriste, une guérilla, et que vous ne pouvez pas la gagner seulement en prenant une ville. Vous avez besoin de protéger simultanément chaque ville de votre pays, et aucune armée ne peut être assez forte pour le faire. Aussi, quand l’armée attaque une ville, elle doit redéployer des troupes venant d’autres villes, et les positions qu’elle abandonne sont immédiatement reprises par les terroristes. C’est une nouvelle façon de faire la guerre, et la solution est complexe parce qu’il n’existe pas encore suffisamment de retour d’expérience sur ce sujet.
2. – Les frappes aériennes sont le plus souvent inutiles contre un ennemi dispersé et sans cibles de valeur
– Vous le savez, on parle souvent de détruire cette mythique infrastructure des rebelles. Mais en fait, c’est quoi, l’infrastructure des rebelles ? Ce sont des maisons qu’ils prennent aux civils – nous détruisons ces maisons, et ils en prennent d’autres !
Juste une parenthèse au sujet des frappes aériennes américaines en Syrie. Selon ce qu’ils annoncent, les États-Unis ont mené 8 800 frappes aériennes et ont dépensé 5 milliards de dollars.
Ils disent avoir détruit 129 chars – mais les rebelles ne fabriquent pas de chars ! Ce sont des chars américains que État islamique a capturés en Irak – ces blindés coûtent seulement 4 millions de dollars l’unité – et les Américains dépensent maintenant plus d’argent pour les détruire qu’ils n’en ont mis à les construire.
Ils disent avoir détruit 365 voitures – mais les rebelles ne fabriquent pas de voitures, ils les prennent aux civils, et ils en prendront d’autres après les frappes. Ces bombardements n’occasionnent aucun réel dommage. En plus, il n’est pas nécessairement vrai que toutes ces voitures détruites aient été toutes des voitures utilisées par les terroristes…
Ils disent avoir détruit 600 camps terroristes, 4 500 immeubles – mais, une fois encore, les terroristes ne construisent pas d’immeubles…
– Peut-être y en avait-il à l’intérieur…
– Oui, bien sûr, il y avait peut-être des terroristes à l’intérieur, ou peut-être personne, ou peut-être des civils. Personne ne sait.
Regardez, il y a un autre problème avec les attaques aériennes. Prenez par exemple la campagne en Irak : les pilotes américains ont dit avoir détruit deux fois plus de chars que les Irakiens n’en ont jamais possédés, et après la guerre on s’est aperçu que seulement 15% des chars avaient été endommagés, et qu’environ 10% de ceux-là semblaient avoir été touchés par des frappes aériennes. Par rapport à ce que l’US Air Force avait annoncé, il y avait 20 fois moins de dégâts. Et ce n’est pas dû aux pilotes américains. Un pilote ne peut pas réellement évaluer s’il a touché sa cible correctement, ni si c’est une vraie cible ou si c’est un leurre. Il sait juste qu’il doit frapper des coordonnées précises et qu’il doit y avoir une cible là. Il largue sa munition, quelque chose explose, il pense que la cible a été détruite. La différence entre ce que le pilote pense et les dommages réels est d’environ 20 fois. Alors, utiliser les forces aériennes dans une telle guerre est comme utiliser la puissance de feu d’un croiseur contre des moineaux.
Honnêtement, je ne pense pas que ni les Américains ni les Russes puissent faire une réelle différence. Aussi, l’opération américaine consiste seulement à montrer qu’ils combattent les terroristes, et non seulement ils n’y arrivent pas en réalité, mais en plus ils en financent certains. Ils bombardent seulement les terroristes qui ne leur obéissent pas, ceux qui ne suivent pas les instructions – démontrant que l’obéissance paie. Et bien sûr, État islamique est aussi financé par le Qatar, Jabhat al-Nosra est aussi fiancé par l’Arabie saoudite, par conséquent les fonds continuent d’affluer.
Donc, même si nous admettons que ces frappes aériennes sur l’infrastructure des rebelles ont un effet – les Américains annoncent avoir détruit 260 équipements pétroliers – d’accord, imaginons que toute l’infrastructure terroriste a été éliminée. Les terroristes n’avaient pas ces équipements avant de s’en être emparés, disons qu’ils ne les auront plus de nouveau, et donc quoi ? Les terroristes tireront moins d’argent du pétrole, et ils seront plus dépendants du Qatar et des Saoudiens. Ces quelques millions de dollars, ou dizaines de millions de dollars, qu’ils retiraient de la vente de pétrole, ce sont des pertes que les Saoudiens n’auront aucune difficulté à compenser. Et bien plus, dès que le pétroles des terroristes ne sera plus sur le marché, les Saoudiens seront capables de vendre eux-mêmes la même quantité pour combler la différence, et de donner l’argent aux terroristes. Donc cela ne règle pas le problème.
Pour en revenir aux chiffres fournis par les Américains, ils ont dépensé 5 milliards de dollars et ont annoncé avoir tué approximativement 5 000 terroristes. Donc, chaque terroriste coûte au moins un million de dollars. Selon notre ministre russe de la Défense, en 4 000 frappes aériennes, nous avons tué plusieurs centaines de terroristes – une proportion qui semble plus réaliste. Donc vous comprenez – 4 000 frappes aériennes, et disons même un millier de terroristes – que le coût pour tuer un terroriste est incomparablement plus fort que le coût pour en engager un. Recruter un terroriste coûte 100 dollars, plus 100 autres dollars pour lui fournir un fusil. Et la guerre est une compétition économique – si nous dépensons 1 000 000 dollars pour tuer un terroriste que l’ennemi a payé 200 dollars, nous perdons la guerre.
Au sujet de nos avions en Syrie, vous savez que nous les avons perdus en réalité – ils vont voler là-bas, ils vont dépasser leur kilométrage et ne pourront plus voler. Nous aurions tout aussi bien pu les donner aux Syriens, leur donner des munitions, cela aurait été plus facile. Oui, bien sûr, nos pilotes accumulent de l’expérience… Nous apprenons comment combattre dans ces guerres modernes, nous montrons notre implication au côtés de la Syrie, nous combattons face au terrorisme, etc… Dans plusieurs endroits, il est possible que nous ayons sauvé la vie de soldats syriens et apporté des victoires tactiques et libéré des villes. C’est vrai, mais cela ne règle pas la racine du problème – la solution stratégique doit être très différente. Bon, espérons que notre gouvernement fasse quelques avancées pour résoudre le problème, peut-être qu’il y travaille déjà.
– Est-ce que la Russie a réellement évité des dommages collatéraux, comme nous l’avons entendu à la télévision ?
– Oui, et c’est une bonne chose, parce que j’étais très inquiet que nos avions soient utilisés essentiellement contre les zones urbaines. Ça aurait été un expédient tactique, et peut-être une bonne solution militaire, mais ça aurait été un très mauvais choix politiquement. Cela aurait changé fondamentalement l’attitude des Syriens eux-mêmes contre nous. C’est une chose que des Arabes se battent entre eux dans des villes, au milieu des civils, et une autre chose de voir des croisés se montrer et commencer à frapper les gens de la région. Sans compter le nombre de morts civils, cela aurait été un énorme problème. Autant que je sache, cela a été complètement évité. Au moins, selon mes informations, je n’ai eu aucune preuve crédible que notre force aérienne ait conduit des frappes aériennes massives sur les villes – tout le monde en aurait parlé aux actualités. [Bien que les rebelles aient constamment affirmé de telles choses, bien sûr, NdE].
Après tout, je me considère moi-même comme un des meilleurs spécialistes russes de cette guerre – j’ai passé un an et demi à l’étudier de l’intérieur sur le terrain. Bien sûr, j’étais correspondant de guerre, mais avant tout je suis un officier, et j’étais intéressé à connaître les tactiques des terroristes, les tactiques à utiliser contre eux, comment la guerre progresse… Alors, quand le ministre russe de la Défense parle de détruire les centres de commandement des terroristes, les dépôts logistiques, ce sont des propos détachés de la réalité. Un simple exemple que tout le monde peut comprendre : les centres de commandement des rebelles ne peuvent pas être très éloignés de leurs unités, tout comme leurs communications se font par ondes courtes, signaux optiques, et leurs combattants sont souvent uniquement dans les villes. Alors dire que nous menons des frappes aériennes contre les centres de commandement terroristes à des centaines de kilomètres de la ville la plus proche… Peut-être qu’il y a du monde là-bas, mais dire que c’est un centre tactique essentiel… Il y a des exceptions, bien sûr, mais c’est plutôt improbable.
3. – Vous devez cibler les pays qui recrutent, entraînent, arment et financent les terroristes, et non les mercenaires en Syrie
– Avant toute chose, nous devons déclarer publiquement qui sont les vrais ennemis. État islamique, les autres terroristes… ce ne sont que des instruments, ils ne sont pas le véritable ennemi. Les vrais ennemis sont l’Arabie saoudite, le Qatar, les États-Unis, la Turquie, ou plus exactement les gens qui au sein de leurs gouvernements financent et arment les terroristes. Les djihadistes sont simplement un moyen, un marteau. Mordre ou frapper un marteau est parfaitement inutile. Même si vous arrivez à en casser un sans vous rompre les os, ils en prendront un autre – les marteaux ne sont pas chers. Donc nous devons traiter le problème à sa source.
Tout d’abord, nous devons fermer les frontières syriennes. L’arme aérienne peut être utile ici – mais il y a le problème que cette tactique conduise à des conflits frontaliers. Alors, avant cela, nous devons déclarer que ces pays ont envahi un État souverain – je sais, c’est brutal, mais sans cela nous ne pouvons rien faire. Nous pouvons toujours écraser plus de mouches, mais s’il y a quelque chose exactement à côté qui les attire, ce sont des milliers qui arriveront.
Ce type d’invasion n’a jamais été mené auparavant – j’appelle cela une invasion et non une guerre civile parce que les terroristes sont aujourd’hui dans leur grande majorité des étrangers… Une guerre civile est une guerre où la majorité des combattants des deux côtés sont des nationaux, et si dans un des camps, la grande majorité des combattants sont des étrangers, alors c’est une invasion. Rappelez-vous, durant la Seconde Guerre mondiale, le Général Vlassov : c’était un déserteur qui a combattu pour les nazis, un certain nombre de prisonniers russes ont combattu pour les nazis, mais personne n’a dit que la Seconde Guerre mondiale a été une guerre civile russe.
4. – La sécurité frontalière et le contrôle des passeports sont la façon N°1 d’éviter le terrorisme
Avant de frapper les terroristes, nous devons réfléchir aux manières d’éviter d’avoir à les sanctionner. Notre préoccupation est une et unique – se défendre contre les terroristes et battre les terroristes – parce que ce sont les mêmes méthodes qui sont en jeu. Le but principal de la guerre contre le terrorisme est d’arrêter les terroristes franchissant la frontière, c’est là la première tâche que vous devez réussir. Regardez, l’armée syrienne a éliminé plus de rebelles que ceux qu’elle combat aujourd’hui, mais comme il en vient de plus en plus, elle ne peut pas s’occuper de tous.
La coalition que j’ai mentionnée – ces pays qui envoient des terroristes, qui les arment, qui les financent et qui les recrutent, partout dans le monde – inclut aussi la Russie. Comme notre gouvernement a commencé à le reconnaître, il y a beaucoup de citoyens russes qui se battent en Syrie.
– On dit qu’il y en a 2 000 ?
– Deux mille est une estimation basse. On pourrait en compter beaucoup plus, et les Syriens eux-mêmes en comptent plus. Peu importe mais les chiffres sont plus élevés. Et en plus, ils n’arrêtent pas de tourner, ils vont et viennent. Et beaucoup reviennent chez nous, nous ne savons pas combien. Un certain nombre est pris, ou bien les services de sécurité sont à leurs trousses, mais il y en a dont on ne sait rien. Voilà la vérité – nous avons besoin de sécuriser nos frontières [en Russie et en Syrie], c’est ce que nous pouvons améliorer, et là nous serons plus efficaces. Tuer des rebelles, c’est comme un combat de cancrelats. Ils sortent de leurs nids et se cachent ensuite dans tous les coins et recoins – les attraper un par un dans ces coins est inutile, il faut les frapper à la source, c’est la seule option réaliste. Évidemment, nous pouvons passer du temps à les bombarder, nos avions seront plus vite mis à la casse, et les rebelles continueront d’arriver.
– Je me souviens, quand les Soviétiques se sont retirés d’Afghanistan, et que la production d’héroïne a commencé, j’ai traversé l’Iran. Et les Iraniens ont vidé leurs villages à 260 kilomètres de la frontière pour arrêter le trafic. Mais les passeurs, qui avaient compris les contre-mesures, donnaient à leurs ânes du speed et les ânes sous amphétamines galopaient à travers les montagnes…
– Évidemment, il y a beaucoup de problèmes à résoudre, mais il n’y a pas d’autre choix. Si nous arrivons seulement à interrompre d’une manière sérieuse le flot des terroristes, nous pouvons régler un certain nombre de problèmes.
Et nous devons non seulement fermer les frontières de la Syrie, mais aussi nos propres frontières. Parce que nous pouvons réussir à vaincre les terroristes en Syrie, enregistrer une vraie victoire – et puis ces cancrelats peuvent se répandre partout dans le monde, y compris revenir chez nous.
– Je viens de voir une interview à la télévision d’un gars du Daghestan en Russie. Il disait qu’il avait emmené toute sa famille, des enfants à la grand-mère, dans l’État islamique, il y a quelques temps. Ensuite, il a décidé de revenir. Imaginez, je ne crois pas nécessairement que tous les gars qui reviennent d’un tel voyage n’ont pas été radicalisés et n’abritent pas de mauvaises intentions…
– Nous avons vu des villages pris par nos gars – je veux dire par des citoyens russes. Ils s’emparent d’un village en chassent les habitants – c’était près de la frontière turque – donc ils prennent le village et considèrent qu’ils en sont propriétaires. Plusieurs d’entre eux en ont assez et rentrent au pays – mais selon leurs passeports, ils ne sont jamais sortis de chez nous. Ils ont seulement fait du tourisme en Turquie ou en Géorgie ou ailleurs. Ils vont là-bas, achètent un faux passeport avec un nom de famille différent… Nous avons des accords d’entrée sans visa avec la Turquie [nous avons maintenant des informations sur ce genre de pratiques en Ukraine aussi]. C’est une autre raison pour laquelle il est difficile d’estimer combien de nos citoyens sont en Syrie – même quand ils sont tués, leurs papiers d’identité sont le plus souvent faux.
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Traduit par Ludovic, révisé par Diane, relu par Literato pour le Saker Francophone
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