Biden et Poutine brisent la glace


Par M. K. Bhadrakumar − Le 28 janvier 2021 − Source Oriental Review

La poignée de mains entre le vide-président étasunien Joe Biden et le premier ministre russe Vladimir Poutine au Kremlin, Moscou, Russie, le 10 mars 2011.

La poignée de mains entre le vide-président étasunien Joe Biden et le premier ministre russe Vladimir Poutine au Kremlin, Moscou, Russie, le 10 mars 2011.

Six jours après le début de la présidence Biden, la première conversation téléphonique entre POTUS et Vladimir Poutine, son homologue russe, s’est tenue mardi [26 janvier 2021]. Savoir qui est à l’initiative de cet échange reste un détail croustillant, au vu de la tension que connaît la relation russo-étasunienne et la mauvaise alchimie entre les deux hommes — ils se connaissent depuis une dizaine d’années. Mais la chose importante est qu’aucun des deux n’est parti dans la surenchère.

À ce jour, leur seule rencontre remonte au mois de mars 2011 à Moscou, lorsque le président Obama avait œuvré à repartir de zéro dans ses relations avec la Russie, chose qui avait évidemment fini à l’eau après le coup d’État de 2014 en Ukraine. Les deux hommes ne se sont pas revus depuis.

À l’issue de cette rencontre, Biden avait révélé dans un interview accordée au magazine New Yorker qu’il avait dit au premier ministre russe : “Je vous regarde droit dans les yeux, et je ne pense pas que vous ayez une âme”. Sur quoi, selon le récit de Biden, Poutine lui avait rendu son regard, avait souri, et répondu : “Nous nous comprenons mutuellement”.

Biden et Poutine sont tous deux des chevaux de bataille chevronnés, et chose curieuse, ils ont beaucoup de points communs. Biden prend la présidence avec à la clé presque un demi-siècle d’expérience en politique étrangère, ce qui fait de lui l’un des professionnels les plus expérimentés en matière diplomatique à jamais avoir occupé le bureau ovale.

De son côté, Poutine a tenu le gouvernail de la Russie sans interruption depuis que Boris Eltsine l’avait fait venir de St-Petersbourg à Moscou, au Kremlin, en 1999. Poutine est de loin l’homme d’État le plus expérimenté parmi ses pairs au sein du milieu très fermé de la diplomatique entre grandes puissances.

Sans aucun doute, le tango Biden-Poutine qui va se dérouler promet d’être fascinant. Chacun des deux dirigeants possède un style de pugnacité travaillé, qu’il garde en réserve et peut sortir quand il en a besoin, et en dépit de la défiance qui marque les relations russo-étasuniennes, les deux hommes sont tous deux fondamentalement des partisans de la détente, et prennent leur mission très au sérieux.

Certes, la teneur de leur conversation a peut-être changé du tout au tout depuis la guerre froide, mais les décennies d’expérience en matière de politique étrangère qu’apportent les deux hommes n’en sont pas moins intéressantes. Cela peut sembler paradoxal, mais s’il existe une chance de voir émerger une nouvelle relation étasuno-russe, c’est avec Biden et Poutine aux commandes sur ces eaux agitées qu’elle est la meilleure.

Les résultats de la conversation, respectivement publiés par la Maison blanche et par le Kremlin — ici et ici — donnent le ton de la relation étasuno-russe, fracturée après quatre années de battage incessant par la faction anti-Trump de la politique étasunienne, ainsi que le dit “État profond” de Washington.

Les deux rapports convergent quant à la nécessité impérieuse d’un nouveau départ pour une période de cinq ans, et quant à l’importance cruciale de discussions en matière de stabilité stratégique dans la période à venir. Chose importante, Poutine maintient également que le contrôle des armements, la sécurité et la stabilité mondiales peuvent tirer parti de la normalisation des relations entre les deux pays. Dans une veine similaire, le rapport du Kremlin révèle que Poutine et Biden “ont discuté de sujets bilatéraux et internationaux vitaux, ainsi que d’opportunités de coopérer pour parer à des problèmes aussi graves que la pandémie de coronavirus, ainsi que dans d’autres domaines, dont le commerce et l’économie”.

Mais le côté étasunien ne voudrait pas être vu aller aussi loin, car cela pourrait laisser à penser qu’un engagement étasuno-russe constructif serait en préparation. Pour l’administration Biden, toute perception d’une tendance positive dans les relations bilatérales reste à ce stade à éviter absolument.Cela pourrait constituer un élément de démagogie, dans la mesure où la Russie est considérée comme un sujet toxique par les États-Unis pour le moment, et du fait que la principale responsabilité de cette perception repose sur les Démocrates, qui ont exploité le spectre d’une “collusion russe” pour mener une guerre d’usure contre Donald Trump, qu’ils ont fini par gagner. Il est trop tôt pour Biden pour lancer une inversion de la vapeur, sans parler d’une remise à plat des relations étasuno-russes.

Comme l’a reconnu Lloyd Austin, le secrétaire à la défense, dans son audience de confirmation face au comité des relations étrangères du Sénat la semaine dernière, l’administration Biden s’identifie à la stratégie de défense nationale 2018 des États-Unis, qui qualifie la Russie (et la Chine) de puissance révisionniste face à laquelle les États-Unis doivent répliquer.

Autant dire que l’administration Biden aimerait autant s’en tenir aux éléments qui sont les siens, qui déterminent la raison d’être d’une politique sévère à l’encontre de la Russie. Moscou n’est pas sans connaître cette réalité. Dmitry Medvedev, ancien président russe, et personnalité politique de haut niveau au Kremlin, a récemment écrit, à l’occasion d’un édito pour Tass :

Biden n’a encore rien dit de positif au sujet de la Russie. Au contraire, sa rhétorique a toujours été ouvertement inamicale, rude, voire agressive. Il a affirmé à plusieurs reprises que “la Russie constitue la principale menace à l’encontre des États-Unis quant à saper notre sécurité et nos alliances”. Ni plus, ni moins. En outre, l’équipe Démocrate intègre des hommes politiques qui cultivent des visions similaires, et n’ont aucun intérêt à voir s’améliorer les relations entre Moscou et Washington.

La Russie, au contraire, est disposée à travailler avec tout président étasunien, prête à rétablir la coopération sur une vaste gamme de sujets. Mais nous n’avons guère d’actions réciproques à attendre de la part de la nouvelle administration étasunienne. Nos relations vont probablement rester extrêmement froides au cours des années à venir. Pour l’instant, nous ne nous attendons qu’à la poursuite d’une sévère politique anti-russe. Mais peut-être Biden repassera-t-il en revue les sujets qui restent sur notre agenda conjoint, tel par exemple que le contrôle des armements.

Il est clair que le seul espoir restant au Kremlin serait qu’à un moment Biden réadopte un “agenda conjoint” avec Poutine. Mais actuellement, le rapport de la Maison blanche se montre même réticent à reconnaître que Biden et Poutine ont “examiné” le sujet nucléaire iranien — bien qu’il soit notoire que Washington peut s’appuyer sur une aide russe pour trancher le nœud gordien. La Russie occupe une place unique parmi les grandes puissances pour faire levier sur la position iranienne.

De fait, coïncidence ou pas, Javad Zarif, le ministre des affaires étrangères d’Iran, a mené des consultations à Moscou ce 26 janvier avec Sergeï Lavrov, son homologue russe, quelques heures à peine avant la conversation téléphonique entre Poutine et Biden. Le sujet du nucléaire iranien figurait au menu des discussions tenues entre Zarif et Lavrov, comme les remarques liminaires émises par ce dernier au “cher Javad” ne manquent pas de l’indiquer.

Nul doute que la Maison blanche a dûment pris note de la visite de Zarif à Moscou. Et il est tout à fait concevable que Poutine ait pu mettre au courant Biden quant à la façon de penser iranienne. Moscou joue un rôle utile. Lors de la session d’information à la presse d’hier à Moscou, Lavrov a mentionné “l’annonce de l’intention du nouveau président (Biden) quant à respecter pleinement le plan d’action conjoint et étendu sur le programme nucléaire iranien.”

Lavrov a ajouté : “Si cela se produit, nous allons l’apprécier. Les dirigeants de la république islamique d’Iran et de la fédération de Russie ont souligné à plusieurs reprises que tous les signataires du PAGC [Plan d’action global commun], approuvé par le conseil de sécurité de l’ONU, doivent en revenir à respecter leurs engagements. Si cela se produit — et nous pensons que nous allons y parvenir — les relations entre nos pays ne pourront qu’en bénéficier…”

Cependant, le rapport de la Maison blanche réussit à donner l’impression que les États-unis ne lâchent rien à la Russie. Voici qui résulte pour partie de la situation chaotique que connaissent les États-Unis en ce moment, suite aux émeutes du Capitole et à une crise nationale multi-facettes de proportions jusqu’ici inégalées — la pandémie, l’économie à l’arrêt, la confusion sociétale, etc.

Aussi, le rapport de la Maison blanche souligne que “le président Biden a réaffirmé le ferme soutien des États-Unis à la souveraineté de l’Ukraine. Il a également soulevé d’autres sujets de préoccupation, comme le piratage de SolarWinds, les rapports affirmant que la Russie aurait mis à pris la tête de soldats des États-Unis en Afghanistan, les ingérences dans l’élection 2020 aux États-Unis, et l’empoisonnement d’Alexis Navalny. Le président Biden a clairement exprimé que les États-Unis agiront fermement en défense de leurs intérêts nationaux en réponse aux actions de la Russie qui nous causent du tort en en causent à nos alliés”.

Chose intéressante, le rapport de la Maison blanche fait référence, au sujet de l’activiste russe d’opposition Alexis Navalny, à un cas d’“empoisonnement”. Mais qu’en est-il de la détention de Navalny ? Mais alors, possiblement, que se passera-t-il si demain Moscou réplique en venant patauger dans la destitution de Trump ? En tous cas, l’Union européenne relâche la tension autour de Navalny. Josep Borrell, le chef de la politique étrangère de l’UE va mener une visite à Moscou la semaine prochaine, les 4 et 5 février (Voir l’article dans l’“EU Observer”, sous le titre Statu quo entre l’UE et la Russie, malgré Navalny?).

Le principal défi posé à la nouvelle administration étasunienne va être qu’elle devrait s’employer à rallier les alliés européens à sa politique russe. Le partenariat transatlantique constituant la pierre angulaire des politiques étrangères de Biden, Washington n’a pas les moyens d’ignorer cette réalité : les pays européens ne recherchent pas du tout la confrontation avec la Russie – surtout l’Allemagne et la France. Toutes choses considérées, on peut donc dire que Biden et Poutine ont rompu la glace dans les relations étasuno-russes.

M. K. Bhadrakumar

Traduit par José Martí, relu par Wayan pour le Saker Francophone

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