Par Juan Manuel de Prada – Le 21 novembre 2016 – Source xlsemanal.com
Dans l’une de ses nombreuses tirades contre le capitalisme, Chesterton se rebellait un jour contre ceux qui affirmaient triomphalement que, grâce aux trains express qui parcouraient l’Angleterre d’un bout à l’autre, les hommes de son temps pouvaient disposer de pommes rapidement et à moindre coût. « En vérité, ce qui est vraiment plus rapide et moins cher pour l’homme, c’est de cueillir une pomme sur son pommier et de la porter à sa bouche, concluait-il. Le véritable économe est celui qui ne dépense pas son argent à voyager en chemin de fer. » Mais depuis que Chesterton a écrit ces lignes, beaucoup de choses ont changé de par le monde : non seulement les marchandises voyagent d’un extrême à l’autre du pays, mais elles peuvent parfois parcourir des continents entiers et même traverser les océans ; et un livreur mal payé peut les déposer emballées ou empaquetées à notre porte. Il peut même arriver que la marchandise qui a parcouru les continents et traversé les océans soit finalement moins chère que le produit cultivé dans le jardin du voisin ou fabriqué chez le tailleur du coin… grâce, entre autres, au fait que le livreur qui nous la remet à la porte de notre domicile est payé une misère.
Mais le livreur en question n’est pas la seule victime de ce système : ceux qui ont cueilli les marchandises au Maroc ou les ont fabriquées en Chine, et ceux qui les ont transportées à travers les continents et les océans, sont tout aussi mal payés. Et en attendant, le jardin du voisin est envahi par la végétation, parce que personne ne le cultive ; et le tailleur du coin a fermé parce qu’il n’avait plus de client. Ainsi, à force de payer certains une misère et d’en ruiner d’autres, le capitalisme a perfectionné encore plus son système, dissipant au passage le soupçon d’inefficacité que lui attribuait Chesterton. Mais pour ce faire, il a pu compter sur notre égoïsme, qui ferme les yeux sur les calamités qu’un tel système sème sur son passage. Sans notre égoïsme, de fait, tout ce qui est arrivé depuis que Chesterton a écrit sa diatribe n’aurait pas pu voir le jour. Car ne sont-ce pas les économistes classiques eux-mêmes qui affirment sans vergogne que c’est la somme des égoïsmes qui rend le capitalisme imbattable ?
Il y a, tout d’abord, un égoïsme naïf qui nous incite à croire des absurdités, comme par exemple qu’une marchandise en provenance de Chine ou du Maroc peut s’avérer au final moins chère qu’un produit cultivé dans le jardin du voisin ou fabriqué par le tailleur du coin. En réalité, cette marchandise arrivée de Chine ou du Maroc est beaucoup plus insipide que celle cultivée dans le jardin du voisin ; et, bien sûr, sa qualité n’a rien à voir avec celle du vêtement que l’on achetait chez le tailleur du coin. En fin de compte, force est de constater que ces produits en provenance des quatre coins de la planète sont des babioles incapables de nous satisfaire. Mais à ce stade, nous avons déjà déclenché la tempête inhérente à tout égoïsme : comme ces marchandises nous ont déçus, nous essayons d’en acheter d’autres tout aussi bon marché, voire plus, parce qu’entre-temps la société qui nous les vend sur Internet a lancé une offre promotionnelle à l’échelle mondiale, et nous propose trois produits pour le prix de deux. Bien sûr, l’offre en question nous déçoit tout autant, mais nous n’avons déjà plus d’autre choix que de continuer à acheter sans cesse des aliments insipides ou des produits qui s’abiment après quelques lavages, entre autres parce que le jardin où poussaient les pommes savoureuses et le tailleur qui vendait des vêtements résistants ont disparu.
C’est alors qu’intervient une seconde forme d’égoïsme, plus cynique que la première. Nous soupçonnons qu’en achetant de façon compulsive ces marchandises, nous promouvons les injustices dans les contreforts de l’Atlas, ou devant chez nous ; nous avons l’intuition d’épuiser les ressources naturelles de la planète et de transformer celle-ci en un immense dépotoir de conteneurs en plastique et de gaz polluants ; nous soupçonnons que… mais nous ne pouvons déjà plus enrayer la machine ; et nous ne sommes même plus capables d’imaginer la façon de le faire. Ou, si nous le faisons, nos réflexions nous conduisent à des solutions encore plus égoïstes, des solutions qui ne sont pas seulement cyniques, mais carrément machiavéliques ; si subtilement machiavéliques, en fait, qu’elles peuvent même se draper d’un faux air de vertu. Ainsi, par exemple, nous pouvons en arriver à la conclusion que l’espèce humaine étant à l’origine des dommages irréparables infligés à la planète, il faut réduire la population. Car l’égoïsme nous a tant aveuglés, il a tellement perverti notre raison, que nous préférons nous priver d’enfants que de renoncer à nos pulsions consuméristes. Orwell a dit un jour que le pouvoir détruit la compréhension humaine pour la reconstruire ensuite en fonction de ses besoins. Aucun doute, le système économique actuel a réussi à le faire… grâce, bien entendu, à notre égoïsme.
Traduit par Hugues pour le Saker Francophone