La fureur du mouton


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Par Dmitry Orlov – Le 2 aout 2016 – Source Club Orlov

De toutes ces années à regarder la politique aux États-Unis, je n’ai jamais vu une élection présidentielle générer des émotions aussi négatives. Tout le monde déteste Donald Trump ou Hillary Clinton ou, de plus en plus, les deux. Cela crée un problème psychologique grave pour beaucoup de gens : ils veulent dire à leurs amis et au monde que Clinton est mentalement instable doublée d’un escroc, mais ils sont en conflit parce qu’ils se rendent compte que, ce faisant, ils soutiendront Trump.

Ou ils veulent dire à tous que Trump est vulgaire, narcissique, un égoïste et un gros vantard, mais ils sont en conflit parce qu’ils se rendent compte que, ce faisant, ils soutiendront Clinton. Certains abandonnent le duopole des deux partis en faveur des petits partis, prêts à voter pour la verte Jill Stein ou Gary Johnson, le libertarien, mais ils sont en conflit parce que le vote pour Stein prendrait des votes à Clinton l’escroc et donc soutiendrait Trump le vantard, alors qu’en votant pour Johnson, cela prendrait des votes à Trump le vantard et soutiendrait ainsi Clinton l’escroc. Il n’y a simplement pas d’option gagnante ! Ou peut-être y en a-t-il une ?

Il y a une longue liste d’arguments pour voter contre l’un des principaux candidats, certains d’entre eux clairement évidents. Au sommet de la liste de ceux contre Clinton, il y a qu’elle est corrompue et belliciste, alors que Trump est inexpérimenté et va provoquer des divisions sociales. Mais il n’y a pas une seule raison valable pour trouver quelqu’un qui voudrait voter volontairement pour eux. Certains ont soutenu que Trump est moins susceptible de provoquer une troisième guerre mondiale, parce que ses instincts sont ceux d’un homme d’affaires, et qu’il est principalement intéressé à faire de l’argent, pas la guerre; mais Clinton aime l’argent tout autant que Trump. Il suffit de regarder sa gigantesque caisse noire privée, connue sous le nom de Fondation Clinton! D’un autre côté, peut-être que Trump ne va aimer l’idée de la paix que jusqu’au moment où il sera élu. Là, il lui sera expliqué que l’empire américain est un racket et la mafia va le menacer de lui briser les jambes, pour le convaincre d’être raisonnable. Et alors il aimera la guerre tout autant que Clinton. Rien de tout cela ne rend facile pour un amoureux de la liberté et de la paix de voter pour l’un d’eux en toute conscience.

J’ai entendu Jill Stein dire que les gens devraient être en mesure de voter selon leur conscience. Oui, nous allons lui concéder que voter contre sa conscience n’est probablement pas bon pour l’âme, juste peut-être pour le portefeuille. Mais cela donne au bureau de vote la forme d’un confessionnal, plutôt que d’un appareil par lequel les gens peuvent affirmer leur pouvoir politique très limité. Mais avez-vous un quelconque pouvoir politique, ou est-ce que les élections américaines ne sont qu’un jeu de manipulation, dans lequel vous perdez, peu importe comment vous votez ? Une étude de 2014, Tests des théories politiques américaines : Elites, groupes d’intérêt et les citoyens moyens par Martin Gilens et Benjamin I. Page, a montré de manière concluante comment les préférences des citoyens moyens ne comptent pour rien, au contraire de celles des élites aisées et des groupes d’intérêt. Ainsi, à la question de savoir si vous êtes le gagnant ou le perdant dans le jeu de la politique électorale des États-Unis, il est facile de répondre : si vous êtes un multimilliardaire et un capitaine d’industrie, alors vous pouvez gagner ; si vous êtes un citoyen moyen, vos chances de gagner sont précisément de zéro.

Étant donné que vous allez perdre, pourquoi devriez-vous jouer ? Devriez-vous vous comporter comme un Mouton furieux, obéissant à tous les signaux que vous envoient les candidats, leurs organisations et les commentateurs politiques dans les médias de masse ? Devriez-vous y participer, pour donner la plus grande victoire possible à ceux qui manipulent le processus politique à leur avantage ? Ou devriez-vous refuser toute coopération dans la plus large mesure possible et essayer de les démasquer et de neutraliser leurs efforts de manipulation politique ?

Bien sûr, il y a quelques frissons bon marché à avoir, pour les Moutons furieux sous endorphines, comme sauter de haut en bas tout en agitant des signes produits en masse et en criant des slogans pré-approuvés par des comités de campagne. Mais si vous êtes le genre de personne qui aime avoir une pensée indépendante de temps à autre, vous cherchez probablement trois choses :

  • éviter des dommages psychologiques d’avoir à observer et à participer à ce spectacle absurde et dégradant ;
  • l’expérience du délicieux frisson de regarder ce système échouer et ceux qui sont derrière lui perdre la face ;
  • et retrouver une certaine quantité de foi en la possibilité d’un avenir pour vos enfants et petits-enfants, qui pourrait impliquer quelque chose qui ressemble effectivement à une sorte de démocratie, plutôt qu’à un sordide et humiliant jeu truqué.

Avant de nous mettre à jouer, nous devons comprendre quel est le type de jeu proposé, en termes techniques. Il existe de nombreux types de jeux : des jeux de force, des jeux d’adresse (escrime) et des jeux de stratégie (backgammon). Celui-ci est un jeu de force, le combat utilisant de grands sacs d’argent, mais il peut être transformé en un jeu de stratégie par le côté le plus faible, sans pouvoir gagner, mais en niant la victoire du côté adverse.

La plupart d’entre nous sont animés par la belle idée que les jeux devraient être équitables. Dans un jeu juste, les deux parties ont une chance de victoire, et il y a normalement un gagnant et un perdant, ou, à défaut, un match nul. Mais les jeux équitables ne représentent qu’un sous-ensemble des jeux, tandis que le reste, la grande majorité, est injuste. Ici, nous parlons d’un type spécifique de jeu déloyal, dans lequel votre camp perd toujours. Mais cela veut-il dire que l’autre côté doit toujours gagner ? Pas du tout ! Il y a deux résultats possibles: « Vous perdez − ils gagnent » et «Vous perdez − ils perdent ».

Maintenant, si vous, n’étant ni multimilliardaire, ni un capitaine d’industrie, vous êtes confronté à la perspective de passer le reste de votre vie du côté des perdants, quel résultat pourriez-vous souhaiter ? Bien sûr, vous devriez vouloir que l’autre côté perde aussi ! La raison : si ceux de l’autre côté commencent à perdre, alors ils vont abandonner ce jeu et recourir à d’autres moyens d’assurer une victoire injuste. Dans le cas du jeu de la politique électorale américaine, cela percerait le voile de la fausse démocratie, générant un niveau d’indignation publique qui pourrait rendre la restauration de la démocratie réelle au moins théoriquement possible.

Alors, comment changer le résultat de « Vous perdez − ils gagnent » en « Vous perdez − ils perdent » ?

La première question à laquelle répondre est de savoir si vous devriez prendre la peine de voter, et la réponse est oui, vous devriez voter. Si vous ne votez pas, alors vous abandonnez le terrain de jeu aux Moutons furieux qui, étant les plus faciles à manipuler, remettront une victoire facile à l’autre camp. La question restante est : comment devriez-vous voter pour faire perdre l’autre côté ? Cela ne devrait pas être considéré comme une question de choix personnel ; pas besoin de vous préoccuper de savoir qui est le « moindre mal », ou quel candidat fait les moins mauvaises promesses. Vous n’allez pas voter pour quelqu’un ; vous allez voter contre l’ensemble du processus. Pensez-vous comme un soldat qui se porte volontaire pour la défense de la liberté : vous allez tout simplement exécuter les ordres. La charge a été déposée par quelqu’un d’autre ; votre mission, si vous l’acceptez, est d’allumer la mèche et de partir. Cela devrait à la fois vous motiver pour aller voter et rendre le processus de vote facile et sans stress. Vous allez démasquer, renverser le paradigme dominant puis regarder le feu d’artifice.

Maintenant, vous devez comprendre la façon dont le jeu électoral se joue. Il se joue avec de l’argent, de grosses sommes d’argent, le vote étant tout à fait secondaire. En termes mathématiques, l’argent est la variable indépendante et les votes sont la variable dépendante, mais la relation entre l’argent et les votes est non linéaire et varie dans le temps. Pour commencer, les intérêts financiers misent d’énormes sommes d’argent sur les deux grands partis, non pas parce que les élections doivent être, par leur nature, ridiculement chères, mais cela érige un obstacle insurmontable à l’entrée des citoyens moyens dans le processus. La décision finale de victoire est prise avec une marge relativement mince, afin de rendre au processus électoral un semblant d’authenticité, plutôt qu’une pure mise en scène, et susciter l’enthousiasme. Après tout, si les intérêts financiers se contentaient de jeter tout leur argent sur leur candidat préféré, cela rendrait la victoire de ce candidat jouée d’avance, mais ce ne serait pas vu comme suffisamment démocratique. Ils utilisent donc des sommes importantes pour se séparer de vous les sans-dents, mais de beaucoup plus petites sommes pour faire pencher la balance.

Lors du calcul pour faire pencher la balance, les experts politiques employés par les intérêts financiers se reposent sur des informations sur l’appartenance politique, les données de sondage et les habitudes historiques de vote. Pour changer le résultat d’un mode « gagnant/perdant » à un mode « perdant/perdant », vous avez besoin d’invalider ces trois choses :

  • Le bon choix d’appartenance à un parti est aucun, ce qui, pour une raison bizarre, est communément étiqueté comme indépendant (et attention pour l’American Independent Party, qui est un parti d’extrême-droite mineur en Californie qui a trollé avec succès les gens pour qu’ils se joignent à eux par erreur). Quoi qu’il en soit ; laissez les Moutons furieux fiers d’être des dépendants. Dans tous les cas, les deux principaux partis sont en train de mourir, et le nombre de membres non affiliés a un parti est maintenant presque le même que le nombre de démocrates et de républicains réunis.
  • Lorsque vous répondez à un sondage, la catégorie pour laquelle vous devriez toujours opter, c’est indécis, jusqu’au moment où vous entrez dans l’isoloir. Interrogé sur vos habitudes sur diverses questions, vous devez vous rappeler que l’intérêt concernant votre avis est malhonnête : votre position sur les vraies questions ne compte pour rien (voir l’étude ci-dessus), sauf dans le cadre d’un effort pour vous amener, vous, Mouton furieux, dans un paddock politique. Par conséquent, quand on parle aux sondeurs, soyez vaguement des deux côtés sur chaque question tout en soulignant que cela ne joue aucun rôle dans votre prise de décision. Si on vous demande ce qui importe pour vous, indiquez que vous vous concentrez sur des questions telles que le langage corporel, le sens de la mode et le comportement des candidats. Cela aura pour effet de court-circuiter toute tentative de vous manipuler en utilisant votre capacité purement fictive pour influencer la politique publique. Vous ne pouvez pas être pour ou contre un candidat de manière franche et claire ; ni qu’il y a un test décisif sur le comportement ou sens de la mode. Les politiciens sont censés être en mesure de mener les Moutons furieux en faisant des promesses qu’ils n’ont pas l’intention de tenir. Mais que va-t-il se passer si les électeurs (conscients du fait que leurs opinions ne comptent plus) commencent soudainement à exiger une meilleure posture, des gestes de mains plus gracieux, un ton de voix plus mélodieux et un côté plus énergique ? Calamité ! Ce qui était censé être un champ de bataille idéologique, faux mais bien rangé avec des lignes de front fictives mais clairement délimitées, se transforme soudain en un concours de beauté macabre tenu dans un champ uniforme de boue liquéfiée.
  • La dernière étape consiste à invalider les habitudes de vote historiques. Ici, la solution parfaitement évidente est de voter au hasard. Le vote aléatoire produira des résultats non aléatoires mais chaotiques, viciant l’idée que le processus électoral se base sur les plates-formes des partis politiques, des questions ou des mandats populaires. Plus important encore, il annulerait le processus par lequel les votes sont achetés pour obtenir de l’argent des politiques. Il suffit de se rappeler d’apporter une pièce dans l’isoloir avec vous. Voici un organigramme qui explique comment vous devez décider pour qui voter une fois que vous êtes debout dans la cabine de vote tenant votre pièce :

 

Pile / Face -> Gauche / Droite -> Pile / Face -> selon Clinton / Stein ou Trump / Jonhson

Si vous voulez être un activiste, apportez une poignée de pennies et distribuez-les aux gens tout en faisant la queue au bureau de vote. Vous n’aurez pas besoin de convaincre beaucoup de gens pour produire l’effet escompté. Rappelez-vous, qu’afin de maintenir l’apparence d’un processus démocratique, la marge artificielle financièrement induite par la victoire est maintenue assez mince, et même une petite quantité d’aléatoire ajoutée est suffisante pour l’anéantir. Soulignez le mot « liberté » en bonne place et en relief sur chaque penny. Expliquez brièvement ce qu’est un Mouton furieux, et comment l’exercice de la liberté est exactement le contraire d’être un Mouton furieux. Ensuite, expliquez-leur comment les pièces de monnaie doivent être utilisées : le premier tirage du penny détermine si vous votez pour la gauche ou la droite ; le deuxième si vous votez pour le candidat majeur ou mineur. Assurez-vous de mentionner que c’est un moyen infaillible pour pomper l’argent des politiciens. Essayez la ligne: « Ce penny ne peut pas être acheté. » Ne pas discuter, ne pas débattre ; sortez votre discours bien huilé, donnez le penny et avancez. Le dernier détail dont tout le monde a besoin de se rappeler est de savoir comment répondre aux sondages de sortie de vote, afin de priver l’autre côté de toute compréhension de ce qui vient d’arriver. Lorsqu’on vous demandera comment vous avez voté, dites : « J’ai voté à bulletin secret. »

Ensuite, vous pouvez rentrer à la maison, allumer la boîte à con et regarder un spectacle amusant avec des grincements de dents, des vêtements arrachés et la dispersion de cendres sur les têtes jacassantes. Vous ne pourrez pas voir les scènes de rancœur backstage et les récriminations parmi les élites fortunées, mais vous pouvez imaginer à quel point elles seront furieuses, ayant vu leurs milliards de dollars vaincus par quelques poignées de pennies.

Vous pourriez penser que le vote aléatoire, avec chaque candidat obtenant une part égale de voix, serait parfaitement prévisible, ce qui permettrait d’assurer une victoire par le piratage de quelques machines de vote. Mais ce ne sera jamais le cas dans le monde réel, parce que tout le monde ne va pas voter au hasard. Vous pourriez alors penser qu’il serait encore possible de manipuler les électeurs au vote non aléatoire d’une certaine manière. Mais comment on peut prédire qui va voter au hasard, et qui ne le fera pas ? Et si chaque vote est, en substance, acheté, comment quelqu’un va-t-il acheter des votes aléatoires ou déterminer à quel candidat un tel achat serait favorable ? Dans cette situation, l’achat de votes ne servirait qu’à embrouiller davantage le résultat. Ainsi, l’effet du hasard ajouté au résultat ne serait plus aléatoire ; il serait chaotique.

Et voila, mes chers compatriotes, comment vous pouvez changer un résultat « Vous perdez − ils gagnent » en un résultat plus juste et plus équitable de « Vous perdez − ils perdent » dans ce jeu particulier de stratégie.

Dmitry Orlov

Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

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