Comment ne pas écrire un best-seller


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Par Dmitry Orlov – Le 2 novembre 2017 – Source Club Orlov

Aimeriez-vous être un auteur à succès ? Je sais que je le voudrais ! Ainsi que beaucoup d’entre vous, je présume. Après tout, vous êtes tous des lecteurs, et si vous êtes même un peu ambitieux et que vous lisez beaucoup de livres, il semble que ce ne soit qu’une question de temps avant de vous mettre à penser : “Vous savez, peut-être que je pourrais aussi le faire !” Et peut-être que vous le pourriez.

On dit souvent que pour devenir un maître, il faut apprendre d’un maître. En effet, il est peu probable que vous deveniez un bon écrivain si vous ne lisez pas ce qui a été écrit par ceux qui sont déjà bons dans cet exercice. Mais il y a des dangers cachés. D’une part, plus vous lisez, plus votre pensée est influencée par les autres, et plus votre propre écriture devient inconsciemment imitative. D’un autre côté, vous devez être assez lu pour savoir si vos idées originales sont vraiment originales, ou si ce pâturage a déjà été surexploité par un troupeau silencieux d’auteurs ruminants.

C’est donc une bonne idée de lire beaucoup, mais de le faire distraitement – à moitié endormi, avec une bouteille de vin pas loin, jetant un coup d’œil distrait au paysage qui défile ou lisant avec la voix haute d’un enfant somnolent. Alors vous aurez acquis le bon niveau de connaissance : pour chaque nouvelle idée, vous aurez un vague sentiment de savoir que vous avez lu quelque chose comme ça quelque part, mais vous ne vous souviendrez pas nécessairement où, et vous ne vous en souviendrez pas assez pour l’imiter, inconsciemment ou non. Cela vous permettra d’éviter le plus grand des péchés – imiter inconsciemment un maître – sans contrecarrer vos propres tentatives de produire de l’originalité.

Être un lecteur trop prudent et attentif peut être carrément dangereux. Si écrire, c’est témoigner, alors écrire en se basant sur l’écriture d’autrui équivaut à présenter une preuve par ouï-dire. Si vous analysez trop, vous courez le risque de devenir un critique littéraire, et les critiques littéraires font des écrivains presque uniformément mauvais. L’envie de critiquer vient du mécontentement, mais les critiques veulent être satisfaits de leur propre travail – en fournissant des explications entièrement satisfaisantes de leur mécontentement. Ainsi, les critiques sont d’incorrigibles et compulsifs donneurs de leçons – et personne n’aime ce genre de personne.

Pire encore, afin d’aspirer à un certain niveau imaginaire de sérieux universitaire, les critiques littéraires fondent leur travail sur quelque chose appelé la théorie littéraire. Si vous essayez de lire un ouvrage de théorie littéraire faites-le comme je le suggère, à moitié endormi, une bouteille de vin à portée de main, en jetant un coup d’œil distrait sur le paysage qui défile ou lisant avec la haute voix d’un enfant somnolent, il est peu probable que vous passiez la page 2, et si d’une façon ou d’une autre vous réussissez à vous faire le texte entier, vous vous retrouverez probablement avec des mots à la mode mal définis et alors un sens bien défini de l’ennui. Et si vous ignorez mon conseil, étudiant la théorie littéraire avec les pleins pouvoirs de votre intellect et réussissez à l’intérioriser, quel genre d’écrivain cela fera-t-il de vous, un hypocrite promouvant un agenda secret, idéologique, peut-être ? Je suis heureux de laisser les critiques littéraires parmi vous peser cette question jusqu’à votre mort.

Si l’utilité d’apprendre des maîtres a ses limites, comment apprend-on ? Mais de ses erreurs, bien sûr ! Nos propres erreurs sont de loin les sources les plus efficaces et les leçons apprises de ces erreurs sont les moins facilement oubliées. Pour rendre notre apprentissage rapide et efficace, nous devons faire beaucoup d’erreurs rapidement, et pour être en mesure de le faire, elles doivent être bon marché. À cette fin, il est préférable d’apprendre en produisant beaucoup de choses sans importance – des choses bonnes, d’autres plutôt horribles, et la plupart médiocres – plutôt que quelques essais monumentalement imparfaits. Tenir un blog offre d’excellentes occasions pour un tel apprentissage à partir d’essais et d’erreurs, avec un risque zéro et beaucoup de chance.

Mais les erreurs les moins coûteuses sont celles commises par d’autres. Elles sont moins efficaces en tant qu’outils d’apprentissage parce qu’elles ne sont pas aussi mémorables que d’apprendre de ses propres erreurs ¬ ceux qui ne sont pas acteurs dans le jeu sont de simples spectateurs – mais elles peuvent être très utiles pour déterminer ce qui fonctionne ou non quand vous essayez de prendre une décision. Pourtant, cela pose un problème : si vous apprenez des erreurs des médiocres et des incompétents, alors tout ce que vous pouvez espérer apprendre est de savoir comment être médiocre ou incompétent.

Nous devons apprendre des erreurs des maîtres ; mais les maîtres, au moment où ils maîtrisent leur métier, font rarement des erreurs. Quand ils commettent des erreurs, vous devez être proche d’être un maître vous même pour les remarquer, surtout si vous ne faites pas attention, comme j’ai suggéré de ne pas le faire, pour éviter de devenir un imitateur inconsciemment. Ce dont vous avez besoin est de quelqu’un qui est généralement reconnu pour être un bon écrivain, compétent et expérimenté qui fait néanmoins des erreurs significatives et mémorables pour nous permettre d’apprendre d’elles.

Pour ce rôle, je voudrais me proposer humblement. J’ai écrit trois livres majeurs qui ne sont pas des fictions et de nombreux essais. Mon travail a été revu positivement et publié dans une poignée de langues. Mon blog a reçu environ 16 millions de visites et je parviens à gagner ma vie en écrivant et en publiant. Ainsi, pour moi me dire écrivain est, à ce stade, plus qu’une simple vanité.

Et pourtant, le dernier de mes livres, Shrinking the Technosphere, a été un flop commercial. Des deux premiers, le premier en est à sa seconde édition, et tous deux ont été réimprimés à de nombreuses reprises et produisent encore un filet de royalties des années plus tard. Le troisième, bien qu’il ait été revu positivement et loué par de nombreux lecteurs, produira probablement un tas de pulpe. Je ne suis pas amer à propos de tout cela. Je suis d’accord avec ce que j’ai écrit et je pense que le livre peut être très utile à tous ceux qui veulent le mettre en pratique – c’est-à-dire à peu près tout le monde qui ne veut pas être asservi par une machine de plus en plus sensitive et hostile.

Mais qu’est-ce qui a mal tourné ?

Le livre ciblait un lecteur grand public. Mais il n’y a pas de lecteurs venant des médias grand public ; il n’y a que mes lecteurs, une sous-partie de la population relativement minuscule de gens qui lisent des livres sur des sujets difficiles et exigeants. J’ai cultivé ce groupe pendant de nombreuses années et la tentative pour atteindre un public plus large à l’extérieur de ce groupe n’a pas eu l’effet voulu – cela n’a tout simplement pas fonctionné. L’idée était de présenter le livre de telle sorte que les agents gérant les ventes chez l’éditeur (qui ne lisent pas les livres) puissent le vendre aux acheteurs des chaînes de librairies (qui ne lisent pas non plus les livres). Cela a fonctionné, dans la mesure où des copies du livre ont été expédiées aux librairies ; mais ces copies, invendues, sont revenues à l’éditeur. Pour mes lecteurs existants, le livre était peu intéressant car il ne servait pour eux qu’à prêcher à des convaincus ; pour d’autres, il a raté la cible de plusieurs façons.

La leçon est la suivante : ne tentez pas d’atteindre une cible en dehors de votre lectorat de base en vous basant sur des conseils marketing. Développez votre audience organiquement.

Dans un sens très significatif, le livre a été victime de l’élection présidentielle aux États-Unis, qui a été suivie par un accès sans fin d’hystérie anti-russe. Sans aucune base de preuves, la Russie a été accusée d’avoir manipulé les élections en faveur de Donald Trump. Le livre avait la faille majeure d’avoir été écrit par un russe, non-critique sur ce sujet, qui a crédité Poutine, le pirate, d’avoir inventé le terme de “technologies proches de la nature” qui joue un rôle clé dans le livre.

La leçon est : ne soyez pas russe, et si, par chance, vous en êtes un, assurez-vous de vous abaisser devant le lecteur américain en insultant publiquement votre patrie de toutes les manières imaginables.

À la suite de l’élection, le livre a également commis le péché cardinal de rester apolitique. La plupart des lecteurs potentiels étaient des progressistes, qui sont beaucoup plus susceptibles que les conservateurs de se préoccuper des questions de durabilité, d’environnementalisme et de justice sociale et ont tendance à voir les problèmes technologiques à travers ce prisme. Mais mon livre montrait comment leurs différenciateurs politiques chéris sont en fait des manipulations utilisées par une machine, une machine politique. C’était juste le mauvais message à envoyer aux progressistes embouchés. Ensuite le livre expliquait comment les politiques sociales progressistes s’harmonisent parfaitement avec l’agenda de la techno-sphère, réorganisant les humains en une masse homogène contrôlable, facile à traiter mécaniquement comme du bétail d’élevage, alors que les remparts les plus efficaces contre l’empiètement de la techno-sphère sont les communautés traditionnelles – les familles au sens large, les tribus, etc. Aux personnes dont le sens critique fond à chaque fois qu’ils entendent les mots « Président Trump », ces mots ont sonné comme un appel à la violence.

La leçon est : connaître les sensibilités politiques de votre public et faire de votre mieux pour les apaiser et les ramollir.

La politique à part, les quelques apolitiques qui ont regardé le livre l’ont fait en raison de leur intérêt pour la technologie. Et la plupart de ces gens étaient intéressés par plus de technologie et de meilleure qualité. Ce qu’ils ne s’attendaient pas à entendre, c’est que presque toute la technologie – jusqu’aux couteaux et grattoirs en silex – offre des avantages tout en causant un certain tort en nous affaiblissant. L’alphabétisation affaiblit la mémoire, les calculatrices ruinent notre capacité à faire de l’arithmétique mentale, le GPS nous perd quand les piles sont épuisées, etc. Le livre explique aussi que les nouveaux jouets technos si attirants, comme les voitures électriques, sont bien plus nocifs qu’ils ne sont bénéfiques. Pour beaucoup de gens, cela ne fait que ruiner leur humeur : jusqu’ici, ils pensaient pouvoir faire de leur voiture électrique, un signe de vertu devant leurs amis progressistes …

La leçon est : ne tentez pas retirer leurs jouets aux gens ou de leur faire ressentir qu’il est mauvais de vouloir jouer avec eux.

Enfin, il y avait l’appel du livre à agir. Il n’a pas essayé de dire aux gens quoi penser ; Au lieu de cela, il a présenté des idées et a demandé aux gens de les utiliser comme une méthode pour réfléchir aux processus de décisions sans s’appuyer sur le technologique. Alors que mon lectorat semble réellement penser des pensées non triviales, pour un lecteur ordinaire, toute sorte d’appel au travail intellectuel est un coup d’arrêt. Non seulement cela, mais le livre a eu le culot de demander aux gens d’agir sur la base de leur propre pensée. La plupart des gens prétendent qu’ils font ce qu’ils veulent alors qu’ils font ce qu’on leur dit ou ce que tout le monde fait autour d’eux, et toute suggestion dans un autre sens est automatiquement considérée comme une insulte.

La leçon est : ne faites pas allusion à ou n’insinuez pas que la capacité de vos lecteurs à faire leurs propres choix et d’agir sur eux est, en règle générale, nulle.

Et donc ce livre a été un magistral flop comme je peux le dire moi-même. En fait, j’aurais aimé que ce soit un flop encore plus gros – comme une chute d’hélicoptère d’une baleine morte dans une piscine lors d’une fête au bord de cette piscine. Au moins, il y aurait eu un scandale et une certaine notoriété. Mais je maintiens ce que j’ai écrit : Je crois que notre planète est au milieu d’une lutte à mort entre la biosphère et la techno-sphère – une intelligence artificielle de plus en plus sensible, quoique profondément imparfaite, qui poursuit son propre programme et que les humains ne peuvent plus contrôler. Nous pourrions nous joindre à la lutte du côté de la biosphère et utiliser les propres outils de la techno-sphère contre elle, ou nous pourrions rester là et regarder la techno-sphère nous condamner à l’extinction avec la plupart des autres espèces. Je ne veux pas suggérer que cette bataille est impossible à gagner, ou qu’elle a déjà été perdue. Mais il semblerait qu’essayer de présenter de telles idées à des aficionados de technologie, libéraux mais progressistes ne soit pas efficace – du moins pas comme je l’ai fait. J’espère que ce sera une leçon utile pour vous.

Les cinq stades de l'effondrementDmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone

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