La fin du pétrodollar signifiera simultanément la fin de la capacité des États-Unis d’imposer leur hégémonie mondiale
Par William Engdahl – Le 12 janvier – Source Russia Insider
La Russie vient de prendre des mesures importantes qui briseront le monopole actuel de Wall Street sur le prix du pétrole, au moins pour une immense partie du marché mondial. Ces mesures font partie d’une stratégie à long terme visant à découpler l’économie de la Russie et tout particulièrement sa très importante exportation de pétrole, du dollar US, aujourd’hui le talon d’Achille de l’économie russe.
A la fin de novembre, le ministère russe de l’Énergie a annoncé qu’il lancera le test d’un nouveau prix de référence pour le pétrole russe. Bien que cela puisse paraître de la petite bière à beaucoup, c’est immense. Si cela réussit, et il n’y a pas de raison pour que cela ne soit pas le cas, les contrats à terme de pétrole brut négociés sur les marchés russes coteront le prix du pétrole en roubles et non plus en dollars américains. Cela fait partie d’un mouvement de dé-dollarisation que la Russie, la Chine et un nombre croissant d’autres pays ont tranquillement entamé.
La fixation d’un prix de référence du pétrole est au cœur de la méthode appliquée par les grandes banques de Wall Street pour contrôler les prix mondiaux. Le pétrole est la matière première la plus importante au monde en termes de dollars. Aujourd’hui, le prix du pétrole brut russe est référencé par rapport à ce qu’on appelle le prix du Brent. Le problème est que le champ du Brent, comme d’autres grands champs pétroliers de la mer du Nord est en voie de tarissement, signifiant que Wall Street s’autorise une référence en train de disparaître comme levier de contrôle sur des volumes de pétrole beaucoup plus importants. L’autre problème est que le contrat Brent est contrôlé essentiellement par Wall Street et soumis à une manipulations des dérivés [sur les marchés à terme] par des banques comme Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP MorganChase et Citibank.
La fin du pétrodollar
La vente de pétrole libellée en dollars est essentielle pour soutenir la monnaie américaine. A son tour, le maintien de la demande de dollars par les banques centrales mondiales pour leurs réserves de change afin de soutenir le commerce extérieur de pays comme la Chine, le Japon ou l’Allemagne est essentiel si le dollar étasunien doit rester la principale monnaie de réserve mondiale. Ce statut est l’un des deux piliers de l’hégémonie américaine depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Le second pilier est sa suprématie militaire mondiale.
Les guerres des États-Unis sont financées avec les dollars des autres
Parce que tous les autres pays ont besoin d’acquérir des dollars pour payer leurs importations de pétrole et la plupart des autres marchandises, des pays comme la Chine ou la Russie investissent généralement l’excédent en dollars gagné par leurs entreprises dans des bons du Trésor ou d’autres titres similaires du gouvernement américain. Le seul autre candidat suffisamment important, l’euro, est considéré comme plus risqué depuis la crise grecque.
Le rôle de monnaie de réserve du dollars US, depuis août 1971, lorsque le dollar a rompu avec l’étalon or, a essentiellement permis au gouvernement étasunien de gérer des déficits budgétaires apparemment infinis sans avoir à se soucier de la hausse des taux d’intérêts, comme si vous aviez un découvert permanent dans votre banque.
Cela a permis dans les faits à Washington de créer une dette fédérale record de $18.6 trillions sans souci majeur. Aujourd’hui, le ratio de la dette du gouvernement des États-Unis par rapport au PIB est de 111%. En 2001, lorsque George W. Bush est entré en fonction et avant que des milliers de milliards de dollars ne soient dépensés pour la guerre contre le terrorisme en Afghanistan et en Irak, la dette américaine atteignait seulement la moitié, soit 55%.
L’expression désinvolte en cours à Washington est que cette «dette n’a pas d’importance», supposant que le monde – la Russie, la Chine, le Japon, l’Inde, l’Allemagne – achètera toujours de la dette américaine avec les dollars de son excédent commercial. La capacité de Washington de jouer le rôle de monnaie de réserve mondiale, une priorité stratégique pour Washington et Wall Street, est liée de manière vitale à la manière dont les prix du pétrole sont déterminés.
Dans la période allant jusqu’à la fin des années 1980, les prix mondiaux du pétrole étaient largement définis par l’offre et la demande quotidienne réelle. C’était le domaine des acheteurs et des vendeurs de pétrole. Puis Goldman Sachs a décidé d’acheter le petit service de courtage de Wall Street, J. Aron dans les années 1980. Ils avaient l’œil fixé sur la manière dont le pétrole est négocié sur les marchés mondiaux.
Cela a été l’avènement du pétrole de papier, le pétrole vendu à terme, des contrats indépendants de la livraison physique du pétrole brut, plus facile à manipuler pour les grandes banques sur la base de rumeurs et de magouilles sur le marché des dérivés, puisqu’une poignée de banques de Wall Street dominaient les ventes de pétrole sur le marché à terme et savaient exactement qui tenait quelles positions, un rôle d’initié confortable mais rarement mentionné entre gens polis. Cela a été le début de la transformation du commerce du pétrole en casino où Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP MorganChase et quelques autres banques géantes de Wall Street ont investi les tables de jeux.
Dans la foulée de la hausse des prix du pétrole de l’OPEP en 1973, environ 400% en quelques mois après la guerre du Kippour d’octobre 1973, le Trésor américain a envoyé un émissaire de haut rang à Riyad, en Arabie saoudite. En 1975, le secrétaire adjoint au Trésor, Jack F. Bennett, était envoyé en Arabie saoudite pour finaliser un accord avec la monarchie selon lequel le pétrole saoudien et de tout l’OPEP serait négocié exclusivement en dollars US, et non en yens japonais ou en marks allemands ou quoi que ce soit d’autre. Bennett est parti ensuite prendre un emploi très bien rémunéré chez Exxon. Les Saoudiens ont obtenu d’importantes garanties et des équipements militaires en retour et à partir de là, malgré des efforts importants de la part des pays importateurs de pétrole, celui-ci est vendu jusqu’à ce jour sur les marchés mondiaux en dollars et le prix est fixé par Wall Street via le contrôle des produits dérivés ou des marchés à termes comme Intercontinental Exchange ou ICE à Londres, le NYMEX de New York [New York Mercantile Exchange, bourse spécialisée dans l’énergie et les métaux, NdT] ou le Dubai Mercantile Exchange qui sert de référence pour les prix du brut arabe. Tous appartiennent à un groupe restreint de banques de Wall Street – Goldman Sachs, JP MorganChase, Citigroup et d’autres. À l’époque où il était secrétaire d’État, Henry Kissinger aurait déclaré : «Si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez des nations entières.» Le pétrole a été au cœur du système dollar depuis 1945.
Note du Saker Francophone On peut rappeler ici que les velléités de Saddam Hussein et de Mouammar Kadhafi de ne plus vouloir négocier leur pétrole en dollars leur a valu une fin bien funeste
L’importance du prix de référence russe
Aujourd’hui, les prix des exportations russes de pétrole sont fixés en fonction du prix du Brent tel qu’il est négocié à Londres et New York. Avec le lancement du prix de référence russe, cela devrait changer, probablement de façon très spectaculaire. Le nouveau contrat pour le brut russe en roubles, et non en dollars, se négociera sur le St. Petersburg International Mercantile Exchange (SPIMEX).
Le contrat de référence Brent est utilisé actuellement pour fixer le prix du brut russe, mais pas seulement. Il sert à fixer le prix de plus des deux tiers de tout le commerce international du pétrole. Le problème est que la production du mélange Brent de la mer du Nord est en déclin au point qu’aujourd’hui seulement un million de barils fixent le prix pour 67% de tout le pétrole négocié sur le plan international. Le contrat en roubles russes pourrait creuser une immense brèche dans la demande de pétrole une fois qu’il sera accepté.
La Russie est le plus grand producteur de pétrole au monde, donc la création d’un indice pour son pétrole indépendant du dollar est importante, pour employer un euphémisme. En 2013, la Russie a produit 10.5 millions de barils par jour, soit légèrement plus que l’Arabie saoudite. Comme la Russie utilise principalement du gaz naturel, 75% de tout son pétrole peut être exporté. L’Europe est de loin le principal client de la Russie pour le pétrole, elle achète 3.5 millions de barils par jour. Le mélange de l’Oural, composé de diverses variétés de pétrole russe, est le type le plus exporté. Les principaux clients européens sont l’Allemagne, les Pays-Bas et la Pologne. Pour mettre le changement de référence russe en perspective, les autres grands fournisseurs de brut pour l’Europe – l’Arabie saoudite (890 000 barils/jour), le Nigeria (810 000 barils/jour), le Kazakhstan (580 000 barils/jour) et la Libye (560 000 barils/jour) – sont loin derrière la Russie. De même, la production intérieure de pétrole brut en Europe décline rapidement. La production de l’Europe est tombée juste en dessous de 3 millions de barils par jour en 2013, à la suite des baisses constantes en mer du Nord, qui est à la base de la cotation du Brent.
Mettre fin à l’hégémonie du dollar est bon pour les États-Unis
La démarche russe de libeller en roubles la vente de ses énormes exportations de pétrole sur les marchés mondiaux, en particulier en Europe de l’Ouest et de plus en plus en Chine et en Asie via l’oléoduc de Sibérie orientale –Océan Pacifique ESPO [Eastern Siberia–Pacific Ocean Oil Pipeline] et d’autres routes, à partir de la nouvelle fixation du prix du pétrole russe sur le St. Petersburg International Mercantile Exchange, n’est en aucun cas le seul geste pour réduire la dépendance au dollar des pays pour le pétrole. Au début de l’année prochaine, la Chine, le deuxième plus grand importateur de pétrole au monde, projette de lancer son propre contrat de cotation du pétrole. Comme les Russes, l’indice de référence chinois ne sera pas libellé en dollars mais en yuans. Il sera négocié à la Bourse internationale de l’énergie de Shanghai.
Petit à petit, la Russie, la Chine et d’autres économies émergentes prennent des mesures pour réduire leur dépendance à l’égard du dollar américain, pour se dédollariser. Le pétrole est la marchandise la plus largement négociée dans le monde et il est presque entièrement coté en dollars. Si cela devait prendre fin, la capacité du complexe militaro-industriel des États-Unis à mener des guerres sans fin serait en grand danger.
Peut-être cela ouvrirait-il quelques portes à des idées plus pacifiques telles que dépenser les dollars des contribuables américains pour reconstruire l’infrastructure économique de base des États-Unis, aujourd’hui terriblement détériorée. La Société américaine de génie civil (American Society of Civil Engineers) a estimé en 2013 que 3 600 milliards de dollars d’investissements dans l’infrastructure de base des États-Unis étaient nécessaires ces cinq prochaines années. Ils rapportent qu’un pont sur 9 aux États-Unis, plus de 70 000 dans tout le pays, est en mauvais état. Presque un tiers des routes principales du pays sont dans un état déplorable. Seuls deux grands ports sur 14 de la côte Est seront en mesure d’accueillir les navires cargos extra-larges qui vont bientôt passer par le canal de Panama nouvellement élargi. Enfin, il y a plus de 14 000 miles de voies de chemin de fer à grande vitesse en fonction dans le monde, mais aucune aux États-Unis.
Ce genre de dépenses pour les infrastructures serait une source de vrais emplois et de vraies recettes fiscales, bien plus bénéfiques économiquement pour les États-Unis que la plupart des guerres interminables de John McCain. Investir dans l’infrastructure, comme je l’ai mentionné dans des articles antérieurs, a un effet multiplicateur par la création de nouveaux marchés. L’infrastructure produit de l’efficacité économique et des recettes fiscales dans un rapport de 11 à 1 pour chaque dollar investi puisque l’économie devient plus efficace.
Un déclin spectaculaire du rôle du dollar comme monnaie mondiale de réserve, s’il est couplé avec un recentrage intérieur – dans le style russe – sur la reconstruction de l’économie nationale, plutôt que de tout délocaliser, pourrait contribuer de manière importante à rééquilibrer un monde devenu fou. Paradoxalement, la dé-dollarisation, en refusant à Washington la capacité de financer de futures guerres grâce à l’investissement des Chinois, des Russes et d’autres acheteurs étrangers dans les obligations de sa dette, pourrait être une contribution précieuse à une véritable paix dans le monde. Cela ne serait-il pas un changement agréable ?
William Engdahl
Article original paru sur New Eastern Outlook
Traduit par Diane, vérifié par Ludovic, relu par Hervé pour le Saker francophone
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