… ou comment la Russie et la Chine ont acquis un avantage stratégique dans la technologie hypersonique
Par Federico Pieraccini − Le 21 mai 2018 − Source Strategic-culture
Un sujet brûlant dans les pronostics militaires concernant la Chine, la Russie et les États-Unis tourne autour du développement et de l’utilisation de la technologie hypersonique pour les missiles ou les UAV [drones] comme moyen d’attaque invulnérable. Comme nous le verrons, les trois pays ne réussissent pas tous dans cette tâche.
Ces dernières années, les États-Unis, la Chine et la Russie ont redoublé d’efforts pour équiper leurs forces armées de missiles et de véhicules hautement destructeurs, comme on évoqué dans l’article précédent. Le récent discours de Poutine à Moscou reflète ce cours des choses en présentant une série d’armes avec des caractéristiques hypersoniques, on l’a vu avec l’Avangard et le Dagger.
Comme l’a confirmé le sous-secrétaire américain à la Défense pour la recherche et l’ingénierie, le Dr Michael Griffin :
« Nous n’avons pas aujourd’hui de systèmes capables de les tenir [armes hypersoniques] en respect (…) et nous n’avons pas de défenses contre ces systèmes [hypersoniques]. S’ils choisissaient de les déployer, nous serions aujourd’hui désavantagés. »
Le général John Hyten, commandant du Commandement stratégique des États-Unis, a également confirmé que les États-Unis accusent du retard dans ce domaine :
« Nous n’avons aucune défense qui pourrait interdire l’emploi d’une telle arme contre nous, donc notre réponse serait notre force de dissuasion, qui serait la triade et les capacités nucléaires que nous avons pour répondre à une telle menace. »
Le développement des armes hypersoniques fait partie de la doctrine militaire que la Chine et la Russie développent depuis un certain temps, motivée par diverses raisons. D’une part, c’est un moyen de parvenir à la parité stratégique avec les États-Unis sans avoir à atteindre le niveau faramineux de dépenses de Washington. La quantité de matériel militaire possédée par les États-Unis ne peut être égalée par aucune autre force armée, résultat évident de décennies de dépenses militaires estimées entre cinq et quinze fois supérieures à celles de leurs concurrents les plus proches.
Pour ces raisons, l’US Navy est capable de déployer dix groupes de porte-avions, des centaines d’avions et de s’engager dans des milliers de programmes de développement d’armes. Pendant plusieurs décennies, la machine de guerre américaine a vu ses adversaires directs disparaître littéralement, d’abord après la Seconde Guerre mondiale, puis à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique. Cela a conduit les militaires US, dans les années 1990, à faire passer leur attention d’un seul opposant à parité vers d’autres adversaires plus petits et moins sophistiqués (Yougoslavie, Syrie, Irak, Afghanistan, terrorisme international). En conséquence, moins de fonds ont été consacrés à la recherche technologique de pointe pour de nouveaux systèmes d’armes, à la lumière de ces nouvelles circonstances.
Cette décision stratégique a obligé le complexe militaro-industriel américain à ralentir la recherche avancée et à se concentrer davantage sur les ventes à grande échelle de nouvelles versions d’avions, de chars, de sous-marins et de navires. Avec des coûts exorbitants et des projets pouvant durer jusqu’à deux décennies, cela a conduit à des systèmes déjà dépassés au moment de leur sortie des lignes de production. Tous ces problèmes ont eu peu de visibilité jusqu’en 2014, lorsque le concept de concurrence avec de grandes puissances a été remis à jour dans un contexte de vengeance, et avec lui la nécessité pour les États-Unis de comparer leur puissance de feu avec celle de leurs concurrents en parité.
Forcées par les circonstances à suivre une voie différente, la Chine et la Russie ont commencé à rationaliser leurs forces armées à partir de la fin des années 1990 en se concentrant sur les domaines qui leur permettraient le mieux de se défendre contre la puissance militaire écrasante des États-Unis. Ce n’est pas une coïncidence si la Russie a fortement accéléré son programme de défense antimissile en produisant des systèmes modernes tels que le Pantsir et les S-300/S-400, qui permettent de se protéger contre les attaques balistiques et les avions furtifs. Contrer la technologie furtive est devenu un impératif urgent, et avec la production du S-400, ce défi a été surmonté. Avec le futur S-500, même les ICBM [missiles balistiques intercontinentaux] ne poseront plus de problème à la Russie. Dans le même ordre d’idées, la Chine a fortement accéléré son programme ICBM, atteignant en une décennie la capacité de produire un moyen de dissuasion crédible comparable à son équivalent russe SS-18 Satan ou américain LGM-30G Minuteman III, disposant d’une longue portée et de multiples véhicules d’entrée indépendants (MIRV) armés d’ogives nucléaires.
Après avoir verrouillé le ciel et atteint une parité nucléaire stratégique solide avec les États-Unis, Moscou et Pékin ont commencé à concentrer leur attention sur les systèmes anti-missiles balistiques américains (ABM) placés le long de leurs frontières, qui comprennent également le système AEGIS équipant les navires de la marine américaine. Comme l’a déclaré Poutine, cela constituait une menace existentielle qui compromettait la capacité de frappe de la Russie et de la Chine en réponse à une première frappe nucléaire américaine, perturbant ainsi l’équilibre stratégique inhérent à la doctrine de la destruction mutuellement assurée (MAD).
Pour cette raison, Poutine a depuis 2007 averti les partenaires occidentaux de la Russie que son pays développerait un armement pour annuler les effets du système américain ABM. En quelques années, la Russie et la Chine ont réussi dans cette tâche, testant et mettant en production divers missiles hypersoniques équipés de technologies révolutionnaires qui bénéficieront fortement à l’ensemble du secteur scientifique de ces deux pays, contre lesquels les États-Unis n’ont actuellement aucun moyen de défense.
Actuellement il n’y a aucune protection contre les attaques hypersoniques, et compte tenu de la tendance à utiliser des statoréacteur à combustion supersonique sur les nouvelles générations d’avions de combat, il semble que de plus en plus de pays voudront se doter de ces systèmes révolutionnaires. La Russie, pour contrer la supériorité navale américaine, a déjà mis en service le missile anti-navire Zircon, et prévoit déjà une version export avec une portée de 300 km.
L’Inde et la Russie travaillent depuis longtemps sur le Brahmos, qui est encore un autre type de missile hypersonique qui pourrait à l’avenir être lancé à partir du Su-57. Bien qu’il s’agisse d’une technologie relativement nouvelle, les armes hypersoniques donnent déjà beaucoup de maux de tête à de nombreux planificateurs militaires occidentaux, qui commencent seulement à se rendre compte à quel point ils sont en retard par rapport à leurs concurrents.
Cela va prendre un bon moment aux militaires US avant qu’il ne comblent le décalage technologique et scientifique hypersonique avec la Chine et la Russie. Lockheed Martin a obtenu un contrat à cette fin. Pendant ce temps, les deux puissances eurasiennes se concentrent sur l’intégration de leurs infrastructures terrestres [et maritimes, NdT] via l’Initiative « une ceinture, une route » [Nouvelles Routes de la soie] et l’Union eurasienne, un arrangement stratégique qui empêche les États-Unis et l’OTAN d’intervenir facilement dans une zone si éloignée du fait de leur incapacité à contrôler l’espace aérien, et en fin de compte en infériorité numérique sur le terrain.
L’objectif des Russes et des Chinois est la réalisation d’un environnement fortement défendu (A2/AD) sur leurs côtes et dans leurs espaces aériens, appuyé par des armes hypersoniques. De cette manière, la Russie et la Chine ont les moyens de perturber la chaîne logistique maritime de l’US Navy en cas de guerre. En outre, l’A2/AD pourrait stopper la projection de puissance américaine, grâce à des HGV [planeurs hypersoniques] capables de couler des porte-avions et de détruire des systèmes ABM terrestres spécifiques ou des plateformes de chaîne logistique.
C’est une stratégie défensive qui a le potentiel de stopper la marine américaine, et de lui dénier la suprématie aérienne, deux piliers de la façon dont les États-Unis planifient leurs guerres. Pas étonnant que des groupes de réflexion à Washington et des généraux à quatre étoiles commencent à sonner l’alarme sur les armes hypersoniques.
Federico Pieraccini
Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone
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