Décoder un slogan à la mode
Par Ugo Bardi – Le 7 janvier 2019 – Source CassandraLegacy
« Maintenant, je sais de source sûre que la domination énergétique américaine est à notre portée en tant que nation. » Ryan Zinke, secrétaire de l’Intérieur des États-Unis (source)
« Toute guerre est basée sur la tromperie », Sun Tzu, L’art de la guerre
Depuis près d’un demi-siècle, depuis l’époque de Richard Nixon, les présidents américains ont proclamé la nécessité d’une « indépendance énergétique » pour les États-Unis, sans jamais réussir à l’atteindre. Au cours des dernières années, il est devenu à la mode de dire que les États-Unis étaient de fait devenus indépendants sur le plan énergétique, même si ce n’est pas vrai. Et, rebondissant sur ce concept, l’idée d’une « domination énergétique », introduite par l’administration Trump en juin 2017, a vu le jour. Elle est maintenant utilisée à tous les niveaux dans la presse et dans le débat politique.
Il ne fait aucun doute que les États-Unis ont de bonnes raisons d’être optimistes en ce qui concerne la production pétrolière. Des trois grands producteurs mondiaux, il est le seul à croître : il a dépassé l’Arabie Saoudite et il semble sur le point de dépasser la Russie d’ici quelques années.
Ce rebond de la production américaine après le déclin amorcé au début des années 1970 est presque miraculeux. Et le miracle à un nom : le pétrole de schiste. Un grand succès, certes, mais, à bien y penser, toute l’histoire a l’air bizarre : les États-Unis essaient de gagner cette « domination » au moyen de ressources qui, une fois brûlées, auront disparu à jamais. C’est comme voir des gens qui se battent pour savoir qui brûlera sa propre maison le plus vite. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Art Berman n’arrête pas de nous dire que le schiste bitumineux est une ressource coûteuse qui ne peut être produite avec un profit que dans des conditions de marché irréalistes. Jusqu’à présent, beaucoup plus d’argent a été investi dans la production de schiste bitumineux qu’elle n’en a rapporté par elle-même. La « domination énergétique » semble n’être qu’une façon élaborée de perdre de l’argent et des ressources. Encore une fois, qu’est-ce que cela signifie ?
Mais il y a une logique dans le terme « domination énergétique ». Il s’agit de la manière dont les slogans sont utilisés en politique : un slogan n’est pas seulement une manière compacte d’exprimer un certain concept politique, c’est souvent un message codé qui cache beaucoup plus qu’il ne le dit. Ainsi, nous savons que « apporter la démocratie » à un pays étranger, c’est le bombarder et le détruire en mille morceaux. « Rendre l’Amérique grande à nouveau » signifie subventionner l’industrie des combustibles fossiles. « Le Pays Indispensable » signifie « L’Empire Américain ». Et plus encore.
Il n’y a rien de mal à utiliser des slogans codés : il suffit de savoir comment les décoder. Ainsi, la « domination énergétique » doit être décodée et transformée en « domination militaire ». Ensuite, les choses commencent à prendre un sens.
Un petit mot avant de m’accuser d’être un théoricien du complot : Je suis raisonnablement sûr qu’il n’y a pas de « salle de contrôle » dans un sous-sol sombre du Pentagone ou de la Maison-Blanche pour décider des objectifs économiques et militaires à long terme. Le mécanisme de décision des États modernes est collectif et en réseau. Il ressemble à celui des fourmilières : il n’y a personne aux commandes, beaucoup de gens poussent dans des directions différentes et, finalement, le moteur géant peut se déplacer dans une certaine direction.
Donc, le fait que tant d’argent ait été consacré à l’exploitation du pétrole et du gaz de schistes ne signifie pas que quelqu’un au sommet a décidé que c’était la chose à faire. C’est simplement que les investisseurs ont tendance à diriger leurs ressources financières là où ils pensent qu’ils obtiendront le rendement le plus élevé dans les plus brefs délais. De nombreux plans d’investissement (peut-être tous) promettant ce type de rendement sont des plans Ponzi. Mais s’il existe des combines à la Ponzi, il doit y avoir une raison pour qu’elles existent. Et la raison n’est pas que les gens sont stupides, c’est qu’ils surestiment leur intelligence (une caractéristique bien connue du cerveau humain) et qu’ils ont confiance en leur capacité d’encaisser leur bénéfice et de décamper avant que l’ensemble ne leur tombe sur la tête.
L’investissement dans le pétrole de schistes est en cours depuis plus d’une décennie et n’a pas généré de profits jusqu’à présent. Peu importe : il déplace de l’argent, il crée de la richesse, il augmente le PIB. Ainsi, les politiciens font pression pour l’extraction du schiste bitumineux aussi parce que l’idée de « domination énergétique » leur donne ce look macho dont ils ont besoin pour obtenir des votes.
Mais il y a plus que cela dans cette histoire, c’est le côté militaire. Nous savons tous que les guerres sont gagnées par ceux qui peuvent y consacrer plus de ressources. C’est ainsi que la Première et la Seconde guerre mondiale ont été gagnées : les alliés pouvaient produire plus d’énergie sous forme de pétrole, de charbon et de gaz. Et avec ces sources d’énergie, ils pouvaient produire plus de choses, des avions, des chars, des canons, des bombes, des balles, et plus de choses qui ont été jetées sur les Allemands jusqu’à ce qu’ils renoncent. Matthieu Auzanneau nous donne de nombreux exemples de ce mécanisme dans son livre L’Or Noir. Les Allemands ont toujours manqué de pétrole pour alimenter leur machine militaire et c’est pourquoi ils étaient condamnés dès le début.
Pour les militaires, la leçon à tirer des guerres mondiales passées est que les guerres sont gagnées par la partie qui possède la plus grande réserve de pétrole. Et ils s’en souviennent. Donc, si vous voulez atteindre la domination militaire, l’indépendance énergétique ne suffit pas, vous devez atteindre la domination énergétique.
C’est pourquoi tout a un sens, compte tenu également de certains résultats récents sur les tendances statistiques des guerres. Les guerres, semble-t-il, sont corrélées au phénomène thermodynamique de la dissipation de l’entropie dans les systèmes complexes. Plus il y a d’énergie à dissiper, plus vite elle est dissipée. Et si cette dissipation est vraiment rapide, elle peut prendre la forme d’une guerre – la guerre est certainement le moyen le plus rapide de détruire (dissiper) les ressources accumulées. Mais, pour dissiper les ressources, il faut d’abord les accumuler, et c’est le rôle du pétrole de schistes dans la situation actuelle.
Ce qui veut dire que le schiste bitumineux n’est pas une ressource naturelle, c’est une ressource militaire. En tant que tel, cela n’a pas d’importance qu’il rapporte un profit ou non pour les investisseurs. Ce qui compte, c’est de savoir comment l’utiliser pour maintenir et développer cette gigantesque structure sociale et économique que nous appelons « globalisation » (un autre slogan qui peut être décodé comme « l’empire mondial »).
Tant que la production de schiste bitumineux augmentera, nous courons le risque d’une nouvelle guerre mondiale majeure. Nous ne pouvons qu’espérer que la bulle de schiste éclate d’elle-même d’abord. Une bonne raison de plus pour qu’un effondrement de Sénèque de la production pétrolière soit bon pour nous tous.
Ugo Bardi
Traduit par Hervé pour le Saker Francophone