Emmanuel Todd parle de troisième guerre mondiale


Par Moon of Alabama – Le 14 janvier 2023

Le Figaro a publié un entretien avec le célèbre anthropologue Emmanuel Todd.

Emmanuel Todd : “La Troisième Guerre mondiale a commencé”

“La troisième guerre mondiale a commencé” est sa nouvelle thèse. Todd est assez célèbre pour avoir prédit correctement la dévolution de l’Union soviétique bien avant qu’elle ne se produise. Il était assez seul à la prévoir l’époque.

J’ai déjà publié un article sur des prédictions antérieures de Todd, concernant les États-Unis et l’Europe, qui semblent toujours exactes. Je l’ai également cité dans un article sur le déclin social en tant que problème de sécurité nationale.

Malheureusement, l’article du Figaro est payant. Mais Arnaud Bertrand nous a fait la faveur de traduire l’essentiel. Voici son texte légèrement modifié :

Arnaud Bertrand @RnaudBertrand – 15:42 UTC – 13 janv. 2023

Emmanuel Todd, l’un des plus grands intellectuels français actuels, affirme que la “troisième guerre mondiale a commencé.

Petit 🧵 traduisant les points les plus importants de cette interview passionnante.

Selon lui, “il est évident que le conflit, qui a commencé comme une guerre territoriale limitée et qui est en train de se transformer en une confrontation économique globale entre l’ensemble de l’Occident d’une part et la Russie et la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale.

Il estime que “Poutine a commis très tôt une grosse erreur, à savoir qu’à la veille de la guerre, [tout le monde voyait l’Ukraine] non pas comme une démocratie naissante, mais comme une société en décomposition et un “État failli” en devenir. […] Je pense que le calcul du Kremlin était que cette société en décomposition s’effondrerait au premier choc. Mais ce que nous avons découvert, au contraire, c’est qu’une société en décomposition, si elle est alimentée par des ressources financières et militaires extérieures, peut trouver dans la guerre un nouveau type d’équilibre, et même un horizon, un espoir.

Il dit partager l’analyse de Mearsheimer sur le conflit : “Mearsheimer nous dit que l’Ukraine, dont l’armée a été prise en charge par les soldats de l’OTAN (américains, britanniques et polonais) depuis au moins 2014, était donc membre de facto de l’OTAN, et que les Russes avaient annoncé qu’ils ne toléreraient jamais l’Ukraine dans l’OTAN. De leur point de vue, les Russes sont donc dans une guerre défensive et préventive. Mearsheimer ajoute que nous n’aurions aucune raison de nous réjouir des difficultés éventuelles des Russes, car comme il s’agit pour eux d’une question existentielle, plus ce sera difficile, plus ils frapperont fort. Cette analyse semble se vérifier.”

Il a cependant quelques critiques à l’égard de Mearsheimer :

Mearsheimer, en bon Américain, surestime son pays. Il considère que, si pour les Russes la guerre en Ukraine est existentielle, pour les Américains elle n’est au fond qu’un ‘jeu’ de pouvoir parmi d’autres. Après le Vietnam, l’Irak et l’Afghanistan, qu’est-ce qu’une débâcle de plus ? L’axiome de base de la géopolitique américaine est le suivant : “Nous pouvons faire ce que nous voulons car nous sommes à l’abri, loin, entre deux océans, rien ne nous arrivera jamais”. Rien ne serait existentiel pour l’Amérique.

Une analyse insuffisante qui conduit aujourd’hui Biden à avancer sans réfléchir. L’Amérique est fragile. La résistance de l’économie russe pousse le système impérial américain vers le précipice. Personne n’avait prévu que l’économie russe résisterait à la “puissance économique” de l’OTAN. Je crois que les Russes eux-mêmes ne l’avaient pas prévu.

Si l’économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l’économie européenne, tout en restant elle-même, soutenue par la Chine, les contrôles monétaires et financiers américains sur le monde s’effondreraient, et avec eux la possibilité pour les Etats-Unis de financer sans effort leur énorme déficit commercial. Cette guerre est donc devenue existentielle pour les Etats-Unis. Pas plus que la Russie, ils ne peuvent se retirer du conflit, ils ne peuvent lâcher prise. C’est pourquoi nous sommes maintenant dans une guerre sans fin, dans une confrontation dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou l’autre.”

Il croit fermement que les États-Unis sont en déclin, mais y voit une mauvaise nouvelle pour l’autonomie des États vassaux :

Je viens de lire un livre de S. Jaishankar, ministre indien des Affaires étrangères (The India Way), publié juste avant la guerre, qui voit la faiblesse américaine, qui sait que la confrontation entre la Chine et les États-Unis n’aura pas de vainqueur mais donnera de l’espace à un pays comme l’Inde, et à beaucoup d’autres. J’ajoute : mais pas aux Européens. Partout, nous voyons l’affaiblissement des États-Unis, mais pas en Europe et au Japon, car l’un des effets de la rétraction du système impérial est que les États-Unis renforcent leur emprise sur leurs protectorats initiaux. Au fur et à mesure que le système américain se rétracte, il pèse de plus en plus lourd sur les élites des protectorats (et j’inclus ici toute l’Europe). Les premiers à perdre toute autonomie nationale seront (ou sont déjà) les Anglais et les Australiens. L’Internet a produit une interaction humaine avec les États-Unis, dans l’anglosphère, d’une telle intensité que ses élites universitaires, médiatiques et artistiques sont, pour ainsi dire, annexées. Sur le continent européen, nous sommes quelque peu protégés par nos langues nationales, mais la chute de notre autonomie est considérable, et rapide. Souvenons-nous de la guerre en Irak, lorsque Chirac, Schröder et Poutine avaient osé tenir des conférences de presse communes contre la guerre.

Il souligne l’importance des compétences et de l’éducation : “Les États-Unis sont désormais deux fois plus peuplés que la Russie (2,2 fois plus dans les classes d’âge des étudiants). Mais aux États-Unis, seuls 7 % des étudiants suivent des cours d’ingénierie, alors qu’en Russie, ils sont 25 %. Cela signifie qu’avec 2,2 fois moins d’étudiants, la Russie forme 30% de plus d’ingénieurs. Les États-Unis comblent le vide avec des étudiants étrangers, mais il s’agit principalement d’Indiens et plus encore de Chinois. C’est un problème sécuritaire et, de toute façon, leur nombre diminue déjà. C’est un des dilemmes de l’économie américaine : elle ne peut faire face à la concurrence de la Chine qu’en important de la main-d’œuvre chinoise qualifiée.

Sur les aspects idéologiques et culturels de la guerre : “Lorsque nous voyons la Douma russe adopter une législation encore plus répressive sur la ‘propagande LGBT’, nous nous sentons supérieurs. Je peux le ressentir en tant qu’Occidental ordinaire. Mais d’un point de vue géopolitique, si nous pensons en termes de puissance, c’est une erreur. Sur 75 % de la planète, l’organisation de la parenté est patrilinéaire et on peut y sentir une forte compréhension des attitudes russes. Pour le collectif non-occidental, la Russie affirme un conservatisme moral rassurant.”

Il poursuit : “L’URSS avait une certaine forme de soft power [mais] le communisme a fondamentalement horrifié l’ensemble du monde musulman par son athéisme et n’a rien inspiré de particulier en Inde, en dehors du Bengale occidental et du Kerala. Mais aujourd’hui, la Russie qui s’est repositionnée comme l’archétype de la grande puissance, non seulement anticolonialiste, mais aussi patrilinéaire et conservatrice des mœurs traditionnelles, peut séduire beaucoup plus. [Par exemple, il est évident que la Russie de Poutine, devenue moralement conservatrice, est devenue sympathique aux Saoudiens qui, j’en suis sûr, ont un peu de mal avec les débats américains sur l’accès des femmes transgenres aux toilettes.

Les médias occidentaux sont tragiquement drôles, ils ne cessent de répéter : “La Russie est isolée, la Russie est isolée”. Mais lorsque nous examinons les votes à l’ONU, nous constatons que 75 % du monde ne suit pas l’Occident, ce qui semble alors très peu.

Une lecture anthropologique de ce [clivage entre l’Occident et le reste] nous permet de constater que les pays occidentaux ont souvent une structure familiale nucléaire avec des systèmes de parenté bilatéraux, c’est-à-dire où la parenté masculine et féminine est équivalente dans la définition du statut social de l’enfant. [Dans le reste du monde], avec l’essentiel de la masse afro-euro-asiatique, nous trouvons des organisations familiales communautaires et patrilinéaires. Nous voyons alors que ce conflit, décrit par nos médias comme un conflit de valeurs politiques, est à un niveau plus profond un conflit de valeurs anthropologiques. C’est cet aspect inconscient du clivage et cette profondeur psychique qui rendent la confrontation dangereuse.”

Voilà. A-t-il raison sur tout ? Je ne sais pas, mais Emmanuel Todd est certainement toujours un penseur très singulier et intéressant, avec une analyse largement différente des points de vue déprimants et prévisibles qui dominent habituellement les médias français.

La pensée de Todd rime bien avec celle de Radhika Desai et Michael Hudson, telle que reproduite dans Naked Capitalism.

Les économistes Radhika Desai et Michael Hudson expliquent la multipolarité et le déclin de l’hégémonie américaine – L’original ici

Yves Smith le présente :

Yves ici. Un week-end d’écoute passionnant ! Radhika Desai et Michael Hudson lancent un talk-show bihebdomadaire, Geopolitical Economy Hour. Le premier segment donne une vue d’ensemble, en commençant par l’effondrement de la domination américaine et la façon dont il a été accéléré, ironiquement, par des efforts autodestructeurs pour préserver le système. Il semble trivial à ce stade d’observer que la défense américaine de son hégémonie a contribué à forger une alliance forte entre la Russie et la Chine. Mais ce partenariat ne finira-t-il pas par dominer d’autres pays et par entraver le développement d’un ordre véritablement multipolaire ?

De bonnes pistes de réflexion…

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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