Par Pepe Escobar – Le 14 janvier 2016 – Source : Russia Today
Lundi dernier à Islamabad, il y avait des raisons de croire que le processus de paix afghan allait peut-être ressusciter comme Lazare, lorsque quatre joueurs majeurs, l’Afghanistan, le Pakistan, les USA et la Chine, se sont réunis autour d’une même table.
Le communiqué final n’avait toutefois rien de révolutionnaire : «Les participants ont souligné le besoin pressant d’engager des pourparlers directs entre les représentants du gouvernement de l’Afghanistan et les représentants des groupes talibans dans le cadre d’un processus de paix visant à maintenir l’unité, la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Afghanistan.»
Une semaine avant la réunion d’Islamabad, alors que je me trouvais dans le golfe Persique, j’ai eu une conversation extrêmement éclairante avec un groupe de Pachtounes afghans. Une fois la glace rompue et qu’il s’est avéré que je n’étais pas un élément clandestin aux motivations douteuses à la Sean Penn, mes interlocuteurs pachtounes ont livré la marchandise. Je me suis alors senti comme à Peshawar en 2001, quelques jours à peine avant le 11 septembre.
Le premier élément déclencheur a été la rencontre prochaine de deux responsables talibans, établis actuellement au Qatar, avec des envoyés spéciaux chinois et pakistanais de haut niveau, sans interférence de la part des USA. Cette rencontre face à face s’inscrit dans la stratégie élaborée par l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), dirigée par la Chine et la Russie, qui préconise que la solution du casse-tête afghan relève de l’Asie. D’autant plus que Pékin veut vraiment une solution, et vite, succursale afghane des Nouvelles routes de la soie oblige.
La guerre afghane post-11 septembre languit depuis 14 interminables années. L’opération Liberté immuable porte vraiment bien son nom pentagonais ! Personne ne gagne et les talibans sont plus divisés que jamais après l’échec du processus de paix précédent, lorsqu’ils ont annoncé que le mollah Omar était mort depuis deux ans.
Cette bonne vieille «profondeur stratégique»
Pourtant, tout repose encore sur le jeu complexe auquel se livrent Kaboul et Islamabad.
Prenons l’exemple des mouvements en dents de scie du PDG afghan (oui, oui, c’est bien son titre !), du Dr Abdullah Abdullah. Son cœur balance entre Téhéran, où il souligne que le terrorisme est une menace pour l’Iran et l’Afghanistan, et Islamabad, où il est entré dans les arcanes du processus de paix avec des responsables pakistanais.
Pour sa part, le premier ministre pakistanais Nawaz Sharif ne manque aucune occasion de renouveler son engagement en faveur de la paix et du développement économique en Afghanistan.
Lorsqu’une tentative d’amorce de processus de paix a été lancée (de façon informelle) à Doha en 2012, qui comptait huit représentants des talibans, ces derniers étaient furieux de constater que Kaboul privilégiait les pourparlers avec Islamabad. La position officielle des talibans est qu’ils sont politiquement (et militairement) indépendants d’Islamabad.
Comme mes interlocuteurs pachtounes le soulignaient, la majorité des Afghans ne savent pas quoi penser du dialogue entre Kaboul et Islamabad, qui comprend ce qu’ils appellent des concessions dangereuses, comme l’envoi de jeunes militaires afghans au Pakistan pour y suivre une formation.
Islamabad joue beaucoup de son influence. Les membres du réseau Haqqani, que Washington qualifie de terroristes, ont trouvé refuge dans les zones tribales du Pakistan. Si les talibans ont leur siège à la table de tout processus de paix, ce sera par l’entremise du Pakistan, qui exerce encore énormément d’influence auprès des talibans qui entourent le nouveau chef, le mollah Akhtar Mansour.
Mes interlocuteurs pachtounes sont catégoriques : les talibans et l’ISI [les services secrets pakistanais, NDT], c’est du pareil au même. Leur alliance stratégique est toujours en place. Tous les talibans présents à Doha sont suivis par l’ISI.
Par ailleurs, il se pourrait que les militaires pakistanais et l’ISI (qui sait tout ce qu’il faut savoir et qui est complice de bien des choses concernant les talibans) aient amorcé un virage subtil. Le mois dernier, le chef de l’armée pakistanaise, le général Raheel Sharif, s’est rendu en personne en Afghanistan, ce qui pourrait signifier que les militaires vont privilégier une paix véritable sur le terrain au lieu de considérer l’Afghanistan comme un pion manipulé pour garantir la profondeur stratégique du Pakistan.
Attention : gazoduc devant
Les pourparlers afghans devraient donc en principe se poursuivre. Le Hezb-e-Islami d’Afghanistan (HIA), dirigé par Gulbuddin Hekmatyar, un autre élément clé sur la liste des dix terroristes les plus recherchés par Washington, s’intéresse aussi au processus de paix. Mais le HIA dit que les Afghans doivent le mener et se l’approprier, ce qui exclut toute interférence pakistanaise. Il est clair que Hekmatyar se positionne pour jouer un rôle prépondérant à l’avenir.
L’intrigue se corse lorsque nous délaissons les talibans pour nous concentrer sur les avancées de Daech en Afghanistan. Dans les milieux proches de l’ex-président Hamid Karzai, alias l’ancien maire de Kaboul (parce qu’il ne contrôlait rien d’autre), on considère Daech comme un élément de la politique étrangère d’Islamabad, visant à donner au Pakistan un accès intégral à l’Asie centrale, à la Chine et à la Russie, riches en énergie.
L’idée apparaît cependant farfelue par rapport à ce qui se passe réellement au Pipelineistan.
Kaboul a mobilisé pas moins de 7 000 membres de ses forces de sécurité pour assurer la garde du gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde (TAPI) sur le territoire afghan (un projet de 10 milliards de dollars s’étendant sur 1 800 km), à supposer que sa construction soit vraiment terminée d’ici décembre 2018. D’un point de vue optimiste, le gros travail de déblayage pour assurer le passage du TAPI, qui comprend du déminage, commencera en avril.
Le président du Turkménistan, Gurbanguly Berdymukhamedov a déjà ordonné aux sociétés d’État Turkmengaz et Turkmengazneftstroi d’entreprendre la construction de la section de 214 km du TAPI qui passera par son pays. Le gazoduc va parcourir 773 km en Afghanistan et 827 km au Pakistan avant d’entrer en Inde. La question de savoir quand toute cette frénésie se matérialisera d’ici 2018 demeure ouverte.
Où est mon héroïne ?
Et que fomente la CIA pendant ce temps ?
L’ancien directeur par intérim de la CIA Michael Morell y va de son baratin : «La résurgence de l’Afghanistan est un enjeu, ce qui fait que le débat sur le nombre de militaires que nous [les USA] gardons en Afghanistan reprendra.»
Pour sa part, le Pentagone insiste sur la nécessité de déployer 10 000 militaires sur le terrain. Le commandant en chef de l’Otan en Afghanistan, le général John Campbell, tient absolument à ses 10 000 soldats : «Mon intention, c’est d’en garder autant que possible, aussi longtemps que possible.» Autrement dit, la Liberté immuable à jamais, car le Pentagone a été forcé d’admettre officiellement que les forces de sécurité afghanes sont incapables de fonctionner totalement d’elles-mêmes, malgré un investissement monstre de plus de 60 milliards de dollars fourni par Washington depuis 2002.
Les derniers rapports du Pentagone signalent que la sécurité en Afghanistan va à vau-l’eau. Ce qui nous amène dans la province de Helmand.
Quelques jours seulement avant la réunion d’Islamabad, les forces spéciales des USA qui soutiennent l’armée afghane ont participé à un échange de tirs nourris avec les talibans à Helmand. Le secrétaire de presse du Pentagone, Peter Cook, en employant le novlangue qui le caractérise, n’a pas parlé de combat, mais plutôt de mission consistant à entraîner, à conseiller et à aider.
Les talibans contrôlent plus de territoire en Afghanistan que jamais depuis 2001 (pas moins de quatre districts de la province de Helmand). Les civils sont pris dans le feu croisé. Pourtant, la présence des forces spéciales du Pentagone et ses frappes aériennes à Helmand sont perçues comme des visites touristiques.
Finalement, on revient toujours à Helmand. Pourquoi Helmand? Mes interlocuteurs pachtounes finissent par délier leurs langues et dire que tout gravite autour de la participation de la CIA au commerce de l’héroïne en Afghanistan. Les Américains ne peuvent tout simplement pas abandonner cela.
Nous sommes donc peut-être en train d’amorcer un nouveau chapitre de la grande épopée du gaz et du pavot au cœur de l’Eurasie. Les talibans, divisés ou non, ont fixé leur condition ultime : pas de pourparlers avec Kaboul sans pouvoir parler directement à Washington. Du point de vue des talibans, c’est tout à fait logique. Le pipelineistan ? Pas de problème, mais nous voulons notre quote-part (c’est la même histoire depuis la première administration Clinton). L’héroïne de la CIA ? Pas de problème, vous pouvez la garder, mais nous voulons notre quote-part.
Mes interlocuteurs pachtounes, qui s’apprêtent à prendre l’avion pour Peshawar, établissent la feuille de route. Les talibans veulent que leur bureau au Qatar (un très beau palace) soit officiellement reconnu comme la représentation politique de l’Émirat islamique de l’Afghanistan, ce qu’était en fait le pays de 1996 à 2001. Ils veulent que l’ONU (sans parler des USA) retire les talibans de sa liste des personnes les plus recherchées. Ils demandent la libération de tous les prisonniers talibans des prisons afghanes.
Est-ce que cela arrivera ? Bien sûr que non. Il appartient donc à Pékin de trouver un scénario où tous sortiront gagnants.
Pepe Escobar
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).
Traduit par Daniel, relu par Literato pour le Saker francophone
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