Par Dmitry Orlov – Le 4 avril 2019 – Source Club Orlov
La façon dont les humains entretiennent des relations avec le reste du règne animal semble un peu artificielle et tendue. Certains insisteraient pour dire qu’ils ne sont pas des animaux (tout en se comportant comme d’autres animaux de presque toutes les façons possibles). D’autres errent à la recherche de leur esprit animal et adorent la nature (dont ils font à peine partie, étant maintenus en vie par les services d’une technosphère parfaitement contre nature). La façon dont les humains sont en relation les uns avec les autres est aussi un peu tendue.
Certains croient que l’humanité est uniforme et qu’il serait raciste de faire la moindre distinction (même contre ceux qui vous violeraient en bande et vous tueraient pour le sport, vous rôtiraient à la broche et vous mangeraient, ou couperaient votre clitoris avec une paire de ciseaux). D’autres croient qu’ils sont différents et meilleurs que les autres, en se fondant sur des distinctions artificielles et des symboles accessoires tels qu’un drapeau, un hymne, une langue officielle et certains documents historiques, slogans et statues.
Les scientifiques ont pu faire beaucoup de progrès dans la compréhension du monde physique, y compris de ses parties vivantes – la biosphère. Ils ont fait des progrès dans la compréhension des sociétés humaines – par la sociologie, et des individus – par la psychologie. Mais à peu près tout ce qui concerne les humains a été relégué à ce que l’on appelle « les sciences humaines », dans lesquelles le traitement des humains comme un simple élément de la biosphère est considéré comme inadmissible. Cela soulève généralement les objections suivantes :
Premièrement, nous ne sommes pas des animaux, parce que nous avons la culture ! Eh bien, les traditions culturelles diffèrent, et certains phénomènes culturels comme le théâtre, la danse, les arts visuels et le reste se trouvent dans la timonerie de la recherche scientifique. L’objet d’étude peut être la tragédie ou la comédie, mais l’étude de ce sujet peut encore être une science, avec son arsenal habituel : observation et mesure, hypothèse, expérimentation et théorisation. Lorsque l’expérimentation ou l’observation directe ne sont pas possibles, des règles équivalentes à celles de la criminologie en ce qui concerne l’utilisation des témoignages et des preuves médico-légales peuvent toujours être suivies.
Deuxièmement, nous avons le libre arbitre et nos actions ne peuvent pas être déterminées par un jeu de processus naturels aveugles ! Nous aimons à penser que nous maîtrisons la nature, y compris nos choix reproductifs, et que nous sommes libres de déterminer notre politique, notre éthique et de contrôler notre utilisation de la science et de la technologie. Eh bien, il y a peut-être une part de vérité à cela au niveau micro, mais au niveau macro – en balayant du regard l’histoire de l’humanité au cours des quelque douze derniers millénaires – nous réalisons rapidement que notre précieux libre arbitre n’a eu aucun effet sur l’histoire de notre propre civilisation (sans compter les autres) et qu’il en aura aussi bien peu sur son avenir (si elle se révèle en avoir un). Il y a une certaine tranquillité d’esprit à penser que, quoi qu’il arrive, il y a de fortes chances que vous n’ayez pas été et ne serez jamais consulté à ce sujet. La tranquillité d’esprit n’est pas à négliger, alors ne considérez pas cela comme votre problème.
Enfin, considérer l’humanité comme un autre aspect de la biosphère et soumise aux mêmes processus physiques que le reste de la biosphère ne peut que frotter beaucoup de gens dans le mauvais sens du poil. Toute leur vie, on leur a enseigné qu’ils sont quelque chose de spécial – « dotés par leur Créateur de droits inaliénables », ou « le peuple élu de Dieu », ou une autre rhétorique spécieuse du genre – et ils trouvent humiliant d’être considérés comme une autre espèce de primate (et très perturbée en plus). Encore une fois, en faisant un zoom arrière de quelques milliers d’années, nous voyons qu’à côté de chaque pile d’humains disparus se trouve une pile de leurs dieux aussi disparus qui, le croyaient-ils sans doute aussi, les avaient dotés de quelque chose ou d’autre d’inaliénable, mais tout ce qui reste de leurs hautes constructions, ce sont des ruines impressionnantes. Toutes les choses s’usent, y compris les dieux. Demandez à Zeus, à Osiris ou à Râ. Les humains sont connus pour garder des animaux domestiques et/ou des divinités, et votre prochain animal domestique ou divinité pourrait être un robot piloté par une IA ; pensez à cela !
Sans ces objections, il n’y a aucune raison de ne pas examiner l’humanité d’un point de vue scientifique, comme une autre manifestation de la biosphère terrestre, aux côtés des bactéries, des termites et des rats taupes nus. Mais certaines populations humaines sont plus faciles à considérer en ces termes que d’autres. Il y a des tribus et des communautés qui sont capables de maintenir une homéostasie avec leur habitat pendant de nombreuses générations, tout comme le font les autres animaux. C’est souvent perçu comme une manière vertueuse d’être, mais c’est aussi parfaitement animaliste : la sélection naturelle assure la survie du plus apte, ou de celui « qui se rend le plus apte », compte tenu des contraintes de l’environnement naturel. L’évolution récompense ceux qui s’harmonisent avec leur environnement et punit ceux qui ne le font pas. En effet, pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité et dans la plupart des endroits, une telle coexistence harmonieuse et statique a été la norme.
Mais ensuite, plusieurs fois par millénaire, en divers endroits de la planète, nous avons pu observer des groupes de populations humaines subissant un changement de phase, passant d’un état statique à un état très dynamique et agité. Quelque chose les pousse à abandonner leurs méthodes éprouvées et à chercher un changement radical. Ils partent à la découverte et à la conquête, construisent des empires ou s’engagent dans d’impressionnants exploits de construction, érigeant des structures qui transforment le paysage d’une manière qui sera clairement visible de l’espace. Et puis, généralement mille ans plus tard, parfois un peu plus, leur énergie s’épuise et ils disparaissent tranquillement, sont conquis et remplacés, ou redeviennent relativement statiques à des densités de population beaucoup plus faibles.
Ce phénomène porte un nom – l’ethnogenèse – d’après le terme ethnos (ethnoi pluriel), qui lui a été donné par Lev Nikolaevich Gumilëv, dans des travaux précurseurs, Ethnogenèse et la biosphère de la Terre, une lecture difficile mais enrichissante. Gumilëv a examiné et extrait des preuves de l’histoire, de l’ethnographie, de l’archéologie et de la climatologie et a élaboré une théorie de l’ethnogenèse qui tient compte avec précision d’un très large éventail d’événements qui paraissent autrement aléatoires et inexplicables. Cela explique pourquoi des civilisations sont apparues à des endroits précis à des moments précis, et pourquoi elles ont disparu par la suite ; pourquoi certaines nations n’ont pas pu être conquises, quelques soient les effort tandis que d’autres se sont rendues sans combattre ; pourquoi certaines ethnies, une fois combinées, forment un super-ethnos plus puissant, tandis que d’autres forment ce qu’il appelle des chimères et subissent rapidement et spontanément une auto-annihilation ; et beaucoup plus encore.
Gumilëv a pris soin de puiser ses exemples dans les ethnies qui sont déjà passées au filtre de l’histoire. Son objectif déclaré était de ne considérer que les processus d’ethnogenèse achevés, de sorte que toutes les phases du processus, y compris la phase terminale, puissent être cartographiées, parce que son objectif était l’avancement de la science de l’ethnologie, et en cela il a réussi. Mais je suis sûr qu’une autre raison d’ignorer les exemples plus modernes était d’éviter la controverse politique, bien que dans son cas c’était inévitable : il vivait en Russie soviétique, et a subi la répression politique.
Son œuvre n’a vu le jour que dans les années 1980, assez tard dans sa vie, mais il est rapidement devenu très populaire, si populaire que sa terminologie est devenue omniprésente dans le discours public russe. Cela peut expliquer, dans une certaine mesure, le degré élevé d’immunité de la Russie aux manipulations politiques extérieures. C’est comme essayer de faire changer d’avis un comité d’ingénieurs civils sur les détails techniques d’un projet de construction en mettant en scène un spectacle de chant et de danse. « C’est mignon », pensent-ils, « mais retournons travailler ».
Contrairement à Gumilëv, mon but n’est pas de faire avancer la science de l’ethnologie mais de l’utiliser pour expliquer ce qui se passe actuellement et pour faire des prédictions spécifiques. J’espère que sa théorie s’avérera utile pour dépasser le clivage libéral/conservateur et éviter les aveuglements de la pensée nationaliste/internationaliste. Je veux expliquer en termes objectifs et non idéologiques pourquoi certaines ethnies s’épanouissent, se renforcent et absorbent des groupes de sous-ethnoïs tandis que d’autres se désintègrent et se précipitent vers l’extinction biologique et l’oubli.
Je n’hésiterai pas à donner des exemples contemporains, même si cela risque de semer la consternation chez certains dans diverses tendances politiques. D’autres pourront se sentir insultés d’entendre leurs ethnies traitées de relique ou de chimère. Ces caractérisations ne sont pas des insultes mais des classifications basées sur un schéma strict formé en fonction d’une montagne de preuves irréfutables couvrant plusieurs millénaires. Les amateurs d’histoire pourront se sentir lésés, car Gumilëv traite l’histoire (qui est essentiellement une étude critique des récits contenant beaucoup de « faits » disjoints à différents niveaux d’authenticité) de la même manière que les bâtisseurs médiévaux ont traité les statues de marbre romain : comme une matière première à broyer et à brûler pour en faire du mortier pour sa théorie.
L’ethnosphère et la biosphère ne sont pas tout ce qu’il y a à considérer. Il existe également une entité mondiale qui assure la médiation des interactions entre l’ethnosphère et la biosphère d’une manière de plus en plus importante. Le terme technosphère a été inventé par Vladimir Ivanovitch Vernadsky (1843-1945), un polymathe qui fut l’élève de Dmitri Ivanovitch Mendeleev (l’inventeur du tableau périodique des éléments) et le fondateur du projet de recherche atomique russe qu’il a lancé en 1908. Gumilëv s’est appuyé sur les idées de Vernadsky pour intégrer la technosphère dans sa théorie de l’ethnogenèse. (Pour être exhaustif, permettez-moi d’indiquer que tous les dignitaires ci-dessus ont vécu et travaillé dans ma ville natale de Saint-Pétersbourg/Leningrad ; mais c’est juste une coïncidence).
Un domaine dans lequel j’espère développer la théorie de Gumilëv est celui où elle touche à la technosphère. La science et la technologie échappant désormais à tout contrôle national, le développement de la technosphère est devenu une course de relais entre les différentes ethnois qui passent d’une étape de l’ethnogenèse à l’autre. Toute ethnie qui dépend abjectement des services de la technosphère mais qui n’est plus viable et n’est donc plus en mesure de la contraindre ou de la contrôler de manière significative constitue un grave danger pour la biosphère et pour elle-même. C’est un sujet que j’espère pouvoir aborder un jour.
Mais nous devrons d’abord définir nos termes. La semaine prochaine, j’expliquerai en détail ce qu’est exactement une ethnie, ce qui la génère, comment elle se développe, quelles sont ses étapes de vie et comment elle finit par mourir.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone
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