Par M.K. Bhadrakumar – Le 19 juin 2023 – Source Indian Punchline
Le président américain Joe Biden (à droite) rencontre le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg à la Maison Blanche le 13 juin 2023.
Si seulement le président américain Joe Biden disposait d’une machine à remonter le temps, comme dans le roman de science-fiction post-apocalyptique de H. G. Wells, il aurait dû utiliser ce véhicule ou cet appareil pour remonter volontairement et sélectivement le temps jusqu’en 1999, date à laquelle les États-Unis ont perdu le fil de la sécurité européenne et du vieil espoir de la Russie d’assurer une sécurité mutuelle avec l’Europe.
À ce moment décisif de l’ère de l’après-guerre froide, il y a 24 ans, George Kennan a été prophétique en avertissant l’administration de Bill Clinton que les relations entre les États-Unis et la Russie seraient irrémédiablement endommagées si l’alliance occidentale s’étendait aux anciens pays du Pacte de Varsovie. Son conseil a été ignoré. Il est généralement admis aujourd’hui que la guerre en Ukraine est le point culminant de cette incessante avancée de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie.
Un projet russe datant de 2021, intitulé « Accord sur les mesures visant à assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord », exigeait que les membres de l’OTAN s’engagent à ne plus élargir l’alliance, notamment à l’Ukraine, et aux questions connexes concernant les déploiements de l’alliance, qui avaient une incidence sur les problèmes de sécurité fondamentaux de la Russie.
Un deuxième projet adressé à Washington était intitulé « Traité entre les États-Unis d’Amérique et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité ». Pris ensemble, ces deux projets représentaient une offre d’ouverture de Moscou pour des négociations sérieuses, mais ils n’ont abouti à aucun engagement, l’administration Biden ayant pris comme excuse que les États-Unis et la Russie ne pouvaient pas conclure un accord au-dessus de la tête des Européens et des Ukrainiens !
Comme l’a dit le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, « rien sur vous [l’Ukraine] sans vous« . C’était une excuse bidon, car le régime de Kiev, installé au pouvoir par le coup d’État anticonstitutionnel, armé et sanglant soutenu par les États-Unis en Ukraine en 2014, n’était qu’un simple outil de Washington.
L’administration Biden pensait acculer Moscou et lui tendre un piège, car la Russie était condamnée dans les deux cas, qu’elle accepte passivement la présence de l’OTAN à sa porte ou qu’elle choisisse de résister par des moyens coercitifs. Lorsque l’opération militaire spéciale de la Russie a commencé en février 2022, Strobe Talbott, qui a été le cerveau de l’administration de Bill Clinton pour faire adopter la doctrine de l’expansion de l’OTAN vers l’Est dans les anciens territoires du Pacte de Varsovie, a félicité sur Twitter l’équipe Biden d’avoir coincé les Russes !
Plusieurs analystes américains ont triomphalement écrit que la Russie allait s’enliser dans un bourbier aux conséquences désastreuses pour le régime du pays et son existence même. Le discours occidental a pris le dessus pendant un certain temps. Le reste appartient à l’histoire.
Toutefois, dans l’un des plus grands retours de flamme de l’histoire des temps modernes, Moscou a fini par l’emporter sur les champs de bataille de manière décisive et irréversible.
Dans ce contexte historique, la remarque de Biden, samedi, selon laquelle les États-Unis « ne faciliteront pas » l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, ne peut être considérée que comme un mouvement de recul. Biden a souligné que l’Ukraine devra satisfaire aux « mêmes normes » que tout autre membre de l’organisation, ce qui signifie qu’elle doit se conformer au plan d’action pour l’adhésion (MAP), qui exige d’un pays candidat qu’il procède à des réformes militaires et démocratiques, avec les conseils et l’assistance de l’OTAN, avant qu’une décision d’adhésion ne puisse être prise.
Le processus MAP peut prendre des années. La Macédoine a mis 21 ans. La remarque de Biden n’est pas seulement un signal adressé à Kiev, mais elle intervient à un moment où une vague d’opinion s’élève au sein de l’Alliance, selon laquelle l’Europe et les États-Unis doivent fournir à l’Ukraine des garanties de sécurité claires de la part de l’OTAN, ce qui est important pour l’avenir de la sécurité européenne.
En fait, Biden s’est exprimé quatre jours seulement après sa rencontre avec Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, à la Maison Blanche mardi dernier, au cours de laquelle ce dernier aurait cherché à simplifier le processus d’adhésion de l’Ukraine au motif que Kiev avait déjà accompli des progrès significatifs sur la voie de l’adhésion.
Qu’est-ce qui a poussé Biden à adopter cette ligne dure ? Le président polonais Andrzej Duda a déclaré, à la veille de ses entretiens à Paris le 12 juin avec le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz dans le cadre du Triangle de Weimar, que l’Ukraine aimerait avoir « une perspective très concrète […] d’adhésion à l’Alliance de l’Atlantique Nord« . Duda espère que le sommet de l’OTAN à Vilnius « enverra un message positif à Kiev, […] que l’adhésion future de l’Ukraine à l’OTAN est clairement visible« .
Apparemment, les membres du Triangle de Weimar s’accordent également sur le fait que l’Ukraine doit recevoir des garanties de sécurité. Scholz a déclaré : « Il est évident que nous avons besoin de quelque chose comme cela, et nous en avons besoin sous une forme très concrète« . Macron a appuyé ce point de vue, appelant à un accord rapide sur des « garanties de sécurité tangibles et crédibles« .
En effet, des voix menaçantes se sont élevées pour dire qu’en l’absence de concrétisation de l’adhésion de l’Ukraine à Vilnius, certains alliés « purs et durs » pourraient prendre les choses en main, et un engagement non officiel – au niveau national – pourrait également inclure le stationnement de troupes des membres de l’OTAN en Ukraine.
Biden a ignoré ces demandes de la part des anciens et des nouveaux Européens. Il est persuadé qu’il peut changer les règles en cours de partie. Peut-être que Macron et Scholz ne font qu’amuser la galerie ? Nous ne le saurons peut-être jamais.
Le cœur du problème est que Joe Biden se rend compte que l’offensive ukrainienne en cours se dirige vers un échec et la décimation de l’armée restante de Kiev. On ne sait pas combien de temps Kiev sera en mesure de recruter suffisamment de soldats. Les deux personnalités que Washington avait préparées pour participer au plan B dont Kiev a besoin aujourd’hui – le commandant des forces armées, le général Valeri Zaluzhny, et le chef des services d’espionnage, le général de division Kyrylo Budanov – sont hors de combat, ayant été mis hors d’état de nuire par les récentes frappes de missiles russes.
Il ne faut pas exclure une insurrection en Ukraine si les décès dus à la guerre deviennent insupportables pour la société. Biden constate également que sa politique de guerre est de moins en moins approuvée aux États-Unis, ce qui pourrait compromettre sa réélection. Lors de sa dernière visite à Kiev, Biden a fait remarquer au président ukrainien Vladimir Zelensky que les fonds que Washington pouvait fournir étaient limités. Le chef de la CIA, William Burns, a quant à lui laissé un message à Zelensky indiquant que la poursuite de l’aide militaire américaine au-delà du mois de juillet serait problématique.
Si l’on en croit les remarques acerbes de Poutine la semaine dernière (mardi et vendredi), les dirigeants du Kremlin n’ont aucune confiance en Biden ou en ses alliés européens. En attendant, la vérité est que 90 % des ressources de l’Ukraine se trouvent dans des régions contrôlées par les Russes. En d’autres termes, l’État croupion constituerait un énorme gouffre pour les ressources américaines, alors que la Russie ne montre aucun signe d’épuisement.
Finalement, Biden n’a rien dit de nouveau. Il sent que les États-Unis ont perdu la guerre par procuration, mais il ne doit pas et ne peut pas l’admettre. Ainsi, en l’absence d’une machine à remonter le temps qui aurait pu le ramener jusqu’en 1999, lorsque l’expansion de l’OTAN a commencé, Biden s’est contenté de revenir à la position par défaut du sommet de l’OTAN de 2008 à Bucarest, accueillant l’Ukraine au sein de l’alliance par la voie du MAP – comme si ce moment d’il y a quinze ans appartenait désormais au passé et ne pouvait plus être relié au présent. Mais la Russie ne l’acceptera pas.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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