Par Immanuel Wallerstein – le 1er juillet 2016 – Source iwallerstein.com
Commentaire No 428
Le 23 juin dernier, le référendum sur le retrait britannique de l’Union européenne l’a emporté largement. Les politiciens et les éditorialistes ont traité cela comme une décision sans précédent, provoquant un tremblement de terre. Ils ont donné des explications diverses et tout à fait contradictoires des causes de cet événement et de ses conséquences pour la Grande-Bretagne et le reste du monde.
La première chose à relever est qu’aucune décision juridique n’a encore été prise pour quitter l’UE. En termes juridiques, le référendum était purement consultatif. Pour se retirer de l’UE, le gouvernement britannique doit formellement informer l’Union qu’il invoque l’article 50 du Traité de Lisbonne, qui est ce qui donne le droit et le mode du retrait. Personne n’a jamais invoqué l’article 50, donc oui, ce serait sans précédent. Personne ne peut donc être sûr de la manière dont il fonctionnerait en pratique. Tandis qu’il semble très peu probable qu’un gouvernement britannique quelconque ignore le référendum, aucun politicien important n’a semblé pressé d’invoquer l’article 50, dont l’effet serait irréversible.
Le Premier ministre David Cameron, qui a fait campagne contre le Brexit, a dit qu’il ne serait pas celui qui invoque l’article 50. Il a plutôt annoncé sa démission comme Premier ministre – toutefois pas immédiatement, mais lorsque le parti conservateur choisira un nouveau dirigeant. Cameron croit que cette personne pourrait être celle qui invoque l’article 50. Superficiellement, cela semble raisonnable. Une fois que l’article 50 est invoqué, de nombreuses questions sur les relations futures de la Grande-Bretagne avec l’UE devront être tranchées et il vaudrait peut-être mieux que ces décisions soient prises par son successeur.
Par conséquent, la première question est de savoir qui sera son successeur et quand cette personne sera choisie. Il y a des pressions considérables émanant d’autres pays de l’UE, pour que cette succession intervienne aussitôt que possible. Pour répondre à ces pressions, le parti conservateur a fixé la date du 2 septembre. Jusqu’au 29 juin, il y avait deux candidats principaux : Boris Johnson, l’un des principaux défenseurs du Brexit, mais qui n’est plus membre du Parlement ; et Teresa May, qui s’est opposée au Brexit mais qui partage une partie des objectifs des partisans de la sortie de l’UE. Il est étonnant d’apprendre que Johnson s’attendait en fait à perdre le vote et n’a donc pas préparé de plan politique de ce qu’il devrait faire après le référendum.
Il semble que Johnson voulait négocier le retrait de la Grande-Bretagne. L’article 50 prévoit une période de deux ans pour mettre sur pied des arrangements après le retrait. Cela semble permettre de telles négociations. Cela indique aussi que si aucun accord n’est atteint, la coupure de tous les liens est automatique. Ce que voulait apparemment Johnson était un accord dans lequel la Grande-Bretagne conserverait les avantages d’un marché commun, mais ne serait plus liée par les contraintes de l’UE sur l’immigration et les droits humains. Les autres pays de l’UE n’ont montré aucune sympathie pour ce genre d’arrangement. Comme l’a dit le très conservateur ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, ils pensent que « qui est dedans est dedans et qui est dehors est dehors. » Puisque dehors aura immédiatement des conséquences négatives sur la situation économique de la plupart des gens en Grande-Bretagne, et notamment sur beaucoup de partisans du Brexit, Johnson et d’autres ont traîné les pieds pour invoquer l’article 50. C’est probablement ce que sous-tend la décision de dernière minute de Michael Gove, de cesser d’être le responsable de campagne de Johnson et d’annoncer sa propre candidature, immédiatement soutenue par la plupart des fervents partisans du Brexit. Gove, semble-t-il, n’hésitera pas. Johnson a retiré sa candidature et il est peut-être soulagé de ne pas être celui qui est accusé d’invoquer l’article 50.
Quelles sont les questions qui sous-tendent ce débat ? Il y en a principalement quatre : la colère populaire contre ce qu’on appelle l’establishment et ses partis, le déclin géopolitique des États-Unis, la politique d’austérité et la politique identitaire. Toutes ont contribué à la crise. Mais toutes ont une longue histoire, qui précède de beaucoup le référendum sur le Brexit. Les priorités dans ces quatre questions sont différentes pour les multiples acteurs, y compris pour les Britanniques qui ont voté pour sortir de l’Europe.
Il y a peu de doute que la colère populaire contre l’establishment soit une force puissante. Elle a souvent éclaté lorsque la situation économique était incertaine, comme elle l’est assurément aujourd’hui. Si cela semble une motivation plus forte aujourd’hui qu’auparavant, c’est probablement parce que l’incertitude économique est beaucoup plus grande aujourd’hui que dans le passé.
Il convient cependant de noter que les mouvements anti-establishment ne l’ont pas toujours emporté partout. Ces mouvements gagnent parfois, et perdent tout aussi souvent. Côté réussite, on peut relever le Brexit, l’ascension de Trump pour être le candidat républicain de facto à la présidence des États-Unis, l’arrivée de Syriza comme parti au pouvoir en Grèce et l’élection de Rodrigo Duterte à la présidence des Philippines. D’un autre côté, il y a la récente défaite électorale de Podemos en Espagne ou les signes de remord de quelques électeurs en Grande-Bretagne. Donc, même s’ils sont plus forts aujourd’hui que par le passé, il n’est pas sûr du tout que de tels mouvements soient la vague du futur.
Les conséquences géopolitiques du Brexit sont probablement plus importantes. Le retrait de la Grande-Bretagne de l’Europe porte un nouveau coup à la capacité des États-Unis de maintenir leur domination sur le système-monde. La Grande-Bretagne a été de multiples façons l’allié (ou l’agent ?) géopolitique indispensable des États-Unis en Europe, dans l’Otan, au Moyen-Orient et vis-à-vis de la Russie. Il n’y a pas de substitut. C’est pourquoi le président Obama a soutenu fortement et publiquement le vote Remain en Grande-Bretagne et, après le référendum, a cherché à convaincre la Grande-Bretagne de rester un proche allié. C’est pourquoi Henry Kissinger, dans une libre opinion publiée dans le Wall Street Journal du 28 juin, a appelé les États-Unis à chercher à « transformer le revers (la crise provoquée par le Brexit) en chance. » Comment ? En renforçant la relation spéciale avec la Grande-Bretagne et, pour les États-Unis, à redéfinir leur rôle dans un nouveau mode de direction, passant de la domination à la persuasion. Kissinger est visiblement inquiet. Pour moi, cela ressemble à quelqu’un qui siffle dans le noir.
À l’évidence, l’austérité est une politique que personne ne désire, excepté les ultra-riches qui sont les seuls à en profiter. La peur d’une austérité accrue, comme la promet le gouvernement britannique, a sûrement contribué de manière importante à la décision du Brexit, qui était promu comme une façon de réduire l’austérité et d’assurer un avenir meilleur à l’immense majorité de la population. L’austérité est un autre sujet mondial aujourd’hui – mais comme pratique et comme cause de peur et de colère. La situation britannique n’a rien de particulier à cet égard. Le revenu moyen a diminué depuis au moins un quart de siècle en Grande-Bretagne, comme il l’a fait partout.
La crise économique et les craintes qu’elle provoque ont eu pour résultat l’importance accordée aux politiques identitaires – la Grande-Bretagne aux Britanniques (en fait aux Anglais), la Russie aux Russes, l’Afrique du Sud aux Sud-Africains et, bien sûr, l’Amérique de Donald Trump aux Américains. Cela sous-tend l’appel au contrôle et même à l’élimination de l’immigration. Comme épouvantail, il n’y a rien de plus facile à utiliser que l’immigration. Mais la politique identitaire est une arme dangereuse. Elle peut déboucher sur la sécession – en Écosse, en Catalogne, au Chiapas. La liste est longue.
Que devons-nous conclure de tous ces courants et contre-courants ? Le Brexit est important comme symptôme, mais non comme cause des turbulences. Puisque la crise fait partie d’une crise structurelle chaotique dans le système-monde moderne, il est impossible de prévoir les nombreuses manières dont le scénario pourrait se dérouler ces prochaines années. Le court terme est trop volatile. Nous n’accordons pas assez d’attention au moyen terme, au cours duquel le système-monde (ou les systèmes-monde) qui lui succédera se décidera, et où la décision continue à dépendre de ce que nous faisons dans la lutte à moyen terme.
Immanuel Wallerstein
Traduit par Diane, vérifié par wayan, relu par nadine pour le Saker francophone