Comment se porte État islamique dans le plus grand pays musulman au monde ?


Pourquoi si peu d’Indonésiens rejoignent-ils EI ?

«L’Indonésie est un pays dont le gouvernement n’est pas répressif, un pays qui n’est pas sous occupation, qui est politiquement stable, où il n’y a pas de conflits sociaux ou ethniques et où les musulmans ne sont pas une minorité persécutée.» Sydney Jones.

Jakarta, prière de veille du ramadan, IndonesiaSupri / Reuters


Par Edward Delman – Le 3 janvier 2016 – The Atlantic.

Depuis quelques temps, les borborygmes d’EI ont atteint le pays qui compte la plus grande population musulmane au monde. Les forces de sécurité de l’Indonésie, pays peuplé par 200 millions de musulmans [presque 90% de la population, NdT], sont lancées dans une chasse à l’homme contre Santoso, le dirigeant d’un groupe militant ayant publiquement plaidé allégeance à EI. La police a déjà arrêté plusieurs supporteurs présumés d’EI dans le cadre de rumeurs d’attentats terroristes. Le procureur général australien a prévenu qu’EI avait l’intention d’établir un califat éloigné dans cet archipel du Sud-Est asiatique. Mais toute cette activité ne montre pas vraiment la réelle position d’EI en Indonésie. Examinons, par exemple, le fait que pendant que le nombre de combattants étrangers ralliant l’Irak et la Syrie pour rejoindre EI a plus que doublé entre juin 2014 et décembre 2015, relativement peu viennent d’Indonésie. La question est : pourquoi ?

L’Indonésie a déjà subi sa part de terrorisme et de mouvement djihadistes depuis qu’elle a déclaré son indépendance à la Hollande en 1945. Après avoir proclamé un État islamique en 1949, l’organisation Darul Islam a dénoncé l’État indonésien comme apostat et organisé une série de rébellions armées dans les années 1950 et 1960 avant d’entrer dans la clandestinité. Le mouvement islamique militant s’est alors séparé en plusieurs groupes tels que le Laskar Jihad, qui a mené une campagne anti-chrétienne dans tout le pays, ou le groupe Jemaah Islamiyah, qui a perpétré les attentats de Bali en 2002. Les djihadistes indonésiens ne se sont pas uniquement concentrés sur des cibles locales, beaucoup sont partis pour l’Afghanistan comme moudjahidines durant l’invasion soviétique, même si c’était plus pour y recevoir une formation que pour participer aux combats.

De plus, il existe une évidente base de soutien pour EI en Indonésie. Une étude réalisée par l’Institut d’analyse stratégique des conflits (IASC), basé à Jakarta, détaille les gros efforts de recrutement et de propagande entrepris dans le pays ainsi que les promesses d’allégeance à EI faites par groupes entiers. (Comme le rapport avertit, ainsi qu’un autre édité par l’USAID, ces déclarations publiques, auxquelles 1000 à 2000 personnes ont pris part, ne sont pas des indicateurs très fiables de support à EI). L’IASC remarque aussi dans un autre rapport que «le conflit en Syrie a capté l’imagination des extrémistes indonésiens d’une manière encore jamais vue pour un conflit à l’étranger», pour des raisons allant de la compassion à l’égard de la souffrance des musulmans sunnites là-bas et au projet de restauration d’un califat islamique, au fait que «la Syrie est directement liée aux prédictions faites par l’eschatologie islamique que la bataille finale de la fin des temps se déroulera à Sham, la région quelquefois nommée la Grande Syrie ou le Levant et qui englobe la Syrie, la Jordanie, le Liban, la Palestine et Israël.»

Mais quelle que soit l’étendue de l’attrait pour EI en Indonésie, cela ne s’est pas traduit par un grand nombre d’Indonésiens entendant l’appel au djihad et se dirigeant vers le Moyen-Orient. Un récent rapport du groupe Soufan sur les combattants étrangers en Irak et en Syrie (sans nécessairement rejoindre EI) citait le gouvernement indonésien qui estimait à 700 le nombre de ces combattants en juillet 2015, un nombre que le groupe Soufan estime probablement surestimé. Par comparaison, l’estimation officielle pour la France est de 1700, de 2400 pour la Russie, 150 pour les Etats-Unis et 6000 pour la Tunisie. En France, on estime que 18 personnes par million d’habitants musulmans combattent en Syrie ou en Irak, selon une étude de l’USAID. En Tunisie ce ratio monte à 280. En Indonésie il est tout juste au dessus de 1.

Nombre de combattants étrangers par région d’origine.

Pourquoi si peu d’Indonésiens partent-ils combattre en Syrie ? Les statistiques pour l’Indonésie sont assez similaires à celles des pays voisins. Des chiffres officiels montrent que 100 combattants étrangers malaisiens sont partis en Irak et en Syrie, et qu’à peine 23, chiffre ridicule, viennent d’Inde alors que sa population compte 177 millions de musulmans. Mais expliquer ce phénomène comme une tendance régionale cache les dynamiques spécifiques à chaque pays. EI a peut être moins d’attrait en Malaisie que dans le monde arabe ou en Europe occidentale, pourtant la Malaisie a un taux d’engagement dans le conflit moyen-oriental six fois supérieur à celui de l’Indonésie. Les sondages montrent aussi qu’un plus fort pourcentage de Malaisiens est attiré par les idées d’EI et la pratique de la bombe humaine, même si, dans les deux pays, cela ne concerne qu’une petite minorité de la population. En Inde, quasiment toute la société civile musulmane a répudié EI et les autres organisations terroristes pendant que 70 000 dignitaires religieux signaient une fatwa anti-EI.

En novembre, le journal New York Times mettait l’accent sur un des facteurs expliquant le faible impact d’EI en Indonésie. Il mentionne Nahdlatal Ulama (NU), une organisation musulmane qui regroupe 50 millions de membres. NU prêche pour un islam de compassion, d’ouverture et de tolérance envers les autres croyances, à l’opposé du fondamentalisme d’EI inspiré par la théologie wahhabite. «Nous remettons frontalement en question l’idée d’EI, qui veut un islam uniforme, et qui voudrait que toute autre idée de l’islam que la leur soit celle d’infidèles qui doivent être tués», raconte Yahya Cholil Staquf, le secrétaire général du conseil suprême de NU, au New York Times.

Sydney Jones, le directeur de l’IASC, acquiesce au fait que le NU a joué un rôle pour réduire l’attirance des Indonésiens pour EI. «Ce mouvement est effectivement un rempart pour empêcher que davantage de gens soient attirés par les idéologies extrémistes», me dit Jones. Cependant, «les gens qui grossissent les rangs d’EI ou d’autres groupes extrémistes ne viennent pas du NU», donc l’impact de l’organisation pourrait être plus limité que sa taille ne le suggère.

Par contre, Jones mentionne plusieurs autres causes : «L’Indonésie est un pays dont le gouvernement n’est pas répressif, un pays qui n’est pas sous occupation, qui est politiquement stable, où il n’y a pas de conflits sociaux ou ethniques et où les musulmans ne sont pas une minorité persécutée. Donc quand vous réunissez tous ces facteurs, il n’est pas du tout surprenant qu’il n’y ait en fait qu’une petite minorité, même dans la population activiste, qui parte pour la Syrie.»

De fait, les pays d’où viennent le plus grand nombre de combattants étrangers en Syrie et en Irak, en nombre absolu ou en proportion de la population, tendent à être soit politiquement répressifs (Arabie saoudite, 2500 combattants), politiquement instables (Tunisie, 6000 combattants), discriminatoires vis-à-vis de leur minorité musulmane (Russie, 2400 combattants), ou une combinaison de ces facteurs. Autre preuve à l’appui de ses dires, Jones cite la période tumultueuse, en 1998, qui a suivi la chute du gouvernement dictatorial de Suharto qui tenait le pays depuis plus de 30 ans. L’instabilité qui s’en est suivie a fourni «la meilleure période de recrutement pour les groupes radicaux. Depuis, la situation s’est stabilisée et les groupes radicaux ont perdu leur pouvoir d’attraction dans cette jeune démocratie», explique-t-il.

Croissance du nombre de combattants étrangers en 2014 et 2015

Jones ajoute que la liberté d’expression existant en Indonésie permet aux communautés radicales de prêcher pour des lois islamiques ou un État islamique sans ressentir le besoin d’en passer par la violence dans la poursuite de leurs objectifs. Tout en reconnaissant que certains groupes profitent bien de cette liberté, Jones soutient «qu’elle permet de garder le nombre d’extrémistes violents à un niveau gérable».

Pendant ce temps, selon l’IPAC, «EI a connu un retour de flamme sans précédent dans la communauté musulmane indonésienne suggérant que le soutien qu’il obtiendra restera limité à une petite frange radicale extrême».  Et ce retour de flamme n’est pas dû qu’à NU. D’autres organisations musulmanes populaires, regroupées dont une coalition connue sous le nom de Forum fraternel du conseil indonésien des intellectuels religieux, ont aussi rejeté l’idéologie d’EI. Même les communautés djihadistes locales n’ont pas fait preuve d’un accueil chaleureux pour EI. Sa brutalité et sa décision de proclamer un califat ont attiré les critiques de journaux et de religieux radicaux du pays. «La plupart des communautés musulmanes rigoristes ont pris leur distance en restant dans une attitude d’attente», note l’IPAC. Même Majelis Mujahidin Indonesia [un groupe de moudjahidines locaux, NdT] a déclaré qu’EI est un mouvement déviant. Quand on demande à Jones ce qu’il pense de l’impact des programmes de déradicalisation du gouvernement indonésien, il répond : «Je pense que c’est le bons sens de la majorité musulmane plus que les programmes du gouvernement qui garde les chiffres à un bas niveau.»

Mail il semble que ce bon sens soit dû en partie à un système politique stable et représentatif qui respecte sa population musulmane et qui fait que cette population, même dans ses angles les plus radicaux, rejette bruyamment les pratiques et la narrative d’EI. Ce qui soulève une question : Est-ce que les leçons données par un pays comme l’Indonésie peuvent être appliquées à des pays répressifs et instables du Moyen-Orient ou aux communautés marginalisées d’Europe ? La capacité d’EI à continuer à attirer des recrues peut dépendre de la réponse.

Edward Delman

Traduit et édité par Wayan, relu par Literato pour le Saker francophone

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