Par Immanuel Wallerstein – Le 15 janvier 2016 – Source iwallerstein.com
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Le 2 janvier 2016, le gouvernement sunnite du Royaume d’Arabie saoudite a exécuté l’imam principal de la communauté chiite du royaume. Le gouvernement chiite d’Iran a dénoncé cette exécution, comme d’autres gouvernements dans le monde, et a déclaré que cela ne resterait pas sans conséquences. Depuis lors, la rhétorique a continué à se durcir, et les politiciens et les médias mondiaux ont parlé d’une guerre directe possible entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Presque tout le monde tend à interpréter cette tension comme étant fondée sur le clivage religieux entre les sunnites et les chiites, dont on dit qu’il est profondément enraciné dans le passé et qu’il définit la situation conflictuelle présente entre ces deux communautés.
Alors que les deux côtés semblent reculer devant une confrontation armée directe, il y a la guerre en Syrie et au Yémen menée par des groupes dont on dit qu’ils agissent par procuration pour les Saoudiens et les Iraniens. Ceux qui combattent en Syrie et au Yémen ne semblent encourager personne à agir comme honnêtes médiateurs. Les groupes en Syrie et au Yémen sont si méfiants les uns à l’égard des autres qu’ils semblent considérer une médiation comme impraticable. Cela rend extrêmement difficile, sinon impossible, de donner la priorité à toute stratégie qui combat effectivement la force encore largement étendue d’État islamique, et que les États-Unis (et d’autres) ont proclamée être leur priorité numéro un.
Nous avons en effet la mémoire si courte que nous avons totalement oublié que l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite ont été un jour des collaborateurs géopolitiques. C’était il n’y a pas si longtemps.
Nous n’avons pas besoin de remonter à la création du Royaume d’Arabie saoudite en 1932 lorsque l’Iran a accordé au nouvel État une reconnaissance diplomatique cruciale qui a conduit à l’acceptation généralisée de l’Arabie saoudite dans la communauté diplomatique des États souverains. La période la plus intéressante se situe dans les années 1960. Lorsque les compagnies pétrolières mondiales ont réduit subitement et unilatéralement les prix qu’elles étaient prêtes à payer pour le pétrole brut, le gouvernement (pré Chavez) du Venezuela a suggéré au gouvernement (pré-Ayatollah) d’Iran de se rencontrer, invitant aussi l’Irak, le Koweït et l’Arabie saoudite à examiner s’il n’y avait pas quelques mesures à prendre pour contrer cette attaque à leur revenu national. Ils étaient en colère et ont critiqué tant les grandes banques que les compagnies pétrolières (celles dites le Cartel des sept sœurs) que le gouvernement des États-Unis, qu’ils voyaient comme soutenant les banques sinon comme l’instigateur de leurs décisions.
Une rencontre a eu lieu à Vienne, du 10 au 14 septembre 1960. Les cinq États y ont fondé l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Ils ont invité d’autres États à la rejoindre. Au fil du temps, d’autres pays se sont ralliés : l’Algérie, l’Angola, l’Équateur, l’Indonésie, la Libye, le Nigeria, le Qatar, les Émirats arabes unis et le Gabon (qui s’est retiré plus tard).
Dans un premier temps, l’OPEP était simplement un lieu de discussion et d’échange d’informations. Cependant, lorsque Israël a vaincu un certain nombre de pays arabes dans ce qui s’est appelé la Guerre du Kippour en 1973, avec le soutien crucial et manifeste des États-Unis, l’OPEP a déclaré un boycott mondial du pétrole. Il était proposé par l’Arabie saoudite et l’Iran. L’idée d’une action militante de l’OPEP avait été présentée auparavant par des membres plus radicaux. Mais jusqu’en 1973, elle n’avait été soutenue ni par l’Arabie saoudite ni par l’Iran. Ces deux pays étaient considérés comme les plus proches des États-Unis à l’époque. Leur changement commun de position a marqué un tournant majeur dans l’histoire de l’OPEP.
Mais remarquez le fait géopolitique central. L’Arabie saoudite et l’Iran collaboraient directement. On ne parlait pas de rivalité millénaire entre sunnites et chiites. Au contraire, ils travaillaient ensemble. Et cela a marché. Il s’en est suivi une hausse importante du prix du pétrole qui a bénéficié à la fois à l’Arabie saoudite et à l’Iran.
En 1974, la réunion des ministres du Pétrole à Vienne a été envahie par des partisans de mouvements palestiniens dirigés par Carlos, dit le Chacal. Il a menacé d’en tuer beaucoup, en particulier le ministre iranien du Pétrole. L’histoire des coulisses de la libération de ces otages et du prix payé n’a jamais été claire. Il reste cependant un détail essentiel. Quelqu’un a payé la rançon pour le ministre iranien. Des analystes en sont venus à croire que le gouvernement saoudien l’avait fait pour le compte de son collègue. Étrange comportement si l’on croit que les deux gouvernements étaient mus uniquement par une discorde religieuse.
Un moment curieux pour finir. En mars 2007, il y a eu une réunion de l’Organisation de coopération islamique à Riyad en Arabie saoudite. Le gouvernement du royaume a explicitement invité l’Iran à y envoyer quelqu’un. Le président d’alors, Ahmadinejad, considéré à l’époque comme le dirigeant iranien le plus énergiquement et le plus inconditionnellement opposé à tout lien avec le monde occidental, a accepté l’invitation. Il a été accueilli à l’aéroport par le roi Abdallah d’Arabie saoudite, un beau geste. Abdallah a salué l’arrivée des pays frères. La rencontre n’a rien donné, mais une fois de plus elle a montré que les relations géopolitiques n’étaient pas exclusivement déterminées par des critères religieux.
Pourquoi l’OPEP a-t-elle été capable de parvenir au boycott et à la hausse du prix du pétrole en 1973 et de nouveau en 1979 ? Qu’est-ce qui était différent d’aujourd’hui au Moyen-Orient ? Principalement deux choses. Les États-Unis étaient encore en 1973 ce qu’ils ne sont plus en 2016, le pays décisif et qui décidait géopolitiquement. À la fin, tout le monde devait s’adapter aux souhaits des États-Unis, plus ou moins.
D’autre part, la puissance géopolitique des États-Unis les amenaient à composer. Lorsqu’ils donnaient leur imprimatur aux Israéliens dans la guerre du Kippour, ils devaient immédiatement l’équilibrer avec quelque geste dans l’autre sens pour apaiser au moins l’Arabie saoudite, un allié essentiel. Beaucoup pensent que les États-Unis ont effectivement donné le feu vert à l’Arabie saoudite et à l’Iran pour lancer le boycott. Outre les apaiser, cela donnait l’avantage économique aux États-Unis pour renforcer leur position dans la compétition trilatérale entre eux, l’Europe de l’Ouest et le Japon 1.
Alors où en sommes-nous aujourd’hui ? L’Arabie saoudite et l’Iran ont collaboré étroitement par le passé. Il n’est pas du tout inconcevable qu’ils le fassent de nouveau dans un avenir relativement proche. Les bouleversements géopolitiques sont très importants et aucun analyste ne devrait éliminer un possible changement. La géopolitique pourrait de nouveau mettre les différences religieuses en veilleuse. C’est particulièrement vrai en raison du grave déclin du poids relatif des États-Unis dans la région.
Immanuel Wallerstein
Traduit par Diane, vérifié par Ludovic, relu par Literato pour le Saker francophone
- La remontée des prix a aussi rendu le pétrole américain rentable à exploiter ↩
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