Triste paradoxe et coup de maître médiatique : alors qu’elle est notoirement corrompue, la droite a réussi à convaincre que la présidente s’était enrichie illégalement ! Une contre-vérité qu’a crue la majorité de députés en votant la procédure de destitution. Les sénateurs se prononceront le 17 mai
Par Augusta Conchiglia – Mai 2016 – Source Afrique-Asie
Un tsunami institutionnel. Un coup d’État larvé. Le 17 avril, dans une atmosphère survoltée, aussi bien dans les rues investies par des centaines de milliers de manifestants des camps adverses que dans l’enceinte du Parlement, 367 députés sur 513 ont voté en faveur de la destitution de la présidente Dilma Rousseff – élue en 2014 par 54 millions de Brésiliens.
La droite BBB : Bible – Boeuf – Balles
« Indignée » et « révoltée » par cette mesure anticonstitutionnelle, la présidente a aussitôt annoncé vouloir se battre jusqu’au bout contre ce « coup d’État avec l’apparence d’un processus légal ». Dilma n’a en effet commis aucun crime justifiant l’impeachment brandi par l’opposition, une procédure prévue par la Constitution pour des délits bien définis, et dont avait fait les frais le président Collor de Mello en 1992 pour des faits avérés de corruption.
Ce qui est reproché à Dilma Rousseff est un tour de passe-passe budgétaire consistant à retarder les transferts du Trésor national aux entreprises publiques – chargées notamment de financer les programmes sociaux – afin de réduire les montants des déficits dans le bilan annuel. Une pratique couramment employée par les chefs d’État qui l’ont précédée, mais également par les gouverneurs de certains États fédérés, tel Geraldo Alckmin, gouverneurs de São Paulo, un des plus véhéments opposants à Rousseff, qui avait admis y avoir recours. Ce n’est d’ailleurs pas illégal.
Bien qu’aucune accusation d’enrichissement illicite ne pèse sur elle, des sondages réalisés en mars dernier montrent que la majorité des personnes interrogées dans le camp favorable à « l’impeachment tout de suite » croit qu’elle est personnellement corrompue et malhonnête. Il en va de même pour l’ancien président, Ignacio da Silva « Lula », toujours très populaire. Il fait l’objet d’une enquête menée par un juge de l’État de São Paulo qui est loin d’avoir abouti et qui, contrairement à la vox populi alimentée par les grands médias locaux, n’est pas directement en rapport avec la tentaculaire affaire de corruption organisée par la compagnie nationale de pétrole, Petrobras.
La campagne de ces médias contre le pouvoir de centre-gauche, à la tête desquels manœuvre le puissant groupe Globo, s’était intensifiée ces derniers mois, au point d’inciter ouvertement les gens à descendre dans la rue pour balayer du pouvoir le Parti des travailleurs (PT). La campagne a réussi à faire accréditer l’idée que Dilma et son prédécesseur Lula s’étaient personnellement enrichis, et qu’ils étaient surtout impliqués dans le scandale des pots-de-vin généreusement distribués par Petrobras à la classe politique brésilienne. Si des membres du PT sont en effet soupçonnés d’avoir profité de la manne de la compagnie pétrolière, un grand nombre de députés ou dirigeants de l’opposition ont déjà été mis en examen pour de tels faits. Le fléau de la corruption est si tristement diffus que plus de la moitié des 60 membres de la commission du Parlement qui, le 11 avril, avait décidé de lancer la procédure de destitution, font l’objet d’investigations pour crimes et corruption devant la Cour suprême.
Le plus cocasse est le cas du président du Parlement, Eduardo Cunha, qui, dès décembre dernier, avait officiellement demandé la destitution de la présidente. Le New York Times international du 19 avril écrit que Cunha a déjà été mis en examen pour avoir reçu 40 millions de dollars de dessous-de-table. Ce n’est plus un secret également qu’il détient des comptes en Suisse et dans plusieurs paradis fiscaux. Son parti, le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), est dirigé par le vice-président de la République Michel Temer – qui frétille déjà à la perspective de s’asseoir sur le fauteuil de Dilma – et doit son poids dans les institutions et dans le gouvernement à son alliance avec le PT, alliance rompue en mars dernier. Bien que publiquement compromis dans les affaires de corruption, Cunha, destiné en cas de destitution à occuper le poste de vice-président, a joué son rôle de justicier sans scrupule en plaidant avec acrimonie pour l’impeachment lors du vote du Congrès.
Le président du Sénat, Renan Calheiros – qui dirigera la prochaine étape de l’impeachment – fera de même. Tous deux ont pourtant été nommément cités par des directeurs de Petrobras, emprisonnés après l’éclatement du scandale en 2015, comme bénéficiaires des largesses de la compagnie. Il en est de même de Paulo Maluf, du Parti progressiste (PP, droite), ancien maire et gouverneur de São Paulo, recherché par la justice américaine, condamné en France et fiché par Interpol depuis 2010.
C’est paradoxalement l’intransigeance de la présidente, après sa réélection en 2014, à l’égard des membres du gouvernement mis en cause pour des faits de corruption – elle avait écarté huit ministres – qui a contribué à la fragiliser. Certains de ses alliés ont préféré rejoindre l’opposition de droite dès lors que celle-ci a réussi à élargir ses assises populaires, surtout grâce à des campagnes médiatiques haineuses contre Dilma et Lula notamment.
Le candidat malheureux à la présidentielle de 2014, Aécio Neves, sénateur de l’état de Minas Gerais et président du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, centre-droit), n’a cessé de brandir contre Dilma l’accusation de corruption, alors qu’il est lui-même cité à cinq reprises dans l’enquête géante « Lava-Jato » (« nettoyer au karcher ») [Car Wash en anglais]. Ce qu’aucun des grands médias locaux n’a tenu à rappeler dans la conjoncture.
Poursuivant la politique d’ouverture initiée par Lula afin de renforcer la coalition au pouvoir (le Congrès compte maintenant 28 partis, six de plus qu’en 2012), Dilma Rousseff s’est retrouvée entourée de quelques alliés douteux ou opportunistes. Élue sur un programme de réformes qui devait, entre autres, réguler les financements des partis, elle n’a pu le réaliser faute de majorité au Congrès. Ce dernier est de plus en plus dominé par des fondamentalistes qui agissent de concert avec la droite dure, appelés les « BBB ». Soit Bible (évangélistes), bœuf (propriétaire terrien) et balle (défenseurs du port d’armes), comme les a désignés avec humour un dirigeant du PT.
Après la défaite de 2014, la droite a tout mis en œuvre pour écarter l’ennemi de classe, incarné par le PT. Elle a surfé sur le mécontentement croissant de certains secteurs de la population, confrontés aux conséquences de la crise économique qui frappe le pays, notamment depuis la baisse des cours des matières premières. Les manifestations de 2013 contre le coût de la vie et les insuffisances des services publics, animées au début par une partie de la base électorale du PT, ont peu à peu été capitalisées par la droite, qui a réussi à canaliser la contestation contre la personne de Dilma. Un paradoxe, puisque les programmes de la droite ont toujours été à l’opposé de ceux implicites dans les revendications populaires de l’époque.
Aujourd’hui, le PSDB est en symbiose avec les couches moyennes et supérieures qui ont massivement occupé la rue. Il a déclaré son intention de revoir de fond en comble la politique sociale du PT, en mettant fin notamment à « l’assistanat », c’est à dire aux allocations familiales, mais aussi aux quotas de discrimination positive dans les universités. Selon le PSDB, Noirs, Indiens, ou émigrés des régions pauvres du Nordeste en bénéficieraient indûment. La droite affairiste n’a en réalité jamais digéré l’arrivée au pouvoir du Parti des travailleurs en 2002, qui avait fait de la lutte contre les abyssales inégalités sociales du pays sa priorité.
L’émergence de la septième puissance économique du monde, et la cinquième la plus peuplée, s’était accompagnée de programmes sociaux exceptionnels par leur ampleur et leur efficacité. En une décennie, ils ont ainsi sorti de la pauvreté 40 millions de Brésiliens. Mais le Brésil risque à présent de sombrer dans une crise politique et institutionnelle durable, avec à la clef une probable aggravation de la crise économique. Car, ce géant émergent de l’Amérique latine, flamboyant membre des Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine), risque d’entrer en récession.
Nostalgiques de la dictature
Que propose la droite pour la suite ? Divisée, elle a comme son seul point commun la chute de Dilma Rousseff et de son parti, et se chamaille déjà pour la succession. On trouve dans ses rangs une droite plus traditionnelle, proche du patronat, qui s’appuie sur les couches supérieures des grandes villes. Blanche, elle reste quelque peu méprisante à l’égard des nouveaux venus issus des couches populaires qui ont bénéficié des politiques d’affirmation positive. Cette droite s’identifie plutôt au PSDB. Une « nouvelle droite » dure, plus réactionnaire, a émergé ces dernières années au Parlement, et une de ses franges se reconnaît même dans des figures nostalgiques de la dictature. Il y a enfin une droite fascisante, tendant à la violence, homophobe et raciste, directement liée aux lobbies des armes.
Dans son ensemble, la droite sait qu’elle ne pourra pas effacer d’un coup de crayon le considérable soutien populaire dont jouit encore le PT ni l’héritage de Lula dans les couches plus modestes de la population. Cela promet un durcissement du climat politique, d’autant que le déballage des enquêtes contre la corruption dans le camp de la droite, auquel le PT se prêtera volontiers, pourrait finalement refroidir l’enthousiasme des nouvelles recrues de l’opposition qui ont battu le pavé pour la première fois de leur vie. En fin de compte, c’est la démocratie qui en souffrira.
Une nouvelle commission du Sénat est appelée à décider bientôt, à la majorité simple, de la poursuite de la procédure d’impeachment. Un avis positif devrait écarter du pouvoir Dilma Rousseff pendant un délai maximum de 180 jours, au cours duquel elle sera interrogée sur ses « fautes ». Deux tiers des sénateurs devraient enfin voter pour ou contre sa destitution définitive. La présidente a promis de se battre jusqu’au bout. Et il faut la croire : sous la torture des geôliers de la dictature militaire, elle avait tenu bon. Jusqu’au bout.
Augusta Conchiglia
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