Par Dmitry Orlov – Le 28 avril 2023 – Source Club Orlov
Il semble que la plupart des gens soient aujourd’hui enclins à se plaindre des Ukrainiens : ils sont corrompus, voleurs, fourbes, inconstants, parasites… Ils ne gagneraient pas, quels que soient l’argent et les armes que les Américains et les Européens leur envoient, et ils ne se rendraient pas, quelle que soit la manière concertée (mais toujours aussi douce) dont la Russie les pousse dans cette direction générale. Leurs soldats sont soit des berserkers fous et drogués, animés d’un désir de mort sincère et d’une énorme tendance au sadisme, soit des déserteurs enthousiastes que les berserkers font avancer au pas de grenouille vers le front. La plupart d’entre eux préféreraient vivre en Europe ou en Amérique ou, à défaut, en Russie, mais certainement pas en Ukraine (du moins ce qu’il en reste) ! Du point de vue occidental, ils ont un comportement russe suspect, parlant le russe au lieu de leur dialecte « officiel » du sud de la Russie et devenant soudainement russes et demandant des passeports russes (et des pensions, et une assurance maladie) dès que les chars russes passent devant eux. Du point de vue russe, nombre d’entre eux ne sont pas assez russes : certes, ils parlent la langue et connaissent la culture, mais aiment-ils vraiment la mère Russie plus qu’eux-mêmes, et ne cherchent-ils pas simplement à obtenir la meilleure affaire possible pour leur propre personne bien-aimée, au diable la Russie ? Et puis tout le monde s’accorde à dire que le conflit en Ukraine est très dangereux et qu’il pourrait conduire à la troisième guerre mondiale, à l’Armageddon nucléaire et tout un week-end à l’eau d’un moment à l’autre.
Mais c’est une erreur, une erreur totale ! Nous devrions être reconnaissants envers l’Ukraine et remercier les Ukrainiens pour leur sacrifice sur l’autel de la paix mondiale. Le but de certaines nations est de servir d’avertissement aux autres, et même si tout le monde devrait savoir maintenant que faire la guerre à la Russie est toujours une très mauvaise idée – comme la France, l’Allemagne, la Turquie sept fois, la Finlande, le Japon et la Géorgie l’attesteront volontiers – il est utile d’avoir une leçon de rappel de temps en temps. Nous devrions tous être reconnaissants à l’Ukraine d’avoir accepté de jouer le rôle de pigeon, pardon, d’assumer ce rôle héroïque, car sinon un imbécile pourrait décider de déclencher la Troisième Guerre mondiale, ce qui serait tout à fait regrettable.
En outre, les sentiments de gratitude sont généralement bons pour la santé. Sur le plan biochimique, le fait d’éprouver de profonds sentiments de gratitude entraîne une libération d’endorphines, ce qui améliore votre sentiment de bien-être et votre niveau de satisfaction à l’égard de la vie, renforce votre système immunitaire et régule votre tension artérielle et vos sécrétions digestives. Sur le plan spirituel, les sentiments profonds de gratitude mettent votre âme immortelle dans un état propice à la recherche de la grâce de Dieu et la mettent sur la voie du salut et du Paradis, ou du Nirvana, ou du Shéol, ou tout simplement du néant (pour les athées et les agnostiques). Le monde est en crise et de nombreux consommateurs (et prosommateurs) de la classe moyenne sont désemparés de ne plus pouvoir se comporter comme ils en avaient l’habitude, mais s’ils prononçaient suffisamment de fois les mots magiques « Dieu merci pour l’Ukraine », tous leurs problèmes commenceraient à sembler mineurs et la paix s’installerait dans leurs esprits troublés.
Ils devraient être reconnaissants parce que l’Ukraine (du moins ce qu’il en reste) est tout ce qui se trouve entre eux et l’Armageddon nucléaire. Voyez-vous, chaque fois que l’Occident a faim, il a besoin de manger d’autres pays. L’Espagne a mangé l’Amérique latine, la Grande-Bretagne a mangé l’Inde, la France a mangé l’Afrique, tous ont grignoté la Chine, mais personne n’a pu manger la Russie. Certes, la Russie a fini par être partiellement rongée après l’effondrement de l’URSS, mais elle a rapidement repris ses esprits et s’est relevée de son état de semi-dévoration. Mais aujourd’hui, l’Occident collectif, compte tenu de la fin du colonialisme et du néocolonialisme, est vorace mais affaibli, comme un prédateur vieillissant dont les crocs sont tombés. L’ingestion de l’Irak et de la Libye n’a pas calmé sa faim et il s’est étouffé avec la Syrie. L’Occident a décidé de se battre en même temps avec la Russie et la Chine – un ensemble de pays post-industriels pauvres en ressources (c’est-à-dire largement désindustrialisés) face aux deux géants industriels et militaires du monde, riches en ressources, qui ont rapidement mis de côté leurs divergences et se sont retrouvés dos à dos. Cela aurait pu être un geste suicidaire – ou un appel à l’aide – et les Ukrainiens ont entendu cet appel et… se sont portés volontaires… pour affronter la Russie… tout seuls. Quel héroïsme ! Si vous ne commencez pas à vous sentir reconnaissant, vous devez être un ingrat.
Les Russes ont mis du temps à se faire à l’idée d’une chose aussi stupide, mais finalement, après huit ans de bombardements ukrainiens sur les civils russes dans le Donbass et quelques tentatives pour voir si les Ukrainiens voulaient bien arrêter et se rendre (ce qu’ils n’ont pas fait), ils se sont installés dans une routine : une ligne de front traversant toute l’ancienne Ukraine orientale, qui est maintenant, selon la constitution russe, un territoire de la Fédération de Russie, est une sorte de stand de tir russe. Les Ukrainiens continuent de livrer au front des armes données par l’Occident (d’une valeur de 150 milliards de dollars à ce jour !) ainsi que leur chair à canon de plus en plus démoralisée et hésitante. Les Ukrainiens accumulent les armes et les Russes les font exploser, encore et encore. Mais les obus et les recrues s’épuisent et cela ne peut pas durer éternellement. Pendant ce temps, les Américains continuent d’inciter les Ukrainiens à passer à l’attaque. « Tant mieux« , pensent les Russes. Des troupes démoralisées attaquant avec des blindés mal assortis et dépassés, une pénurie d’obus d’artillerie, aucun soutien aérien et des lignes de ravitaillement facilement interrompues seront des cibles faciles pour des Russes retranchés et lourdement fortifiés.
Tous les Occidentaux ne sont pas dupes de leur propre propagande au point de considérer la victoire ukrainienne comme inévitable ; certains réfléchissent même à ce qu’il faudrait faire en cas de défaite ukrainienne. Et ce qui leur vient à l’esprit, c’est la négociation. Les Russes sont tout à fait ouverts à la négociation, à condition que leurs exigences déjà formulées soient pleinement satisfaites : une Ukraine démilitarisée et militairement neutre, tous les criminels de guerre ukrainiens (ceux qui ont tué et torturé des civils pendant toutes ces années) jugés conformément à la loi russe, l’OTAN ramenée à ses frontières de 1997 et les pays dont elle se retire désormais militairement neutres, la levée de toutes les sanctions, la restitution des avoirs russes gelés et des biens russes confisqués. Une fois que cela sera fait, nous devrons tous nous sentir immensément reconnaissants envers les Ukrainiens (qui, d’ici là, prétendront probablement tous qu’ils ne sont à nouveau que des Russes) d’avoir évité la troisième guerre mondiale, l’armageddon nucléaire et la fin de toute vie sur Terre.
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Il vient d’être réédité aux éditions Cultures & Racines.
Il vient aussi de publier son dernier livre, The Arctic Fox Cometh.
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone