Est-ce qu’Andrew Jackson Trump incarnera la doctrine de Bannon?


Par Pepe Escobar – Le 9 février 2017 – Source Sputnik News via entelekheia.fr

White House chief strategist Steve Bannon listens as President Donald Trump speaks during a meeting with county sheriffs in the Roosevelt Room of the White House in Washington

Nichée dans le sein des plus obscurs méandres de la trumpologie – la nouvelle discipline truffée d’ experts » qui tentent de décoder la nouvelle présidence américaine – la mode est de prendre le stratège en chef de la Maison-Blanche, Steve Bannon, pour une créature des marais préhistorique et sociopathe, un « quasi-fasciste » comparable aux islamofascistes. (Même si Bannon ne se qualifie que métaphoriquement comme coupeur de têtes.)


Faire de Bannon une sorte de Machiavel/Richelieu pourvu d’un pantalon cargo et d’une cravate de travers, et remixé à la sauce du XXIe siècle, revient à une mesquinerie puérile. Kellyanne Conway peut bien être une lanceuse de couteaux armée de mots » ; Jared Kushner peut bien être passé, à son détriment, du confort de ses contrats d’immobilier à Manhattan à un poste de secrétaire d’État fantôme assis dans la cellule de crise de la Maison-Blanche. Mais l’homme à décortiquer dans les moindres détails est Steve Bannon, un homme qui mange des essais d’histoire et de théorie politique au petit-déjeuner. Si vous l’écartez, ce sera à vos risques et périls.

Le Machiavel post-vérité derrière le plus puissant des princes voit notre conjoncture géopolitique actuelle comme la bataille ultime entre le Bien et le Mal (non, le verdict de Nietzsche ne s’applique pas à ses yeux). Le « Bien », dans notre cas, est notre civilisation chrétienne et ses deux millénaires d’histoire – avec une place d’honneur possible pour les Lumières et la révolution industrielle.

Son contraire, le « Mal », est véhiculé par toute une série de « menaces existentielles » – des élites post-modernes technocratiques/séculières (l’ennemi intérieur) jusqu’à l’islam (l’ennemi en général). Même la Chine, à cause de son confucianisme athée, pourrait être décrite comme « mauvaise ».

Les enjeux sont donc clairement définis. Toute nuance est pour les traîtres. Et le seul chemin vers la victoire, selon la doctrine de Bannon, consistera à jeter l’effroi dans « le système » par un coup dévastateur. J’ai déjà parlé de l’approche léniniste de Bannon sur la façon de prendre et de garder le pouvoir, et de détruire l’ordre ancien. Mais ce qui se profile ressemble davantage à du Lénine rencontrant Apocalypse Now.

A la cour du roi mandarine

La doctrine trempée dans le côté obscur de la force de Bannon s’est construite sur quelques livres choisis. L’ouvrage fondamental est sans doute The Fourth Turning, de William Strauss et Neil Howe.

Selon la théorie de Strauss et Howe, à chaque fin de cycle de 80 à 100 ans – appelé saecula – il y a un « tournant » majeur. Le concept est issu des stoïques de la Grèce antique – le berceau de la civilisation occidentale. A chaque fin d’un saeculum, un ekpyrosis – un cataclysme – est inévitable, l’ordre ancien est détruit et un nouvel ordre s’installe.

A la suite de Strauss et Howe, Bannon croit que nous sommes au milieu du Quatrième tournant. Strauss et Howe identifient les trois tournants précédents, en termes américains, dans la guerre de révolution, la Guerre de sécession et la Grande dépression suivie par la Deuxième Guerre mondiale. Bannon voit le début du Quatrième tournant dans la crise financière de 2008 et ses métastases actuelles, qui ont mené à la victoire de Trump.

L’historien David Kaiser, qui a enseigné à Harvard et au Naval War College, ajoute une mise en contexte bienvenue. Il a interviewé Bannon en détail, et confirme que Bannon « s’attendait à une nouvelle guerre, encore plus étendue à cause de la crise actuelle, et cela ne l’inquiétait absolument pas ».

L’autre livre fondamental de la doctrine Bannon est Antifragile, de Nassim Taleb, qui étrille les « élites globalistes », ces mêmes élites que le phénomène Trump terrifie : « Nous assistons à la montée d’une nouvelle classe de héros inversés, à savoir des bureaucrates, des banquiers, des hommes de Davos membres de l’ANTPNC (Association nationale de ceux qui truffent leurs phrases de noms de célébrités), et d’universitaires avec trop de pouvoir et trop peu de devoirs et de responsabilités. Ils truquent le système, et les citoyens en paient le prix. »

Puis, il y a The Flight 93 Election ; pas un livre, mais une diatribe sur Internet par Publius Decius Mus, alias Michael Anton, ancien rédacteur de discours pour l’ex-maire de New York Rudy Giuliani et le Conseil de sécurité nationale de George W. Bush, et ancien directeur général du géant de Wall Street BlackRock.

Il est impossible de ne pas reconnaître que Publius Decius Mus était une touche de grande classe ; dans son Histoire romaine, Tite-Live parle de Mus comme d’un consul romain qui sacrifie sa vie pour mener son armée à la bataille.

Flight 93 martèle que l’Amérique et l’Occident s’effondrent ; des mesures contre l’immigration doivent impérativement être mises en place pour prévenir « le séparatisme ethnique » et Trump est la dernière chance, à OK Corral, d’endiguer un naufrage civilisationnel garanti.

Encore mieux : Anton a désormais un rôle dans la politique du Conseil de sécurité nationale en tant que membre de l’équipe – ce qui signifie qu’il va désormais travailler en collaboration étroite avec Bannon pour mettre en place le Nouveau Nationalisme populiste.

Dans la peau d’Andrew Jackson

Trump a ouvertement accroché un portrait d’Andrew Jackson – le septième président des USA – dans le Bureau ovale. Bannon a dûment décrit le discours d’investiture de Trump comme « jacksonien ».

Les parallèles sont fascinants. Andrew Jackson, grand, efflanqué, émacié, féroce, revanchard (contre tous ses ennemis) était un outsider à Washington ; un homme du Tennessee, élevé dans le rude arrière-pays de ce qui avait été l’extension occidentale de la Caroline du Nord. Il n’était clairement pas taillé dans le matériau dont on fait les hommes d’État. Jackson ne ressemblait pas à un politicien traditionnel et n’agissait pas en politicien traditionnel. Thomas Jefferson – qui représentait « l’establishment » – le décrivait comme un sauvage en proie à ses bas instincts.

Jackson n’était pas adepte des raisonnements subtils et argumentés. Il était cassant et, encore une fois, revanchard contre tous ceux qui osaient le contredire. Et pourtant, il était populaire, précisément parce qu’il était abrupt ; après tout, c’était un représentant parfait des blancs pauvres, non propriétaires d’esclaves du Sud, les « crackers ».

Ce qui nous amène à un autre livre fondamental que Bannon doit certainement avoir lu, White Trash: The 440-Year Untold History of Class in America (Déchets blancs : les 440 ans d’histoire occultée des classes sociales aux États-Unis), de Nancy Isenberg. 1

Dans cette étude dévastatrice, Isenberg détaille de façon convaincante comment l’Amérique des premiers Républicains était un pays « cracker » ou « squatteur »« deux termes qui sont devenus synonymes d’immigrants sans terre ». À cette époque difficile, « la vie des villes pourvoyait aux besoins d’une minorité de la population, alors que la majorité rurale s’étendait vers l’extérieur, aux marges de la civilisation », loin des « agriculteurs idéalisés, orientés vers le commerce de Jefferson ». Les mots « cracker » et « squatteur » étaient des américanismes qui « reprenaient des notions d’oisiveté et de vagabondage héritées des Anglais ». Et cela, comme le note Steinberg, a « ajouté une nouvelle dimension de classe à la signification du mot démocratie ».

La présidence de Jackson n’a jamais eu le moindre rapport avec l’égalité ; elle s’exprimait par une expansion agressive – par exemple, la migration forcée de la nation Cherokee hors de ses terres ancestrales de l’est du Mississippi, et l’indifférence totale de Jackson envers l’opinion de la Cour suprême.

Jackson voyait des « menaces » partout ; les Amérindiens ; des squatteurs rivaux ; tous ses opposants politiques ; et par-dessus tout – en avance sur l’establishment contemporain – les « anguilles » de l’Est avec leur « langage précieux ».

Pour Jackson, les disputes territoriales devaient être réglées par des actions du type « Essaie un peu, qu’on rigole, connard » plutôt qu’avec du « langage précieux ». Sa politique indienne se résumait au droit d’exercer des « actions punitives » contre des « barbares sanguinaires inhumains ». Le droit international ? Les détails de la Constitution ? Les jacksoniens ont toujours dit qu’il était le patriote ultime, donc ces « détails » n’avaient aucune importance. Au fait, les jacksoniens étaient régulièrement brocardés pour leur manque de goût et de bonnes manières ; c’étaient les prédécesseurs du « panier de déplorables » d’Hillary Clinton.

Ce que Bannon peut tirer de la lecture d’Isenberg est la façon dont elle détruit méthodiquement la « fabrication de mythes historiques », un passé idéalisé de l’Amérique qui « s’appuie exclusivement sur les Pères pèlerins, la génération sanctifiée de 1776 » ; « C’est comme ça que nous avons eu la narration mythique du puritanisme primordial d’une communauté sentimentale, et d’une éthique de travail et de mérite. » Avec pour corollaire inévitable « la disparition commode des sans-terres, des appauvris, des progéniteurs de futures générations de déchets blancs dans la saga fondatrice ».

Et cela dynamite totalement les fondations de l’exceptionnalisme américain. La vérité était que la plupart des colons en Amérique ne considéraient pas leur exil forcé comme « la construction d’une Cité au sommet d’une colline, un phare pour le monde » 2 ; au cours des années 1600, loin d’avoir accédé au rang de sujets de valeur de la Couronne britannique, la vaste majorité des premiers colons étaient classée comme une population superflue et sacrifiable, des « déchets ».

Ces « sacrifiables » étaient les prédécesseurs de la galaxie des « déplorables » ou déchets blancs – dont la plupart ont effectivement voté Trump. La doctrine de Bannon demande leur attention pleine et entière, et tout leur soutien pour livrer et gagner la bataille du Quatrième tournant. Ainsi, Andrew Jackson Trump, contre vents et marées, contre tous ses ennemis, doit être à la hauteur du défi – et accomplir son destin de Sauveur de la Chrétienté.

Pepe Escobar

Note du traducteur

L’apocalypse est pour demain ! Steve Bannon, le premier conseiller de Donald Trump, en est du moins persuadé. Eh non, nous ne parlons pas ici d’une vulgaire bulle financière prête à éclater ou même d’un crash global du capitalisme de casino mondialisé, mais carrément de la Bataille finale du Bien contre le Mal. Le Crépuscule des dieux, la fin du Kali Yuga, l’Armageddon, Ahura Mazda contre Ahriman, la bataille de la fin des temps de Mahomet !

Oyez et tremblez !

(Ajoutons que, s’il est effectivement difficile de nier qu’en Occident, nous vivons un effondrement civilisationnel, les termes du diagnostic et les solutions de Bannon n’en sont pas moins caricaturaux).

Notes

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  1. NdT, « White trash », littéralement les « déchets blancs », est un terme générique qui désigne les populations blanches pauvres, en particulier du Sud des États-Unis. Sans argent, éducation ou culture, sans perspectives d’avenir, souvent traités d’alcooliques, de bons à rien ou de dégénérés (le cas des Blancs pauvres de la chaîne montagneuse des Appalaches, régulièrement traités d’« arriérés consanguins », est particulièrement frappant), ce sont les laissés-pour-compte de la prospérité engendrée par l’esclavage et, au-delà, par le capitalisme.
  2. NdT, la « Cité au sommet d’une colline » est une allusion à un célèbre discours de 1630 du leader puritain John Winthrop. L’expression a été reprise dans des discours de deux présidents des USA, Kennedy et Reagan.
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