Par Peter Turchin − Le 9 Décembre 2023
Depuis que j’ai publié ma série de blogs sur la guerre en Ukraine (la dernière ici) en juillet, je me suis rendu compte que je n’avais abordé explicitement qu’une seule hypothèse (qui prédit une victoire de la Russie). Or, mon objectif est de faire une prédiction scientifique (voir Prédiction scientifique ≠ Prophétie) et une bonne science exige de tester plusieurs hypothèses les unes par rapport aux autres. Heureusement, il n’est pas difficile de trouver une variété de points de vue sur le conflit, avec des prédictions opposées.
Je vais donc me concentrer ici sur deux formulations très claires des hypothèses rivales, formulées par d’autres personnes que moi. Les deux prédictions ont été faites en janvier 2023, lorsqu’il est devenu évident que le conflit était devenu une guerre d’usure, comme l’indique la courbe plate depuis le dixième mois de la guerre (novembre 2022) :
Les deux prédictions invoquent aussi explicitement le rôle des mathématiques, mais aboutissent à des conclusions diamétralement opposées. En d’autres termes, c’est précisément la situation que nous voulons avoir pour faire de l’“inférence forte” en science.
Tout d’abord, l’hypothèse qui a servi de base principale à la série précédente, que nous appellerons l’hypothèse des taux de mortalité. C’est le point de vue d’un groupe d’officiers militaires et de renseignement à la retraite, tels que Douglas Macgregor, Andrei Martyanov, Ray McGovern, Larry Johnson (et plus récemment le théoricien des relations internationales John Mearsheimer), qui ont tendance à critiquer la politique actuelle des États-Unis. Nombre d’entre eux ont exprimé leur point de vue sur le podcast Judging Freedom. Une déclaration particulièrement claire provient de l’article de Scott Ritter, “2023 Perspectives pour l’Ukraine“, publié le 11 janvier 2023. En voici un extrait :
Les lignes de combat étant actuellement stabilisées, la question de savoir où va la guerre à partir de maintenant se résume à des mathématiques militaires de base – en bref, une relation de cause à effet entre deux équations de base qui tournent autour des taux de combustion (la rapidité avec laquelle les pertes sont subies) par rapport aux taux de réapprovisionnement (la rapidité avec laquelle de telles pertes peuvent être remplacées).
Ni l’OTAN ni les États-Unis ne semblent en mesure de maintenir la quantité d’armes qui ont été livrées à l’Ukraine et qui ont permis de mener à bien les contre-offensives de l’automne contre les Russes.
Cet équipement a été en grande partie détruit, et malgré l’insistance de l’Ukraine sur son besoin de chars, de véhicules de combat blindés, d’artillerie et de défense aérienne supplémentaires, et bien qu’une nouvelle aide militaire semble se profiler, elle arrivera tardivement dans la bataille et en quantité insuffisante pour avoir un impact décisif sur le champ de bataille.
De même, les pertes subies par l’Ukraine, qui atteignent parfois plus de 1 000 hommes par jour, dépassent de loin sa capacité à mobiliser et à former des remplaçants.
La seconde prédiction était basée sur une comparaison des fondamentaux économiques caractérisant les adversaires, dans laquelle la Russie (avec un PIB de 2 000 milliards de dollars) était confrontée à la puissance économique combinée de l’Occident (40 000 milliards de dollars, en additionnant les PIB des États-Unis et de l’Union européenne). Dans sa chronique du New York Times, publiée le 6 janvier 2023, le Nobel Paul Krugman affirme que cette différence de puissance économique, multipliée par 20, a donné un avantage décisif à l’Ukraine :
Une fois que l’Ukraine a repoussé l’attaque initiale et que l’invasion est devenue une guerre d’usure, elle a également cessé d’être une simple guerre entre la Russie et l’Ukraine. Il est vrai que du côté ukrainien, ce sont les Ukrainiens qui se battent et meurent. Mais ils n’ont pas eu à compter sur leur propre base militaro-industrielle.
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Cela signifie que la capacité de production – en fin de compte, la puissance économique – tend à être décisive dans une guerre d’usure. Or, la Russie est largement surclassée à cet égard
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le combat brutal pourrait se poursuivre pendant très longtemps.
Mais, comme je l’ai dit, il s’agit essentiellement d’une question de mathématiques. Et l’arithmétique, incroyablement, semble favoriser l’Ukraine.
Nous avons donc deux hypothèses qui prédisent des résultats diamétralement opposés, l’une mettant l’accent sur le nombre de victimes, l’autre sur le pouvoir économique.
Dans un prochain article, je montrerai que ces deux hypothèses peuvent être traitées dans un cadre mathématique unique.
Peter Turchin est un scientifique de la complexité qui travaille dans le domaine des sciences sociales historiques que lui et ses collègues appellent : Cliodynamique
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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