Dwight Eisenhower et le complexe militaro-industriel


Nicolas Bonnal

Par Nicolas Bonnal – Juin 2018 – Source nicolasbonnal.wordpress.com

Voici enfin le discours de Dwight Eisenhower sur le complexe militaro-industriel.

Dwight Eisenhower et son fameux discours. Eisenhower a souvent eu bonne presse, et il semble  avoir été un des derniers présidents prestigieux et équilibrés. De Gaulle l’aimait beaucoup (voyez le Peyrefitte, tome premier, pp. 306-307). Son discours reflète cet équilibre et sa lucidité. Le prestige et la puissance américaine, la force créatrice US étaient alors incontestables.

Regardez ce que disait Sam Peckinpah dans son interview à Playboy. J’ai retrouvé cette interview incroyable en préparant mon livre sur les westerns classiques, que doit préfacer Philippe Grasset. Un peu d’anglais :

We’re in the Dark Ages again. The time will come, he said when you’ll look back on Harry Truman as possibly the best President this country ever had. Even Eisenhower was better than these guys. At least he knew who he was. He wasn’t dead and the society wasn’t dead.

En français,

Nous sommes encore dans les âges sombres. Le temps viendra, a-t-il dit, quand vous regarderez Harry Truman comme probablement le meilleur président que ce pays ait jamais eu. Même Eisenhower était meilleur que ces gars-là. Au moins, il savait qui il était. Il n’était pas mort et la société n’était pas morte.

Les zombis de Romero sont venus comme on sait vers la fin des années soixante, au cinéma comme dans la société qui le reflète. 1967-1968, tournant mondial, paradigmatique.

Commençons donc. Ike (le surnom comme on sait du président) évoque les médias (on est à l’époque de Marshall Mcluhan) :

« Bonsoir, chers concitoyens américains. 
 
Tout d’abord, j’aimerais exprimer ma gratitude aux réseaux de radiodiffusion et de télévision pour m’avoir permis toutes ces années d’adresser messages et rapports à notre nation. Je les remercie tout spécialement de cette possibilité de m’adresser ce soir à vous. »

Il rappelle la puissance de son beau et généreux pays d’alors :

« Nous vivons aujourd’hui dix ans après le milieu d’un siècle qui fut le témoin de quatre guerres majeures entre de grandes nations. Trois d’entre elles ont impliqué notre propre pays. En dépit de ces holocaustes, l’Amérique est aujourd’hui, la nation la plus forte, la plus influente et la plus productive au monde. S’il est compréhensible que nous soyons fiers de cette prééminence, nous nous rendons pourtant compte que la première place et le prestige des USA ne dépendent pas simplement de notre progrès matériel inégalé, de notre richesse et de notre force militaire, mais aussi de la façon dont nous employons notre puissance dans l’intérêt de la paix dans le monde et de l’amélioration de la condition humaine. »

Ike ajoute la touche très américaine de peuple élu et aussi  – et encore – religieux :

« Au travers de l’aventure d’un gouvernement dans la liberté pour l’Amérique, nos buts premiers ont été de préserver la paix, de stimuler les progrès de la réalisation humaine et d’en faire grandir la liberté, la dignité et l’intégrité parmi les peuples et les nations. Ne pas s’efforcer d’en faire autant serait indigne d’un peuple libre et religieux. Tout manquement dû à l’arrogance, au manque de compréhension ou de promptitude au sacrifice nous infligerait d’ailleurs un grave préjudice moral, ici comme à l’étranger. »

À l’époque il ne faut pas lutter contre la Chine et la Russie, mais contre la Chine communiste et la Russie communiste, puissances insidieuses :

« La progression vers ces nobles buts est constamment menacée par le conflit qui s’empare actuellement du monde. Il commande notre attention entière et absorbe nos êtres mêmes. Nous faisons ici face à une idéologie globale hostile, athée dans son caractère, impitoyable dans ses buts et insidieuse dans ses méthodes. Malheureusement le danger qu’elle présente promet de durer longtemps. »

Le progrès est au bout du chemin :

« C’est seulement ainsi que nous resterons, en dépit des provocations, sur le chemin que nous nous sommes fixés vers une paix permanente et l’amélioration du genre humain. »

Puis Eisenhower évoque les progrès de la technoscience :

« L’augmentation énorme des dernières nouveautés pour notre [programme de] défense ; le développement de programmes irréalistes pour traiter chaque maladie, dans l’agriculture ; l’expansion spectaculaire de la recherche fondamentale et appliquée – ces possibilités, et bien d’autres, chacune prometteuse en soi, pourraient être suggérées comme le seul chemin vers la voie que nous souhaitons suivre. »

Et dans ce speech complexe, sophistiqué, bien écrit par un technocrate militaire inspiré, on évoque un mystérieux équilibre qui a bien disparu depuis :

« Or chaque proposition doit être pesée à la lumière d’une considération plus large : la nécessité de maintenir l’équilibre entre les [différents] programmes nationaux et à l’intérieur [de chacun d’entre eux], de maintenir l’équilibre entre économie publique et économie privée, l’équilibre entre le coût et le gain espéré, le clairement nécessaire et le confortablement souhaitable, l’équilibre entre nos exigences essentielles en tant que nation et les devoirs imposés par la nation à l’individu, l’équilibre entre les actions du présent et le bien-être national du futur. Le bon jugement recherche équilibre et progrès ; son contraire amènera déséquilibre et anéantissement. »

Le progrès selon Eisenhower est donc menaçant ; n’oublions que dans sa France contre les robots, Bernanos fait l’éloge de Wallace. On mesure la chute du personnel politique US depuis (ah, les néocons…) :

« Mais des menaces, nouvelles de par leur nature ou leur degré, surgissent constamment. Je n’en mentionnerais que deux ici. 
 
Un élément essentiel pour conserver la paix est notre système militaire. Nos bras doivent être puissants, prêts pour une action instantanée, de sorte qu’aucun agresseur potentiel ne puisse être tenté de risquer sa propre destruction. Notre organisation militaire est aujourd’hui sans rapport avec ce que connurent mes prédécesseurs en temps de paix, ou même les combattants de la Deuxième Guerre mondiale ou de la guerre de Corée. 
 
Jusqu’au plus récent conflit mondial, les États-Unis n’avaient pas d’industrie d’armement. Les fabricants américains de socs de charrues pouvaient, avec du temps et sur commande, forger des épées. Mais désormais, nous ne pouvons plus risquer l’improvisation dans l’urgence en ce qui concerne notre défense nationale. Nous avons été obligés de créer une industrie d’armement permanente à grande échelle. De plus, trois millions et demi d’hommes et de femmes sont directement impliqués dans la défense en tant qu’institution. »

Et Ike nous apprend comme un antisystème que « nous dépensons chaque année, rien que pour la sécurité militaire, une somme supérieure au revenu net de la totalité des sociétés US ».

De là la fameuse, de là la grande phrase :

« Cette conjonction d’une immense institution militaire et d’une grande industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine. Son influence totale, économique, politique, spirituelle même, est ressentie dans chaque ville, dans chaque Parlement d’État, dans chaque bureau du Gouvernement fédéral. Nous reconnaissons le besoin impératif de ce développement. Mais nous ne devons pas manquer de comprendre ses graves implications. Notre labeur, nos ressources, nos gagne-pain… tous sont impliqués ; ainsi en va-t-il de la structure même de notre société. »

En réalité les bases américaines sont déjà normatives, mimétiques, comme dirait l’autre : on leur doit le cinoche, les cigarettes, les préservatifs, les T-shirts, les bermudas, le chewing-gum et l’américanisation du monde, ce soft power tellement plus séduisant que la moustache de Staline. L’Amérique, c’est ce qu’on veut être.

Le vainqueur de la « croisade en Europe » ajoute, comme s’il savait la situation perdue d’avance (son successeur sera tué, les suivants bien soumis aux lobbies) :

« Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Nous ne devrions jamais rien prendre pour argent comptant. »

Et Eisenhower nous demande d’être bien informés :

Seule une communauté de citoyens prompts à la réaction et bien informés pourra imposer un véritable entrelacement de l’énorme machinerie industrielle et militaire de la défense avec nos méthodes et nos buts pacifiques, de telle sorte que sécurité et liberté puissent prospérer ensemble. »

Il évoque donc les progrès de la technoscience à l’époque où Huxley nous affole vingt ans après le Meilleur des mondes ; personnellement je trouve qu’on progresse beaucoup moins qu’on nous le dit, l’occident se tiers-mondise et on régresse plutôt, sauf dans la communication, c’est-à-dire dans le simulacre.

Eisenhower :

« De même la révolution technologique des décennies récentes fut en grande partie responsable des changements radicaux de notre position militaro-industrielle. Dans cette révolution, la recherche est devenue centrale, elle est également plus formalisée, plus complexe, et coûteuse. Une part toujours croissante en est conduite pour, par, ou sous la direction du Gouvernement fédéral. »

La recherche dirigée par le Deep State et le Pentagone est au fil des ans devenue moins sérieuse mais plus coûteuse !

Le président ajoute sur le développement de l’oligarchie scientifique qui se met au service de l’État et des militaires (Bergier-Pauwels en parlent très bien dans le Matin des magiciens) :

« Aujourd’hui, l’inventeur solitaire, bricolant au fond de sa boutique, a été dépassé par des troupes de choc formées de scientifiques dans les laboratoires et des centres d’essai. De la même manière, l’université libre, historiquement source d’idées et de découvertes scientifiques nées dans la liberté, a vécu une révolution dans la conduite de la recherche. En bonne partie à cause des coûts énormes impliqués, obtenir un contrat avec le gouvernement devient quasiment un substitut à la curiosité intellectuelle. »

Une autre remarque menaçante et sérieuse :

« Pour chaque vieux tableau noir il y a maintenant des centaines d’ordinateurs. La perspective d’une domination des spécialistes de notre nation par les emplois fédéraux, les budgets attribués aux projets et le pouvoir de l’argent, [cette perspective] est bien présente et doit être considérée avec gravité. »

Ike nous voit donc condamnés au pouvoir oligarchique. Retenez bien la phrase qui va suivre :

« Cependant, tout en apportant à la recherche et scientifique le respect que nous leur devons, nous devons également être attentif à un danger à la fois aussi grave et opposé, à savoir que l’ordre public puisse devenir captif d’une élite scientifique et technologique. »

Nouvelle recherche de l’équilibre (la troisième voie ?) :

« C’est la tâche de l’homme d’État que de mouler, équilibrer, intégrer toutes ces forces, anciennes et nouvelles, aux principes de notre système démocratique – en visant toujours à atteindre les buts suprêmes de notre société libre. »

Invitation ensuite à éviter le pillage de la terre :

« Un autre facteur de maintien de l’équilibre implique l’élément de temps. Alors que nous envisageons la société future, nous devons- vous et moi et notre gouvernement – éviter la tentation de vivre seulement pour le jour qui vient, pillant pour notre propre aisance, et à notre convenances les précieuses ressources de demain. Nous ne pouvons pas hypothéquer les actifs de nos petits-enfants sans risquer de dilapider également leur héritage politique et spirituel. Nous voulons que la démocratie survive pour les générations qui viennent, non pour devenir le fantôme insolvable de demain. »

Puis le président évoque le rétrécissement de cette terre (que décrit magistralement Gustave de Beaumont dans son grand livre sur Marie) :

« Sur ce long chemin de l’histoire qu’il reste à écrire, l’Amérique sait que notre monde, toujours plus petit, doit éviter de devenir une redoutable communauté de crainte et de haine, et, au contraire, tendre à être une confédération fière dans la confiance et le respect mutuels. Une telle confédération doit être composée d’égaux. Le plus faible doit pouvoir venir à la table de conférence avec la même confiance que nous, protégés que nous sommes par notre force morale, économique, et militaire. Cette table, même si elle porte les cicatrices de nombreuses frustrations du passé, ne peut pas être abandonnée pour l’atroce douleur qu’on rencontre à coup sûr sur le champ de bataille. »

Une invitation pas très suivie au désarmement :

« Le désarmement, dans l’honneur et la confiance mutuels, est un impératif permanent. Ensemble nous devons apprendre à composer avec nos différences, non pas avec les armes, mais avec l’intelligence et l’honnêteté des intentions. »

Nouvelle invocation religieuse (Ike était témoin…) :

« Vous et moi, mes chers concitoyens, avons besoin d’être forts dans notre croyance que toutes les nations, grâce à Dieu, atteignent ce but de paix avec justice. Puissions-nous toujours rester fermes dans la dévotion à ces principes, confiants mais humbles dans le pouvoir, diligents dans la poursuite des grands buts de la nation. »

Et enfin une prière finale :

« À tous les peuples du monde, j’exprime une fois de plus le souhait et la prière de l’Amérique : 
 
Nous prions pour que les peuples de toutes fois, de toutes races, de toutes nations, puissent voir leurs principaux besoins satisfaits. Pour que ceux qui actuellement n’ont pas cette occasion puissent l’apprécier un jour entièrement ; que tous ceux qui aspirent à la liberté puissent en éprouver ses bénédictions spirituelles ; que ceux qui possèdent la liberté comprennent les grandes responsabilités [qu’elle engendre] ; que tous ceux qui sont peu sensibles aux besoins des autres apprennent la charité ; que les fléaux de la pauvreté, de la maladie et de l’ignorance soient amenés à disparaître de la surface de la terre, et que, avec le temps, tous les peuples viennent à vivre ensemble dans une paix garantie par la force du respect et de l’amour mutuels qui les lient. »

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Source

Le discours d’adieu d’Eisenhower : le complexe militaro-industriel
Date : 17 janvier 1961

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