Élection russes de 1996 – Les Américains n’ont pas élu Eltsine


Patrick Armstrong explique pourquoi l’histoire des «Yankees à la rescousse» du magazine Time était totalement fausse.


Par Patrick Armstrong − Le 16 janvier 2021 − Source Strategic Culture

Patrick ArmstrongCeci est le premier article d’une série en deux parties sur l’élection présidentielle russe de 1996. Ils sont basés sur des notes que j’ai prises à l’époque à l’ambassade du Canada à Moscou. J’étais un observateur accrédité aux deux tours de scrutin dans l’oblast de Moscou. Un journaliste m’accompagnait au premier tour et une émission est parue sur CBC Newsworld, mais je n’ai pas pu la trouver sur YouTube.

Boris Eltsine © Photo: Flickr / lunna lark

Quand, il y a quatre ans, les perdants ont concocté l’histoire du Russiagate selon laquelle les Russes avaient fait élire Trump et ont commencé la série interminable d’histoires, d’enquêtes et d’allégations, beaucoup de gens ont dit que c’était assez fair-play parce que les Américains avaient élu Eltsine à la présidence de la Russie en 1996. Il y avait même un article du magazine Time à cet effet «Yanks to the Rescue» [Les Yankees à la rescousse]. Vous pouvez voir l’argument avancé sur cette vidéo.

J’étais là-bas et je n’y croyais pas. J’ai regardé attentivement les sondages un mois avant le premier vote et ceux-ci concluaient :

Les faits fondamentaux sont donc les suivants : Eltsine est le seul homme qui peut arrêter les communistes et Zyuganov ne fait rien d’efficace pour élargir la base de ceux qui l’ont soutenu en décembre… Cette élection portera sur le moindre de deux maux, pour le moment, et avec la dynamique de la situation, Eltsine semble jouir de ce statut.

La plupart des Russes ne voulaient pas le retour des communistes et comprenaient que, qu’on l’aime ou pas – et il n’était pas populaire – voter pour Eltsine était le seul moyen de les empêcher de revenir.

J’ai publié, en décembre 2020, une anecdote sur une conversation que j’ai eue avec un villageois pendant les élections qui disait que, bien que la vie dans le village ait été assez lugubre, il espérait que cela pourrait être mieux pour ses enfants et c’est pourquoi il votait pour Eltsine. Et il avait raison : la route vers le futur passait par Eltsine. Celui-ci a cédé la place à Poutine et l’équipe de Poutine a accompli beaucoup de choses. La Russie en 2021 serait en effet très différente si Zyuganov, toujours en vie, avait gagné en 1996.

Par conséquent, 1996 a été un point d’inflexion extrêmement important.

La première clé pour analyser rationnellement les probabilités était de considérer les réalités électorales de Gennadiy Zyuganov, le chef du Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF). Tout observateur savait que les communistes avaient une base solide et fiable qui s’affirmerait certainement. Il y avait de bonnes données sur les élections à la Douma de décembre 1995, lorsque tous les partis «communistes» – pas seulement le KPRF de Zyuganov – ont obtenu environ un tiers des voix. Il était raisonnable de penser que Zyuganov conserverait l’essentiel de ce soutien six mois plus tard. Les «chemises brunes» [extrême-droite, NdT] ont obtenu environ 20%, le parti de Zhirinovskiy (LDPR) en prenant environ la moitié. On pouvait également supposer qu’elles resteraient dans la course et conserveraient la plupart de leurs votes. Mais une partie du vote «chemises brunes» irait à Zyuganov qui a fait une campagne assez dur sur le thème du pouvoir fort de l’État, derzhava (Great Power State). Par conséquent, en janvier, avant tout scrutin, nous pouvions supposer un maximum théorique pour Zyuganov de 35 à 40%. Le problème de Zyuganov était de savoir comment attirer les 10 à 15% restants. Il pouvait l’obtenir en persuadant les gens qu’il n’était pas vraiment un communiste dur ; cela lui ferait perdre une partie de sa base mais, comme elle n’avait pas d’autre endroit où aller, il pouvait s’attendre à en garder la plupart. Les règles exigeaient un second tour entre les deux premiers si personne ne gagnait plus de 50% au premier tour. Il était hautement probable que Zyuganov atteindrait le deuxième tour ; la question était de savoir qui serait l’autre finaliste.

Et c’est ce que la vidéo mentionnée ci-dessus ne comprend pas : Zyuganov avait obtenu le plus de voix en décembre, mais il n’en avait pas eu plus de la moitié pour remporter la présidence. La situation de Zyuganov, et non Eltsine ou Clinton, était le contexte stable sur lequel toute analyse devait se fonder. Tout cela n’avait rien à voir avec des “génies” américains ou l’argent gaspillé dans les pizzas à l’américaine. La réalité fondamentale de la politique russe dans les années 1990 était qu’il y avait un noyau dur de communistes – environ un tiers de la population – qui se manifesterait certainement pour voter. Et c’est la situation que les sondages d’opinion montraient en janvier : Zyuganov était bien devant Yavlinskiy, Zhirinovskiy, Fedorov et Lebed avec le président Eltsine au milieu du peloton. Ainsi, vu de janvier 1996, Zyuganov semblait être le vainqueur assuré.

Certaines personnes se sont bloquées sur ce moment de janvier, ne prenant pas en compte la dynamique. Mais les élections de décembre avaient montré une deuxième réalité, à savoir que la majorité ne voulait pas que les communistes reviennent : les communistes ont eu le tiers des voix, mais ils n’ont pas eu la moitié. La dynamique de l’interaction de ces deux réalités a été la clé pour comprendre le résultat des élections. Et au cours des six mois suivants, ce que je considère être la compréhension centrale a progressivement émergé : si vous faites autre chose que de voter pour Eltsine, vous votez effectivement pour Zyuganov. Diviser le vote signifie que Zyuganov gagne, rester à la maison signifie que Zyuganov gagne. Seul le vote pour Eltsine tiendra Zyuganov à l’écart.

Il y a eu un sondeur marginal qui, bien que différent des autres au début, a servi à confirmer cette tendance : Nugzar Betaneli et son Institut de sociologie du parlementarisme. Alors que les autres sondeurs demandaient pour qui voteriez-vous aujourd’hui, il a prétendu prédire directement le résultat final, bien qu’il n’ait jamais expliqué sa méthodologie et, comme les événements l’ont montré, il n’a pas été en mesure de voir plus loin dans le futur que les autres. En avril, il donnait Eltsine à 16-20% et à Zyuganov à 38-47%. Il y avait une rumeur selon laquelle ses résultats concordaient avec les sondages internes du Kremlin et ont provoqué une panique apparente qui se reflétait dans les réflexions de Korzhakov selon lesquelles l’élection devrait être reportée ou annulée.

Mais en mai, Eltsine était monté à 27% et Zyuganov descendait à 42%. En bref, Betaneli a convenu que Zyuganov restait dans ses limites mais qu’Eltsine avait fait irruption dans les siennes. C’était l’essence même de la dynamique électorale. Betaneli était d’accord avec d’autres sondeurs sur les candidats restants. Son principal désaccord était de placer Zyuganov jusqu’à 15 points de plus que l’estimation de tout le monde. À ce stade, les chiffres étaient moins importants que la dynamique. Encore une fois, il n’y avait pas besoin de tour de passe-passe américain, juste le fait que Zyuganov n’étendait pas son influence, une majorité ne voulait pas que les communistes reviennent et ils se sont pincé le nez en optant pour Eltsine comme l’alternative la plus viable.

Deux réalités ont fait d’Eltsine le centre anticommuniste : la première était son pouvoir de titulaire du poste de président, et la seconde l’absence d’une «troisième force». Il aurait pu être coincé si les «libéraux» avaient fusionné, mais cela aurait obligé Yavlinskiy, Fedorov, Lebed et Gorbatchev à oublier leurs divergences et à s’unir autour de l’un d’eux. Un autre plan avait été lancé il s’agissait d’un «gouvernement de confiance nationale» unissant tout le monde et conduisant à un report des élections. Mais personne n’était prêt à céder à un autre et aucune de ces idées n’a jamais vu le jour.  C’était l’époque de l’expression colorée «taxi parties» : tous les membres pouvaient tenir dans un même taxi et tourner en rond. Mais aucun taxi ne fusionnerait jamais avec un autre.

Au fil du temps, nous pouvions voir des gens, comprendre la dynamique, avaler leurs appréhensions et se déclarer pour Eltsine. Pamyat, la toute première faction supranationaliste, se déclara pour lui ; Yegor Gaydar, dans l’opposition depuis plus d’un an, et Boris Fedorov, qu’il avait licencié, sont venus. Les dirigeants cosaques l’ont soutenu parce qu’il avait fait quelque chose pour eux. L’Église orthodoxe russe a tranquillement chargé son clergé de rappeler aux paroissiens ce que les communistes leur avaient fait. Le gouverneur Nazdrachenko de la région de Primorski, qui s’était fermement opposé au règlement frontalier avec la Chine, l’a soutenu. Le maire de Moscou Loujkov, un joueur très avisé, l’a fermement soutenu.

À la fin du mois de mai, la tendance était très prononcée et Betaneli, malgré toutes ses affirmations d’avoir la capacité de voir plus loin, n’était plus un hurluberlu. La moyenne des sondeurs ROMIR, CESSI et VTsIOM mettait Eltsine à 33,5% et Zyuganov 23,2%. Betaneli plaçait les deux à égalité, 36% chacun. La dynamique continuait, Zyuganov stagnait et les autres candidats se ralliaient à Eltsine.

Les trois derniers sondages ont été VTsIOM (11 juin), ROMIR (10 juin) et Betaneli (7 juin). Tous ont eu raison sur la chose la plus importante qui a été l’augmentation constante de la cote d’Eltsine au cours de la campagne et la stagnation du soutien de Zyuganov pendant la même période. Les deux premiers ont donné correctement l’ordre des cinq premiers ; Betaneli voyait Lebed battu par Yavlinskiy. VTsIOM avait des prédictions très précises pour Eltsine et Zhirinovskiy et le meilleur ajustement pour Lebed et a détecté une augmentation de son score au dernier moment – de sept à dix pour cent. ROMIR était le meilleur pour Yavlinskiy et Betaneli était le meilleur pour Zyuganov. Donc, de manière générale, les sondeurs étaient dans le terrain de jeu ; Betaneli, ayant inversé sa position de départ, avec Eltsine à 40% et Zyuganov à 31%.

J’ai consacré quelques efforts à calculer des «facteurs de correction» pour les chiffres des sondages car ces derniers étaient assez récents en Russie et il y avait beaucoup d’erreurs, que l’observation, au fil du temps, avait montré. En général, les «libéraux» étaient surestimés, Zhirinovskiy très sous-estimé et les communistes quelque peu sous-estimés. Mais je m’en suis tenu au fil conducteur que, quels que soient les chiffres produits par les sondeurs individuels, la dynamique était l’indicateur : Zyuganov stagnant, Eltsine rassemblant les autres. Et donc ma prédiction finale était qu’Eltsine gagnerait un deuxième mandat bien que je pensais qu’il pourrait venir deuxième derrière Zyuganov au premier tour et je m’attendais à ce que Zhirinovskiy arrive troisième. Pour ce que ça vaut, un panel du Carnegie Institute juste avant le vote avait estimé Zyuganov à 31%, Eltsine 28% et Zhirinovskiy 10-11%.

En fait, nous nous sommes trompés tous les deux. Au premier tour, Eltsine a devancé Zyuganov 35,8% contre 32,5%, Lebed était troisième à 14,7%, Yavlinskiy était à 7,4%, Zhirinovskiy à 5,8% et les autres étaient au fond du trou, Brytsalov bon dernier. Quelqu’un se souvient-il de lui, à part YouTube ? J’ai observé le décompte des élections dans une base militaire près de Moscou et là, Lebed a gagné confortablement avec Eltsine deuxième.

L’une des choses que les Américains étaient censés avoir faites était de mettre un peu de pression dans les publicités de la campagne d’Eltsine. J’en ai vu peu de preuves. L’annonce la plus efficace d’Eltsine était peut-être celle-ci, mais les autres n’avaient rien de très impressionnant. Les meilleures publicités que j’ai vues concernaient Lebed. Celle dont je me souviens le plus était sur un chantier où les gens se plaignaient que le pays allait à la dérive et qu’il n’y avait personne pour redresser la situation, une jeune fille enjouée dit «есть такой человек, ты его знаешь !» – il y a un tel homme, vous le connaissez – et le visage de Lebed apparaissait. Et, étonnamment, YouTube a conservé l’une des séries. Cela se jouait sur sa réputation d’homme capable de prendre des décisions difficiles et était l’essence même du мужественность -virilité, courage. Quelque chose qu’il devait prouver plus tard dans l’année quand il s’est rendu en Tchétchénie, a reconnu que la guerre était perdue et a rapidement négocié un cessez-le-feu et un retrait avec Aslan Maskhadov. La publicité de Zyuganov était très soviétique – de longues tirades sur du papier bon marché qui n’ont probablement pas déplacé un seul vote.

Les médias ont fortement favorisé Eltsine. Pour certains d’entre eux c’était compréhensible : Eltsine a utilisé le pouvoir de sa fonction, faisait des choses dignes d’intérêt et son style de campagne était beaucoup plus actif que celui de Zyuganov ; de plus, la plupart des journalistes ne souhaitaient pas un retour à l’époque de la censure de GlavLit. Mais la couverture était assez dure : par exemple, dans la dernière semaine de la campagne, la télévision a diffusé une émission sur la terreur de la Tcheka, un film peu flatteur sur Staline, et un profil hagiographique du tsar Nicolas II. Mais Eltsine a mené une bien meilleure campagne que Zyuganov : il a soudoyé les contribuables avec leur propre argent – ce qui n’est pas inconnu dans notre propre politique – il a apparemment désamorcé la catastrophe en Tchétchénie, a enterré son problème de santé par une activité frénétique et a dirigé sa campagne vers les problèmes qui concernaient les gens.  Et il était rusé : à Novotcherkassk, il parlait des grévistes abattus en 1962. Ainsi, alors qu’il utilisait sans vergogne les avantages de candidat sortant, il a fait des choses qui méritaient d’être dénoncées.

Ainsi, la dynamique a fonctionné : Zyuganov n’a jamais dépassé son score de départ et Eltsine a réuni le vote anticommuniste. Pas si surprenant. Les opérateurs politiques américains ont eu peu d’influence.

Patrick Armstrong

Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone

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