Auschwitz, Russia Today et la guerre de la communication

 

Par Philippe Grasset – le 23 janvier 2015 – Source dedefensa

Le système de la communication étant la force dominante des relations internationales aujourd’hui, c’est dans ce champ particulièrement volatile et insaisissable que s’exercent les principaux événements. Eux-mêmes, ces événements, sont évidemment massivement sujets à des interprétations, à des manipulations, à des déformations, non seulement selon les intentions des acteurs politiques mais aussi, et plus simplement mais fondamentalement, selon leurs perceptions.

Ainsi la politique réinterprétée par la communication est-elle soumise aux contingences extrêmes de la psychologie comme principal instrument de la perception – et une psychologie elle-même soumise aux pressions de la communication. Ainsi les événements politiques constituent-ils aujourd’hui une matière extraordinairement malléable, de véritables artefacts élastiques, modelables, changeant de forme et échappant à toute classification. Nous nous attachons à deux épisodes actuels qui mettent en évidence cette situation d’une extraordinaire instabilité, où les enjeux se trouvent soumis à des pressions diverses qui ne cessent de brouiller leur véritable nature, sinon leur identification même. Le Système, qui est l’initiateur de cette situation, est loin d’en être le bénéficiaire…

• Le premier de ces épisodes concerne la commémoration du 70e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, dont on sait qu’il est devenu, dans son aspect symbolique, un sujet de discorde extrême entre la Russie et le bloc BAO d’une façon générale. L’argument central de la polémique est la non-invitation du président russe Poutine aux cérémonies, alors que ce fut l’Armée rouge (les forces armées de l’URSS, donc de la Russie nécessairement) qui libéra le camp. Cela met la Pologne, où se trouve Auschwitz, dans une position difficile. La Pologne mène une guerre féroce contre la Russie dans le cadre de la crise ukrainienne et, pour elle, il était hors de question que Poutine puisse apparaître d’une façon honorable sinon respectée sur son territoire, fût-ce aux cérémonies d’Auschwitz – surtout, dirons-nous, aux cérémonies du camp d’extermination d’Auschwitz dont la dimension symbolique, voire religieuse ou métaphysique, est colossale dans le système de la communication (voir le 20 janvier 2015).

L’affaire a d’abord été présentée d’une manière informelle par les Polonais (« Nous n’invitons personne d’une façon nominative, donc vient qui veut à la cérémonie ») – tout cela dans une confusion qui s’est avérée faussaire de diverses façons. Il est apparu qu’il y avait des invitations, notamment au président ukrainien Porochenko, et donc la non-invitation de Poutine redevenait un acte formel et politique. Pour s’en expliquer, le ministre polonais des affaires étrangères Grzegorz Schetyna a alors choisi une autre méthode : s’appuyer sur l’histoire pour justifier l’épisode… Ainsi avons-nous appris que ce n’est pas l’Armée rouge qui libéra Auschwitz mais « les Ukrainiens ». Tout l’argument du ministre repose sur l’utilisation incroyablement sommaire, quasiment infantile du point de vue intellectuel, d’une appellation militaire courante dans l’Armée rouge (les groupes d’armées soviétiques ayant l’appellation de Front durant la Deuxième Guerre mondiale, avec une qualification géographique variable selon la localisation de leur déploiement, c’est une unité du 1er Front ukrainien qui libéra Auschwitz). Russia Today (RT) a succinctement mais précisément étudié l’affaire, en se référant à des réactions officielles et autres (le 22 janvier 2015), et en mettant en évidence le tollé que cette affaire soulève en Russie, contrastant avec le silence-Système, éventuellement coloré d’un peu de gêne sur fond de sourire d’une ironie jaunâtre du côté du bloc BAO…

« Suite à cette déclaration, le délégué de la Russie à l’ONU, Vitaly Churkin, a rappelé à Schetyna que l’armée soviétique avait libéré le camp de concentration, et ajouté que le front portait le nom de premier front ukrainien ‹ parce qu’il avait d’abord libéré l’Ukraine des nazis avant d’arriver en Pologne après de nombreuses batailles. › […] L’Armée rouge tout entière [le front] était multinationale et se composait de Russes, d’Ukrainiens, de Biélorusses, de Géorgiens, d’Arméniens, d’Azerbaïdjanais, de représentants des peuples d’Asie Centrale et de beaucoup d’autres peuples – plus de cent groupes ethniques différents de l’Union Soviétique, a dit Churkin en s’adressant au délégué polonais Winid, à la conférence de l’ONU commémorant la libération du camp, mercredi, à New York. Churkin a prié instamment Winid d’expliquer sa grave erreur au député polonais, en disant : Je suis sûr qu’il ne voulait pas offenser tant de monde.   […]

» Il est important de respecter la mémoire de tous ceux qui ont libéré l’Europe, a aussi déclaré le ministre des Affaires étrangères russe, mercredi, en commentant la déclaration du ministre des Affaires étrangères polonais: ‹ Il est vraiment difficile d’imaginer qu’un gouvernement officiel du niveau de celui de Schetyna puisse être aussi ignorant, a-t-il dit. […] Incidemment, le 1er Front Ukrainien portait officiellement le nom de Front Voronezh avant novembre 1943 et, encore avant, de Front Bryansk.  […] Nous pensons que les individus qui falsifient l’histoire sous l’empire de leur hystérie anti-russe manquent de respect à ceux qui n’ont pas épargné leurs vies pour libérer l’Europe et devraient arrêter de faire cela ›, a ajouté le ministre.

» Neil Clark, un journaliste et écrivain basé en Angleterre a dit à RT que, de nos jours, l’histoire est réécrite pour des raisons politiques: La vérité, c’est que c’est L’Armée rouge soviétique qui a libéré l’horrible camp d’Auschwitz, a-t-il affirmé. Mais maintenant, en 2015, nous réécrivons l’histoire pour gommer le rôle de l’Armée rouge dans la libération d’Auschwitz dans un but politique. › »

• Un autre aspect de la guerre de communication concerne le même groupe d’information RT cité ci-dessus comme source d’information, mais cette fois pour ce qui concerne son statut et sa crédibilité. RT vient de remporter une importante victoire au Royaume-Uni dans sa démarche d’installer une station majeure dans ce pays pour y couvrir les événements, comme il l’a déjà fait dans plusieurs pays (notamment aux USA). Des plaintes avaient été déposées contre RT par divers futurs confrères britanniques, bien-pensants et gardiens vigilants de la vertu type libre expression, auprès de l’organisme régulateur du gouvernement britannique sur les questions de l’éthique journalistique (respect des faits, et cette sorte de choses – l’OfCom, ou Office of Communication) ; précisément, il s’agit de la façon dont RT avait couvert l’affaire de la destruction du vol MH17 en juillet-août dernier. L’OfCom vient de rendre son verdict : RT est blanc comme neige en l’occurrence. C’est de bonne guerre, RT pavoise, d’autant plus que l’OfCom ne lui est guère favorable, puisqu’il avait émis en novembre dernier des doutes sur la couverture des évènements d’Ukraine en général par ce même réseau. (RT, le 22 janvier 2015.)

« Les plaintes concernaient la couverture du crash de l’avion MH17 de la Malaysia Airlines dans l’est de l’Ukraine par RT du 17 au 22 juillet 2014, et les spéculations consécutives sur les coupables possibles de la destruction de l’avion. Après une étude approfondie des enregistrements des trente heures d’émissions, OfCom est arrivé à la conclusion que les plaintes ‹ ne touchaient pas à des questions justifiant une enquête ›. RT a été disculpé de toutes les charges de partialité et de non-respect des faits dans ses reportages.

» Les médias officiels ont fait beaucoup de tapage dernièrement sur le prétendu parti pris de la couverture de cette tragédie par RT; et maintenant OfCom a étudié ces allégations et les a trouvées sans fondement, a déclaré la rédactrice en chef de RT, Margarita Simonyan. Nous devons constamment nous battre pour obtenir des médias officiels qu’ils reconnaissent notre droit de diffuser un point de vue différent sans être accusés de parti pris a-t-elle affirmé, ajoutant que RT croyait que le débat ne peut demeurer vivant sans une grande variété de voix médiatiques…»

Le même article de RT nous informe que le groupe russe reçoit des reconnaissances officielles pour son professionnalisme émanant d’associations tout à fait irréprochables et extrêmement prestigieuses du point de vue du bloc BAO (sélection pour la « meilleure couverture événementielle » de l’actualité sur 24 heures du Festival de télévision de Monte Carlo, nomination pour une haute appréciation du jury de l’AIB, ou Association of International Broadcasting, en novembre 2014). Une autre très récente victoire de RT vient des excuses publiques que la BBC a diffusées le 16 janvier, suite à une émission de cette même BBC où il était affirmé qu’une journaliste de RT, Anastasia Chourkina, avait interviewé son père, le représentant à l’ONU de la Russie Anatoly Chourkine, dans des conditions extrêmement suspectes et scabreuses (voir RT, le 19 janvier 2015) :

« Dans une émission en direct de BBC 2 Daily Politics le 16 janvier 2015, Coburn a déclaré:  Pendant l’émission de jeudi dernier, dans une interview avec Afshin Rattansi, un présentateur de RT news de Russia Today, nous avons suggéré à tort qu’un reporter de la chaîne RT, Anastasia Churkina, avait interviewé son père, l’ambassadeur russe à l’ONU Vitaly Churkin. Nous avons réalisé qu’il n’en avait rien été, nous sommes heureux d’en prendre acte et nous nous excusons de notre erreur.

» Le 8 janvier 2015, dans une interview avec Afshin Rattansi, le journaliste animateur de l’émission de RT, Going Underground, Andrew Neil, l’animateur de Daily Politics, avait affirmé que le reporter de RT, Anastasia Churkina, avait interviewé son père, Vitaly Churkin (ambassadeur russe aux Nations unies) ‹ en direct à l’antenne ›. L’information avait été présentée – de manière théâtrale et hyperbolique – comme un exemple choquant du manque de professionnalisme des journalistes de RT, pour tourner la chaîne en dérision…»

Pour en rester au deuxième thème abordé, on observera que ces divers points, et principalement le jugement de l’OfCom britannique, conduisent à une question fondamentale. Le fait est que la couverture des événements d’Ukraine, et d’une façon générale la couverture des événements politiques et culturels par RT, ne diffèrent pas seulement des couvertures de la presse-Système du bloc BAO par le commentaire, l’interprétation, etc., mais aussi par les faits. L’exemple du MH17, qui est justement le cas dont était saisi l’OfCom, est flagrant : quelles et combien d’organisations de la presse-Système BAO ont mentionné les interventions et évaluations officielles du ministère russe de la Défense sur cette affaire, aussi bien que les divers témoignages et évaluations concernant la présence de deux Soukhoi Su-25 ukrainiens près du vol MH17, tous ces faits que RT a largement rapportés ? La réponse devrait être consternante, et elle devrait par conséquent préoccuper l’OfCom – et, bien sûr, cet exemple pouvant et devant être multiplié par un nombre incalculable de cas de la même sorte. Il ne s’agit donc pas de différences d’appréciations, de points de vue, de commentaires, mais de différences dans la perception de la réalité commune, qui est composée de faits. Il s’agit du fond du débat, qui n’est pas celui de la propagande, qui est celui de la perception de la réalité, avec les contraintes, les déformations, etc. Dès lors que RT n’est pas brûlé sur le bûcher de la sorcellerie antimoderne et anti-occidentaliste, dès lors qu’il n’est pas intégralement rejeté, son incursion acceptée et acceptable, et même applaudie par certains, dans le champ du système de la communication du bloc BAO introduit un facteur gravissime de déstabilisation de ce champ. (Bien entendu, on cite RT qui est l’accusé et le témoin-vedette dans ce débat, mais d’autres médias russes font aussi bien l’affaire.)

Il faut dire que le dossier du bloc BAO est particulièrement terrifiant, si l’on se rapporte à l’affaire du ministre polonais des Affaires étrangères, qui suit celle de la leçon d’histoire générale de la Deuxième Guerre mondiale du Premier ministre ukrainien Iatseniouk (voir le 13 janvier 2015). Il ne s’agit pas là non plus de positions, de points de vue, ni même de propagande – là aussi il s’agit de faits purs et simples. L’argument du ministre polonais est d’une telle puérilité, contre toutes les évidences techniques, historiographies, photographiques, humaines, etc., qu’il ne s’agit plus de propagande mais d’une inculture totale, d’une barbarie de l’esprit, d’ailleurs certainement dans le chef des conseillers de communication du ministre, qui n’ont évidemment jamais ouvert le moindre livre d’histoire et qui n’ont pas la plus petite familiarité des réalités historiques et techniques de la guerre (de la Deuxième Guerre mondiale). Comme on voit, là aussi, nous ne sommes pas sur le terrain de la propagande, mais sur celui des capacités humaines générales au niveau de la perception culturelle et documentaire. La question de la culture et du niveau de barbarie de l’esprit n’importe pas vraiment lorsqu’il s’agit d’économie, de finance, ou de la gestion des forces d’agression du type de l’interventionnisme BAO courant ou de la robotique du type-lendemains qui chantent-à-la-Google. Par contre, elle apparaît et devient préoccupante si l’on se tient dans le domaine de la communication, en se référant à des faits notamment historiques qu’on couvre de valeurs symboliques immédiatement transmissibles en effets politiques d’une considérable importance. Certes, il n’y a pas de sanctions puisque, dans ces affaires, décidément la consigne du bloc BAO est le silence complet lorsqu’on est pris la main dans le sac, comme c’est de plus en plus le cas. Il y a par contre un effet pervers de fatigue et d’affaiblissement de la psychologie à se trouver, de façon de plus en plus répétée, pris la main dans le sac du complet mépris, jusqu’à l’inversion pour les faits des vérités de situation pour sauvegarder la virginité intouchable de la narrative – une virginité qui l’est vraiment, car la narrative ne peut servir que d’un bloc et ne souffre pas le moindre attentat à sa pudeur impliquant un déflorement décisif.

Dans ce contexte et d’une façon perverse et invertie très caractéristique, qui indique la tension de la situation de la communication avec les concurrences de moins en moins supportables pour la psychologie – autant les collectivités psychologiques que les psychologies individuelles –, la tendance institutionnelle au sein de l’UE est d’encourager à ce que certains pourraient juger comme une «guerre de communication», qui a tous les attributs d’une incitation à renforcer tous les soutiens possibles à la narrative officielle. C’est ce qu’on peut comprendre et c’est dans tous les cas l’interprétation de nos sources européennes de ce passage de la déclaration de Federica Mogherini le 19 janvier 2015, après la conférence des ministres des affaires étrangères des États membres de l’UE. Le passage suit celui qui est consacré à la Russie, se terminant par l’observation qu’il pourrait être utile d’établir des contacts individuels, « encore plus avec la population russe qu’avec les autorités russes » («… to explore elements for people-to-people contacts that could be useful to engage not so much the Russian authorities but the Russian population with the European Union»). L’observation est alors celle-ci, effectivement comme une incitation directe type Rumsfeld / 2001-2003 à ne livrer que des vérités convenant à la narrative-Système : « Nous avons aussi décidé que l’Union Européenne travaillerait à une stratégie de communication pour promouvoir une information correcte, impartiale et indépendante dans la région. »

De tout cela, nous concluons que l’affrontement du point de vue de la communication est désormais frontal, entre la Russie et le bloc BAO stricto sensu, avec d’étonnants atouts pour la Russie, mais d’une façon plus générale entre les «vérités de situation» et la narrative. Ce qui est remarquable et particulièrement intéressant, c’est le constat que le bloc BAO, malgré toute sa puissance répressive, malgré ses instruments de pression très nombreux, n’est pas parvenu à bloquer l’intrusion de la communication russe, particulièrement RT, au cœur de lui-même, dans les pays anglo-saxons. On aurait en effet pensé que le Système allait réussir à empêcher par tous les moyens cette intrusion, parce qu’elle représente un danger mortel pour lui dans la mesure où s’installe une source anti-narrative dans son cadre légal de communication. Le Système n’a pas réussi, comme s’il ne réalisait pas l’enjeu, lui le maître de la communication – au contraire il ouvre toutes grandes ses portes à RT ; cela, pour aussitôt conseiller à sa presse-Système de s’enfoncer encore plus dans le cloaque de la narrative –, «une information indépendante, correcte et impartiale dans la région»...

Traduction des parties en anglais : Dominique Muselet relu par jj et Diane pour le Saker Francophone

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