Brève analyse de la politique étrangère américaine


Mais je soutiens que les crimes commis par les États-Unis durant cette même période [depuis 1945] n’ont été que superficiellement rapportés, encore moins documentés, encore moins reconnus, encore moins identifiés à des crimes tout courts.

 

Harold Pinter, Prix Nobel de la paix 2005


Par Jean-Luc Baslé – Le 28 février 2022

My Lai Massacre - Uncyclopedia, the content-free encyclopedia

Les évènements qui se déroulent actuellement à l’est de l’Europe doivent être analysés dans le contexte de la politique étrangère américaine. Sa première caractéristique est l’exceptionnalisme qui définit les États-Unis depuis leur création. Ils sont ou seraient la matérialisation de l’idéal républicain tel que l’imaginaient les philosophes du siècle des Lumières. Les Pères fondateurs étaient conscients de leur rôle dans l’histoire – rôle auquel Abraham Lincoln rendit hommage dans son discours de Gettysburg. Cette politique étrangère a aussi pour particularité de se présenter comme étant toujours du bon côté du droit, des droits de l’homme, de la liberté et de la démocratie. Mais une analyse plus fine en donne une autre version, plus intéressée, voire cynique. Elle jette un regard différent sur les évènements actuels et leurs répercussions dans le monde de demain.

L’hégémonie ou la destinée manifeste

Aux lendemains de la dissolution de l’Union soviétique, le ministère américain de la défense rédige un rapport intitulé « Defense Planning Guidance », plus connu sous le nom de Doctrine Wolfowitz du nom de l’un de ses auteurs, Paul Wolfowitz. Il y est dit en substance que les États-Unis étant débarrassé de leur ennemi numéro un, l’Union soviétique, ne supporteraient pas l’émergence d’un nouveau concurrent à l’avenir. Des extraits du rapport, publiés dans le New York Times en février 1992, choquèrent par l’arrogance du propos, mais très vite la chose fut oubliée. Une nouvelle ère commençait. Le monde était désormais unipolaire, et régi par les États-Unis. Francis Fukuyama sacralise ce nouvel ordre dans son livre : « La fin de l’Histoire et le dernier homme ».

En septembre 2000, un groupe de réflexion – Project for a New American Century – publia un document intitulé « Reconstruire les défenses de l’Amérique » qui se situe dans le droit fil de la vision que l’Amérique a d’elle-même, à savoir qu’elle est une force du bien destinée à assumer le leadership mondial. Pour ce faire, elle doit renforcer sa défense pour être en mesure d’intervenir à travers le monde. Pour atteindre leur objectif, les auteurs en appellent, assez étrangement, à un nouveau ‘Pearl Harbor’ ce qui a permis à certains de voir dans les attaques du 11 septembre qui eurent lieu un an plus tard, une matérialisation de cet appel.

Cette vision hégémonique du monde remonte loin dans le temps. En 1630, John Winthrop, avocat puritain et fondateur du Massachussetts, imaginait déjà la Nouvelle Angleterre en un phare éclairant le monde. En 1839, le journaliste américain, John L. O’Sullivan, affirmait que la destinée manifeste des États-Unis était de conduire le monde. Un siècle et demi plus tard, Barack Obama y fit référence dans deux de ses discours à l’Onu. Vladimir Poutine lui répondra dans son discours du 28 septembre 2015 à l’assemblée générale de l’Onu qu’il n’y a pas de nation exceptionnelle.

Voilà donc une vision bien ancrée dans la psyché américaine qui s’appuie sur une vision jeffersonienne du monde, oubliant celle plus réaliste et brutale d’Alexandre Hamilton qui mourut avant d’avoir donné la pleine mesure de son talent. Mais, c’est cette dernière vision qui façonnera la politique étrangère quand il faudra lui donner une nouvelle impulsion à la fin du 19ème siècle. Le conflit entre progressistes – opposés à toute aventure hors des États-Unis – et impérialistes, menés par Théodore Roosevelt et Henry Cabot-Lodge se solda à l’avantage de ces derniers. La république agraire et démocratique rêvée par Thomas Jefferson s’effaça au profit d’une république commerciale et financière – celle dont rêvait Alexander Hamilton.

Du bon côté du droit

Mais cette république conquérante se heurtait à la vision que la nation avait d’elle-même, héritée des Pères fondateurs et défendue par des progressistes tel que William Jennings Bryan, trois fois candidat malheureux à la présidence. La conquête de l’ouest étant finie, la vision de nouvelles terres à conquérir à l’étranger l’emporta sur l’isolationnisme du feu George Washington. En juin 1898, les Philippins proclamèrent leur indépendance, et demandèrent l’aide des États-Unis. Ils vinrent en conquérants et non en libérateurs. Après cinq ans de violents combats, le rêve d’indépendance s’émoussa et les Philippines devinrent un protectorat américain. Cet épisode faisait suite au Traité de Paris de 1898 qui mit fin à la guerre hispano-américaine, par lequel l’Espagne cédait l’île de Guam et Porto Rico aux États-Unis. Cuba, à l’origine de cette guerre, sera déclarée indépendante en 1902, mais en fait sous protectorat américain. Tant à Cuba qu’aux Philippines, les États-Unis sont du côté du droit, de la liberté et de la démocratie à l’origine du conflit, mais du côté de leurs intérêts lors de sa résolution. Ce stratagème qu’ils avaient testé au Mexique de 1848, sera répété au Japon en 1853, puis à Pearl Harbor, au Vietnam, mais aussi en Irak, en Libye, etc… A chaque fois, l’objectif déclaré est le même : défendre la liberté, la démocratie, s’opposer au communisme, détruire des armes de destruction massives (inexistantes), punir un dirigeant impertinent, etc.

Il y a des exceptions à la règle. En avril 1917, c’est Woodrow Wilson qui, après une campagne présidentielle axée sur l’isolationnisme, déclare la guerre à l’Allemagne impériale suite au torpillage d’un paquebot américain par un sous-marin allemand. En janvier 1942, c’est Hitler qui déclare la guerre aux États-Unis, convaincu à tort qu’il incitera le Japon à déclarer la guerre à l’Union soviétique. Ironie de l’histoire, cela rendit service à Franklin Roosevelt qui ayant fait campagne sur l’isolationnisme pour sa réélection, s’interrogeait sur la façon d’entrer dans un conflit dont les États-Unis ne pouvaient être absents, et dont ils seront les grands bénéficiaires.

Ukraine : une victoire américaine

L’agression russe quelles qu’en soient les justifications, ternit durablement l’image de la Russie en Occident. En revanche, en Asie, les réactions sont étouffées, voire inaudibles. Pleinement conscients des enjeux, la Chine et l’Inde soutiennent discrètement la Russie dans son affrontement avec les États-Unis. Cette agression a aussi pour effet de mettre un terme temporaire, sinon définitif, à la mise en route de Nord Stream 2, un gazoduc nouvellement construit contournant l’Ukraine par la Mer Baltique. De ce fait, les liens économiques qui unissent l’Allemagne à la Russie sont amoindris, ce qui par ricochet rapproche l’Europe des États-Unis – un objectif constant de la politique étrangère américaine. Enfin, comme l’espère certains stratèges américains, la Russie sera peut-être empêtrée en Ukraine, comme elle le fut dans le bourbier afghan. Le coût économique et humain de l’occupation l’affaiblira, l’obligeant peut-être, à cours de ressources, à quitter la Syrie qu’elle a sauvé de la destruction.

Vladimir Poutine et Sergei Lavrov avaient répété à l’envie que la Russie n’avait aucune intention d’envahir l’Ukraine. Alors, pourquoi ce revirement ? Dans son allocution du 25 février, le maître du Kremlin donne trois raisons : le génocide du Donbass, la présence d’éléments néo-nazis dans les instances dirigeantes ukrainiennes, et les armes offensives livrées par les Occidentaux à l’Ukraine. Dans son discours du même jour, Volodymyr Zelensky rejette fermement ces accusations, et condamne l’agression russe.

Cette victoire pourrait cependant se révéler une victoire à la Pyrrhus. La décision de la Russie d’envahir l’Ukraine met fin à l’expansion de l’OTAN à l’est. L’Ukraine n’intègrera jamais l’OTAN. Elle deviendra un protectorat russe. Les pays baltes, bien que membres de l’OTAN et donc protégés par l’Article 5, seront peut-être plus conciliants à l’égard de l’ogre russe pour ne pas l’importuner inutilement. Ce conflit pourrait aussi affaiblir une économie mondiale rendue fragile par la crise du covid-19 et déclencher une récession dont toutes les nations pâtiraient, y compris l’Europe et les États-Unis.

Conclusion

Des circonstances exceptionnelles et des hommes de grands talents ont fait des États-Unis la nation la plus puissante au monde. La montée en puissance de la Chine, l’avènement de l’Inde, le relèvement de la Russie et l’impertinence washingtonienne – ébranlent cette puissance. Le conflit en Ukraine pourrait sonner le glas des ambitions américaines, et mettre fin au rôle de l’Occident dans les affaires du monde depuis le 16ème siècle.

Jean-Luc Baslé

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