Pékin a décidé que l’asservissement (par la dépendance à l’opium ou aux jeux) ne pourra plus jamais se reproduire.
Par Alastair Crooke – Le 6 septembre 2021 – Source Strategic Culture
« La Lettre écarlate » est l’histoire de Hester Prynne dans l’Amérique puritaine du XVIIe siècle. L’histoire commence après que Hester a donné naissance à un enfant hors mariage et refuse de nommer le père. En conséquence, elle est condamnée à être raillée par une foule moqueuse, subissant « chaque pas [de la cellule de la prison à la place du marché] de ceux qui se pressaient pour la voir [comme] une agonie, comme si son cœur avait été jeté dans la rue pour qu’ils l’écrasent et le piétinent ». Après cela, elle doit porter un « A » écarlate – pour adultère – épinglé à sa robe pour le reste de sa vie. Dans la banlieue de Boston, elle vit en exil. Personne ne veut la fréquenter, pas même ceux qui ont discrètement commis des péchés similaires, dont le père de son enfant, le saint pasteur du village. La lettre écarlate a « l’effet d’un sort, la soustrayant aux échanges ordinaires avec le reste de l’humanité et l’enfermant dans une sphère à part ».
Bien sûr, aujourd’hui, nous regardons avec une satisfaction suffisante à quel point nous sommes progressistes, guidés par la science et modernes. Il n’y a plus de lettres écarlates aujourd’hui, nous disons-nous – et pourtant, elles existent. En fait, il en pleut. Il est parfaitement vrai qu’une femme qui accouche hors mariage aujourd’hui ne sera pas raillée par une foule hargneuse. Non, mais nous avons remplacé ces tabous du 17e siècle par de nouveaux tabous rigides qui apparaissent, remarquablement, comme l’inverse polaire de la culture antérieure. Anne Applebaum affirme que le traitement réservé aux transgresseurs d’aujourd’hui – bien que formulé dans un langage contemporain – n’est pas moins capricieux, pas moins punitif, que dans le Massachusetts puritain des années 1640.
Il est révélateur que, publiée en 1850, « La lettre écarlate » de Nathaniel Hawthorne ait été censurée pour des raisons sexuelles (alors qu’il s’agissait d’une histoire ancrée dans la pudibonderie). Plus ça change : c’est la même chose [en français dans le texte, référence au film le Guépard, « Que tout change pour que rien ne change », NdT]. Les tabous changent, mais les humains embrassent les illusions et les mèmes coercitifs avec toujours autant de ferveur. Si nous ne subissons pas aujourd’hui les railleries et si on ne nous lance pas des tomates pourries sur la place du marché, la sphère publique en ligne est devenue un lieu analogue de réaction viscérale instantanée, de pensée de groupe et de prismes idéologiques rigides et contrôlés. La nuance et la réflexion ont été poussées à l’exil. Les demandes publiques de châtiment rapide sont légion et imposent parfois une « lettre écarlate » à vie à des personnes qui n’ont pas été accusées de quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à un crime.
La chute, la semaine dernière, du régime instauré par l’Occident à Kaboul a clairement révélé que la classe managériale d’aujourd’hui, auteur de nos tabous contemporains et obsédée par la notion de technocratie comme seul moyen d’instaurer un régime fonctionnel, n’a pas réussi à faire sortir le lapin – une vitrine du managérialisme technique – du chapeau afghan. Au lieu de cela, elle a donné naissance à quelque chose de complètement pourri, si pourri que ça s’est effondré en quelques jours.
Il pleut des « victoires » techniques à la Pyrrhus tout autour de nous (accompagnées de lettres écarlates pour ceux qui pourraient ergoter), et pas seulement en Afghanistan, qui était vraiment un succès (selon Biden). Les négociations du JCPOA à Vienne avec l’Iran ont été saluées comme étant si convaincantes sur le plan conceptuel que Téhéran ne pouvait pas refuser. (Apparemment, cependant, les Iraniens ont « mal interprété le terrain politique »). Les vaccins « brillants » apportent rapidement « l’immunité collective et le retour à la normalité économique » (Seuls le variant Delta et d’autres variants nous ont surpris. Maintenant, nous avons besoin de trois doses de vaccins, et peut-être des « doses de vaccins pour toujours » – jusqu’à ce que cela ne fonctionne pas non plus).
La Fed et le Trésor, guidés par les données, ont permis une reprise économique extrêmement réussie – nous dit-on – (sauf que la Chine laisse potentiellement tomber les États-Unis en dégonflant sa bulle immobilière à ce moment sensible). L’inflation aussi est « transitoire » (bien que tous les consommateurs sachent que c’est faux) ; la Fed est en train de réduire ses dépenses, mais tous les investisseurs pourraient deviner ce qui se passera, si seulement ils essayaient !
Applebaum (encore), explique pourquoi il est si inacceptable de faire éclater la bulle de ces « victoires » à la Pyrrhus :
Il y a dix ans, j’ai écrit un livre sur la soviétisation de l’Europe centrale dans les années 1940, et j’ai découvert qu’une grande partie du conformisme politique du début de la période communiste était le résultat non pas de la violence, ou de la coercition directe de l’État, mais plutôt d’une intense pression des pairs. Même si leur vie n’était pas clairement menacée, les gens se sentaient obligés – non seulement pour leur carrière, mais aussi pour leurs enfants, leurs amis, leur conjoint – de répéter des slogans auxquels ils ne croyaient pas ou d’accomplir des actes d’obéissance publique à un parti politique qu’ils méprisaient en privé.
Qu’ont en commun toutes ces « réussites » ? Ce sont, en pratique, toutes des défaites managériales fondées sur les données, des débâcles du Grand Reset ; et pourtant, le souligner risque de provoquer « une agonie à chaque pas », sous les railleries de la foule.
Pourquoi ? Comme l’a fait remarquer un commentateur qui a travaillé à la Maison Blanche sous Bush et Obama : le « système » est incapable de remettre en question ses hypothèses de base. Il s’agit d’un euphémisme pour désigner les habitudes et les institutions d’une classe de technocrates gestionnaires, qui a fait preuve d’une capacité collective presque illimitée à éluder les coûts de ses échecs. Ils croient en des solutions informationnelles et de management aux problèmes existentiels. Ils privilégient les points de données et les indices statistiques pour éviter de choisir des objectifs prudents et d’organiser des stratégies solides pour les atteindre. Ils croient en leur propre destin providentiel et en celui de personnes comme eux – pour régner en dépit de leurs échecs.
Ils ne se soucient pas des critiques. Ils veulent des éloges et des acquiescements. Ils élèvent leurs actions techniques fonctionnelles (telles que la vaccination de masse) au rang de signifiants moraux : les non-vaccinés doivent être condamnés comme des luddites moralement répréhensibles.
Il n’est donc pas surprenant qu’ils choisissent de ne pas remarquer « l’autre révolution ». Non, pas le déploiement éclair des talibans en Afghanistan, mais la révolution de la « prospérité commune » en Chine, qui balaie le dogme de la gestion technologique et ses bienfaits présumés pour le bien commun.
L’ampleur de la révolution sociale de Xi Jinping s’intensifie chaque jour, écrit Tom Fawdy. Et, comme le déploiement des talibans en Afghanistan, rien ne semble à l’abri de son influence. Elle équivaut à une déclaration de guerre au « capital désordonné », c’est-à-dire au modèle commercial oligarchique occidental.
En plus de la réorganisation spectaculaire du soutien scolaire après l’école (qui devient à but non lucratif), de la mise à mal des grandes technologies (plates-formes Internet, fintech, covoiturage) et de la lutte contre les revenus « excessifs » et la culture des célébrités, l’État chinois a jeté son dévolu sur ce qu’il perçoit comme des temps de jeux excessifs chez les jeunes.
De nouvelles réglementations strictes visent à limiter leurs activités sur les plateformes de jeux à seulement trois heures par semaine, décrivant le jeu comme un « opium spirituel », tout en soulignant son impact négatif sur la santé mentale des enfants.
En qualifiant le jeu d’« opium », la Chine évoque métaphoriquement une mémoire historique névralgique : elle implique allégoriquement qu’aujourd’hui, la Chine est engagée dans une nouvelle « guerre de l’opium » contre l’Occident, avec une série de pays (dont l’UE) qui veulent imposer leurs préférences culturelles et stratégiques à la Chine, tout comme les Britanniques ont cherché à le faire au XIXe siècle, avec leurs exportations de cette drogue depuis le sous-continent indien.
Mais cette fois, Pékin a décidé que ce type d’asservissement (opium ou dépendance aux jeux) ne pourra plus jamais se reproduire. Xi ne veut pas d’une société de joueurs, mais d’une société d’ingénieurs, de scientifiques, de médecins et d’innovateurs ; le genre de personnes qui peuvent faire en sorte que Pékin remporte la course technologique et prenne le dessus dans la lutte contre l’Amérique. Ce faisant, il mobilise les principes les plus forts du collectivisme contre la nature individualiste des sociétés occidentales, où les enfants font à peu près ce qu’ils veulent. Il s’agit d’une nouvelle ère de réforme socialiste, très ambitieuse et radicale sans équivoque. Une expérience fascinante.
Comme on pouvait s’y attendre, l’Occident se concentre davantage sur la féroce compression de l’immobilier en cours en Chine. Une contraction pure et simple du secteur – dit-on à Wall Street – pourrait se produire, avant même la fin de l’année. En effet, Xi Jinping est en train de faire éclater la plus grande bulle financière du monde (et elle est énorme). Cette crise survient à un moment délicat pour l’Occident, au moment où les mesures de relance s’estompent et où l’aide d’urgence est retirée. On craint que cela ne précipite des faillites au sein des fragiles économies occidentales. C’est possible. Mais quoi qu’il en soit, l’initiative de Xi inspirera probablement une lettre écarlate à Washington qui se plaît à distribuer les blâmes.
Ce qu’il faut retenir, cependant, c’est que Xi désigne délibérément des objectifs nationaux clairs – et formule des stratégies pour les atteindre – en évitant explicitement les (non)-solutions occidentales en matière d’information et de gestion technique. Il remet en question le principe clé du paradigme managérialiste.
Si la phase aiguë de la délégitimation de la classe managériale ne faisait que « commencer » à l’époque du Brexit et de Trump, aujourd’hui, avec l’Afghanistan et la déclaration de « guerre » de Xi au capital désordonné, il est en effet « impossible de la manquer ».
Si son importance n’était pas déjà claire, son ethos révolutionnaire a été rendue explicite cette semaine dans un blog WeChat connu sous le nom de « Li Guangman Ice Point Commentary ». La diatribe de l’auteur a été reproduite dans tous les médias d’État chinois avec la bénédiction manifeste des autorités.
« Tout le monde peut sentir qu’un changement profond est en train de se produire », a-t-il déclaré, proclamant la fin de l’histoire d’amour de la Chine avec la culture occidentale et un « retour à l’essence du socialisme ».
Ce discours a été présenté comme une lutte à mort contre l’Occident.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone