Par Patrice-Hans Perrier – Le 18 mars 2017 – Source Carnets d’un promeneur
Nous vous présentons, le plus simplement du monde, le troisième volet de notre série dédiée aux UTOPIES à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Ici, nous prenons un temps d’arrêt à PONDICHÉRY, dans le Sud-Est de l’Inde. C’est avec le désir novateur d’associer le développement de la personne avec la naissance d’une cité harmonieuse que ses premiers pionniers ont eu l’ambition de convertir 25 hectares de terres désertiques en oasis luxuriant.
AUROVILLE, cité utopique imaginée par Mirra Alfassa, dite la Mère, compagne de vie du grand sâdhu Sri Aurobindo, a été inaugurée un 28 février 1968. Sa population qui compte, aujourd’hui, autour de 3500 âmes, vient tout juste de célébrer les noces d’or de cette petite nébuleuse qui étend ses tentacules autour du MATRIMANDIR, c’est-à-dire de son centre spirituel. Les maquettes du développement urbain projeté sont éloquentes : Auroville fait, bel et bien, penser à une petite nébuleuse perdue au beau milieu d’un désert en pleine métamorphose.
Il devrait y avoir quelque part sur la terre un lieu dont aucune nation n’aurait le droit de dire « il est à moi » ; où tout homme de bonne volonté ayant une aspiration sincère pourrait vivre librement comme un citoyen du monde et n’obéir qu’à une seule autorité, celle de la suprême vérité ; (…) dans ce lieu idéal, l’argent ne serait plus le souverain seigneur ; la valeur individuelle aurait une importance très supérieure à celle des richesses matérielles et de la position sociale. (…) En résumé, ce serait un endroit où les relations entre êtres humains, qui sont d’ordinaire presque exclusivement fondées sur la concurrence et la lutte, seraient remplacées par des relations d’émulation pour bien faire, de collaboration et de réelle fraternité.
Mirra Alfassa, dite « la Mère », 1954
C’est par cette pétition de principe que Mirra Alfassa présente son projet de cité utopique. Auroville, comme son nom l’indique, a été conçue, dès le départ, comme un vivant et vibrant témoignage de la pensée de Sri Aurobindo. Par-delà l’idéal d’un « monde meilleur » vécu dans le creuset d’une vie communautaire, c’est l’urgence de « réaliser l’unité humaine » qui animait ce projet communautaire appelé à mettre en pratique une partie des enseignements spirituels du grand sâdhu. Ce projet d’une cité utopique ne consiste pas à réorganiser l’ordre social à partir de principes humanistes ou d’une nouvelle vision du bios politikos. Il vise plutôt à organiser un cadre de vie propice à une recherche spirituelle qui demeure l’unique porte d’entrée vers l’avènement d’une société nouvelle, libérée du carcan des oligarchies millénaires.
Transformer l’homme réel
Ainsi, à l’instar de la philosophe allemande Hannah Arendt, Sri Aurobindo estimait qu’il serait souhaitable de transformer « l’homme réel » au gré d’une remise en question de sa manière de vivre au sein de la cité et non plus seulement par le rayonnement platonicien d’une recherche spirituelle appelée à améliorer la condition humaine par voie de capillarité. Aurobindo est un disciple de cette socratique qui professe qu’il est indispensable de modifier la conscience par le biais d’un travail en profondeur sur notre humaine condition. Visant à débarrasser l’âme humaine de ses scories – manifestations désordonnées de l’égo ; violence ; conditionnements délétères, etc. – la discipline spirituelle qu’il met en avant se fonde sur la promesse d’un dépassement des limites actuelles de notre humaine condition.
Formé à l’école britannique, Aurobindo reprend une partie des conceptions darwiniennes sur l’évolution des espèces et développe l’idée que l’être humain pourrait être un chaînon menant à l’éclosion d’une nouvelle espèce. Une espèce débarrassée de son ancien individualisme et qui serait dotée d’une « conscience supramentale » : un état de conscience qu’il est difficile d’imaginer à l’heure actuelle. Cette approche évolutionniste du développement de la conscience stipule que la conscience mentale de l’humanité représente un état intermédiaire entre l’intuition animale et cette supraconscience qui pourrait être l’apanage de l’« homme nouveau ». Poursuivant cette idée, le philosophe indien estime que l’inconscient – individuel ou collectif – est beaucoup plus que le réceptacle de pensées refoulées : il s’agit de l’émanation réelle d’une nature spirituelle qui pourrait, à terme, permettre à la conscience de faire un bond prodigieux vers une nouvelle réalité.
Une communauté initiatique destinée à forger l’homme nouveau
Nous ne nous étendrons pas sur la vie et l’œuvre de Sri Aurobindo, si ce n’est que pour rappeler qu’il fut un des précurseurs du mouvement indépendantiste indien et qu’il a été emprisonné − dans son jeune âge en raison de ses prises de position − par les autorités coloniales de l’époque. Bien qu’influencé par certains courants de pensée européens, il sut prendre appui sur la tradition immémoriale des yogas afin de régénérer la pensée indienne en développant une philosophie novatrice. Cette approche, par-delà toutes considérations d’ordre intellectuel, ambitionne de façonner le yoga intégral du futur ; c’est-à-dire une discipline qui s’attaque à élaguer la conscience dans toute son amplitude, y compris en tenant compte d’une matière qu’il ne convient plus d’opposer à l’esprit. On comprendra que cette approche – plutôt gnostique dans son processus de transformation intérieure – n’est pas à la portée de n’importe qui et qu’elle ne pourra être mise en pratique qu’à condition d’ouvrir un âshram d’un genre nouveau.
Échappant aux autorités britanniques, Sri Aurobindo se réfugie à Pondichéry, une enclave française en plein cœur de l’Inde, deuxième dominion en importance au cœur d’un Empire britannique rayonnant au début du siècle dernier. Paradoxalement, celui qui avait déjà été un militant pour l’indépendance de l’Inde, y fonde un âshram durant les années 1920 afin de se consacrer à ses recherches spirituelles. Et, contre toute attente, il va y développer la vision d’une société du futur qui permettrait à l’humanité de dépasser son stade grégaire afin d’atteindre à un ordre universel librement consenti. Aurobindo n’est pas, à proprement parler, ce que l’on pourrait qualifier de mondialiste, mais plutôt un maître à penser qui rêve de concilier l’enracinement local avec les impératifs d’une supraconscience qui permettrait d’abolir la lutte de tous contre tous. Ainsi donc, bien avant la création de la cité d’Auroville, le petit âshram d’Aurobindo deviendra un véritable laboratoire d’expérimentation spirituelle.
La beauté des petites structures
Même s’il se fait l’avocat de l’avènement d’une supraconscience universelle, Sri Aurobindo est conscient qu’il pourrait être dangereux d’abolir toutes formes de gouvernance locale afin d’imposer un modèle façonné par des élites déracinées. En outre, ce philosophe iconoclaste a étudié l’histoire des grandes civilisations d’orient et d’occident. C’est ce qui lui permet de ne pas tomber dans le panneau simplificateur d’une vision trop facilement globaliste. Laissons-lui la parole, quelques instants :
« En Inde, les premières communautés étaient des sociétés libres ; le roi n’était qu’un commandant militaire ou le chef des citoyens, et nous voyons l’élément démocratique persister au temps du Bouddha et survivre encore dans les petits États de l’époque de Chandragoupta et de Mégasthènes, alors même que les grandes monarchies ou les empires gouvernés bureaucratiquement avaient finalement remplacé les premiers régimes libres. C’est seulement lorsque s’est fait sentir le besoin d’une vaste organisation de la vie indienne dans toute la péninsule, ou du moins dans sa partie septentrionale, que la forme monarchique absolue s’est étendue sur le pays et que la caste érudite et sacerdotale a imposé au mental collectif sa domination théocratique et son shâstra (traités faisant partie des Védas ou écrits religieux de l’Inde antique – DOXA) rigide comme la chaîne obligatoire de l’unité sociale et le trait d’union nécessaire de la culture nationale. »
Sri Aurobindo, dans « l’Idéal de l’unité humaine, chapitre XI, Les petites unités libres et l’unité supérieure centralisée ».
Sri Aurobindo renouvelle la tradition des penseurs utopistes, à l’exception près qu’il ne propose pas de recette en termes de régime politique ou d’organisation de la cité. Son approche table, plutôt, sur un travail direct sur l’être dans son intégralité afin de façonner un nouvel état de conscience qui permettra à l’humain de dépasser son inhumaine condition. À contrario des Fourier et consorts – lesquels rêvent d’organiser leur cité idéale comme du papier à musique – Sri Aurobindo admet qu’il est souhaitable de permettre aux petites cultures locales de rayonner en fonction de leur stade de développement propre. Il estime, donc, qu’il serait vain de vouloir accélérer le cours des choses en imposant un « nouvel ordre » susceptible de détruire une « unité nationale intermédiaire [n’étant pas] pleinement et sainement développée ». La cité utopique, considérée dans cette optique, tient lieu de matrice dédiée à la croissance personnelle et au rayonnement communautaire, sans pour autant prétendre à révolutionner les structures politiques en usage sous une latitude donnée.
Modernité et classicisme s’interpénètrent
Possédant une connaissance fine de l’histoire, Aurobindo estime que la nation représente une forme de gouvernement intermédiaire dans le développement d’une humanité appelée à transcender son animalité. Ainsi, il compare la Grèce antique à sa propre patrie, en cette époque lointaine où les grands empires n’avait pas encore détruit le véritable tissu de la cité :
« La vie culturelle et civique de la cité grecque, dont Athènes était l’accomplissement suprême, une vie où le fait même de vivre était une éducation, où le plus pauvre et le plus riche s’asseyaient côte à côté au théâtre pour voir et apprécier les drames de Sophocle et d’Euripide, où le marchand et le commerçant prenait part aux subtiles conversations philosophiques de Socrate, a créé pour l’Europe non seulement ses prototypes et ses idéaux politiques fondamentaux, mais aussi pratiquement toutes les formes essentielles de sa culture intellectuelle, philosophique, littéraire et artistique. »
Sri Aurobindo, dans « l’Idéal de l’unité humaine, chapitre XI, Les petites unités libres et l’unité supérieure centralisée ».
Les moyens du rayonnement intérieur
Il serait utile de rappeler à nos lecteurs qu’un âshram peut être comparable à une sorte de monastère puisqu’il s’agit d’un lieu de vie qui regroupe une communauté de chercheurs spirituels autour d’un gourou qui est un être particulièrement éveillé. Si la plupart des monastères chrétiens organisent leur tronc de vie commune autour du chant grégorien – soit la liturgie des heures de la journée – les âshrams prennent appui sur la pratique d’un yoga en particulier, soit une voie d’épanouissement spirituel. Il y a plusieurs formes de yoga – bien au-delà de la vision utilitariste en vogue en occident – qui viennent se greffer sur le tronc commun de la voie initiatique développée à l’origine. Il s’agit, par le biais de pratiques alliant la maîtrise du souffle et des énergies subtiles qui irriguent notre enveloppe corporelle, d’unir tous les aspects qui forment la véritable texture de l’être profond : sa constitution physique, ses plans énergétiques, émotionnels, mentaux ou spirituels. La pratique yogique vise à unifier toutes les dimensions constitutives de la persona, c’est-à-dire l’être dans toute sa complexité.
Bien au-delà d’une recherche de bien-être éphémère, le yoga propose une pratique destinée à réunir le corps et l’esprit afin – on serait tenté d’ajouter – de restaurer l’aura d’un individu. In fine, si l’harmonie suprême se retrouve, très certainement, à l’intérieur de soi, elle devrait finir par se manifester autour du yogi (le pratiquant) ; c’est ce qui explique l’importance d’avoir prise sur son environnement immédiat. L’épanouissement de l’individu ne s’effectue pas en vase clos : la réalisation de l’unité primordiale passe par une transformation du monde qui nous entoure et ce processus fonctionne dans les deux sens, le monde extérieur conditionnant par retour de balancier une pratique yogique qui n’a pas pour finalité la seule jouissance individuelle.
Auroville : une cité au service de l’émergence d’un « homme nouveau »
L’Inde, selon ce qu’avance Nietzsche, représente le creuset de la recherche philosophique au sens où l’entendaient les adeptes de la voie initiatique. La tradition des antiques yogas, voie menant à l’illumination, vise à délivrer l’homme des voiles de la représentation égotique et intellectuelle. Il s’agit d’une approche métaphysique qui procède par soustraction – à l’instar des philosophes présocratiques de la Grèce antique – afin de révéler ces « parcelles d’éternité » qui composent l’être dans toutes ses vérités révélées. Il ne s’agit pas, pour l’authentique sâdhu, capable de se dépouiller des scories de l’existence, d’ébaucher un système de représentation destiné à parfaire sa maîtrise sur l’univers ; mais, à contrario, de briser l’écorce des conditionnements immémoriaux afin de libérer l’« homme primordial ».
Le Christ, lui aussi, bien avant que les clercs religieux ne se mettent à embaumer son enseignement, pratiquait une socratique avant la lettre lorsqu’il recommandait à ses disciples d’acquérir la sagesse des petits enfants afin de pouvoir accéder au « Royaume de son père ». Grand initié s’il en est, le Christ est venu accomplir, par le sacrifice de sa vie, le passage des sagesses antiques vers la nouvelle intériorité des temps modernes. Brisant le voile d’une tradition figée, récupérée par une caste de prêtres prévaricateurs, le Christ propose une voie initiatique qui passe par l’authentique DON DE SOI. Véritable rayon solaire qui s’est éteint là où prend effet un nouveau contrat liant l’humanité à son créateur, le Christ est véritablement un « passeur d’éternité » pour quiconque est capable de s’abstraire de l’emprise de la convoitise. Professant une socratique destinée à ouvrir l’œil intérieur du disciple, ce « médecin des âmes » n’avouait-il pas être « venu accomplir les écritures » ? En effet, Jésus travaille sur le quotidien de ses proches, à l’instar d’un livre vivant à l’intérieur duquel seraient consignés des enseignements destinés à transformer notre « inhumaine condition ». Par le don de soi, et au gré d’une compassion qui ne se flétrie jamais, il pousse ses contemporains vers les voies de l’amour, sagesse éternelle.
« La Mère » rêve d’une cité avant-gardiste
Mirra Alfassa, disciple et compagne de sri Aurobindo, pose la première pierre à l’édification d’une cité destinée à devenir « le lieu d’une vie communautaire universelle, au-delà de toutes croyances, opinions politiques et nationalités ». Mais, à quoi bon construire une telle cité qui serait sortie de nulle part, sans enracinement et sans appartenance à une culture en particulier ? Les âshrams, comme les monastères, ne sont-ils pas édifiés à proximité des communautés locales qui viennent y échanger des biens et services, s’y ressourcer ou y confier une partie de leur progéniture ?
Auroville, selon ce que souhaite « la Mère » a été conçue pour être une cité rassemblant ceux et celles qui aspirent à devenir les « serviteurs de la conscience divine » dans un contexte où seuls les disciples ayant acquis un « niveau de conscience supérieur » auront le droit de gouverner. Ce prédicat semble suspect, surtout lorsque l’on connaît le modus operandi des nombreuses sectes qui exploitent la crédulité de leurs adhérents afin d’établir un régime autoritaire pour le bénéfice d’une élite autoproclamée. Pourtant, Mirra Alfassa ne fait qu’énoncer un principe de gouvernance qui se rapproche du règne naturel, c’est-à-dire qu’elle rétablit la primauté de l’excellence par opposition au nivellement par le bas imposé dans nos sociétés marchandes. Son compagnon et maître à penser, Sri Aurobindo, est fidèle à la pensée brahmanique lorsqu’il énonce que « les âmes qui n’aspirent pas sont les échecs de Dieu, mais la Nature est satisfaite et aime à les multiplier, parce qu’elles assurent sa stabilité et prolongent son empire ». Nul besoin de croire en la transmigration des âmes pour comprendre le fondement de cette approche spirituelle : l’espèce humaine est un matériau entre les mains de Dieu, une matière spirituelle brute de décoffrage, on serait tenté d’ajouter.
Penseur de l’utopie, Sri Aurobindo est un sâdhu qui souhaitait réunir une élite spirituelle autour de lui, un corpus Christi pour parler comme les mystiques catholiques. Il n’est plus question de simplement affiner la conscience humaine, après l’avoir débarrassée de ses scories, mais bien de développer les outils qui permettront de façonner l’« homme nouveau ». L’« homme nouveau » c’est le purusha, c’est-à-dire – si l’on se fie à la tradition des védas – l’âme de l’univers qui s’incarne dans le dharma du guerrier, être viril par excellence qui épouse le principe femelle dynamique à la base de l’ordre naturel. Résolument nietzschéen, Aurobindo estime qu’il devient urgent de préparer l’avènement d’un authentique surhomme enfin débarrassé de cette animalité qui l’empêchait de réaliser pleinement son potentiel ontologique.
« Quand nous dépasserons l’humanité, alors nous serons l’Homme. L’animal fut une aide ; l’animal est l’entrave. »
Sri Aurobindo, dans Aperçus et Pensées, éd. Sri Aurobindo Ashram Trust, 1956
La communauté est une forge spirituelle
« On ne vit pas à Auroville pour y mener une vie confortable, mais pour développer sa conscience et pour servir le Divin » nous avait prévenu la Mère au tout début de cette folle entreprise communautaire. Et, de fil en aiguille, s’est constituée une cité autour du plan d’urbanisme initialement conçu par l’architecte français Roger Anger. Ce visionnaire a imaginé une matrice urbaine inspirée d’une spirale galactique divisée en quatre zones d’occupation : un secteur culturel, une zone industrielle, une autre dédiée aux échanges internationaux et, finalement, le secteur résidentiel destiné à héberger les pionniers et autres pèlerins venus s’y ressourcer. Tout ce développement anticipé prévoyait de s’étendre dans un rayon de 25 km2, mais – à l’instar de la cité utopique de Paolo Soleri, en Arizona – les prévisions initiales des concepteurs du projet ont été confrontées à la réalité contingente de notre monde. Il n’empêche que la cité regroupe près d’une centaine de villages accueillant plus de 3000 Aurovilliens actuellement.
Auroville pourrait être comparée avec le plus grand monastère bénédictin de toute l’Europe, soit l’Abbaye de Cluny qui vit le jour au XIIème siècle. Plus qu’une communauté spirituelle – ou qu’un avant-poste de pionniers – il s’agit d’une véritable petite cité concentrique qui se développe de manière hélicoïdale, à la manière d’un astre solaire qui répandrait son feu tout autour de lui. Nous sommes loin du petit âshram des débuts, à l’époque où Sri Aurobindo avait établi son premier laboratoire de « recherche spirituelle » à Pondichéry. S’il existe, bel et bien, un noyau dur de fidèles disciples – ayant participé à sa fondation en 1968 – cette cité en devenir attire chaque année une part croissante de nouveaux disciples, sans oublier les simples curieux ou les touristes qui viennent s’y ressourcer le temps d’une courte retraite. À l’instar d’un monastère, Auroville compte sur ses retraitants et sur la vente de produits locaux pour se constituer un précieux fond de roulement. D’autres sources de revenu proviennent de donations privées ou de l’aide gouvernementale indienne puisque la structure administrative d’Auroville jouit d’un statut d’ONG.
Les contingences de la vie matérielle
La comparaison avec Cluny tient la route puisque la majeure partie des travaux d’entretien, sans oublier les services domestiques à la communauté, sont assurés par une communauté locale tamoule qui compte plusieurs milliers d’âmes vivant dans les villages qui entourent Auroville. Si une partie de cette main d’œuvre bon marché profite des infrastructures scolaires et médicales d’Auroville, les membres de cette communauté ne sont pas des Aurovilliens à part entière.
Ainsi, on retrouve à l’œuvre le principe cardinal des communautés spirituelles d’Orient et d’Occident : le noyau dur des adeptes d’une voie initiatique doit, invariablement, se dédier à la prière et à l’ascèse et, donc, ne peut pas compter sur ses propres forces afin d’assurer sa subsistance. Ceux qui professent que les ordres monastiques ont toujours été autosuffisants sombrent dans la pensée magique. Les moines, et autres adeptes de la pratique cénobitique, ont, de tous temps, recouru à la main d’œuvre externe afin de pouvoir se libérer d’une partie des corvées liées à la subsistance. S’il est vrai que les frères convers (la main d’œuvre convertie et participant à une partie des rituels) pouvaient être autorisés à résider à l’intérieur des murs du monastère, seule la communauté monastique présidait aux destinées de cette forme de cité autarcique.
La cité comme lieu d’expérimentation de nouveaux modes de vie
Auroville est devenu un lieu d’expérimentation pour les adeptes du yoga et les disciples de la pensée de Sri Aurobindo, jusqu’au gouvernement indien qui a décidé d’investir dans cette structure unique en son genre afin que perdure l’expérience des fondateurs. D’imposants travaux d’irrigation et des plantations ont été matérialisés, avec l’aide de la population tamoule des environs. D’ailleurs, les activités économiques d’Auroville ont permis de régénérer l’économie locale à telle enseigne que la population des villages les plus proches a été multipliée par sept en l’espace d’une trentaine d’années.
Et, il faut bien le dire – contrairement à d’autres projets de cités utopiques – Auroville maintient le cap vers un développement cohérent qui concoure à métamorphoser le paysage et la réalité socioéconomique environnante. Le rythme de croisière de l’entreprise est peut-être lent, mais la liste des réalisations en cours est impressionnante et atteste de la viabilité de cette aventure qui n’a pas d’équivalent, ailleurs, dans le monde. Les disciples d’Aurobindo ont réussi à générer des fonds suffisants afin de pouvoir acquérir plus de 1300 hectares de terrain en état de désertification et d’y planter plus de 2 millions d’arbres de toutes provenances. Des chercheurs du monde entier sont venus participer à cette expérience incomparable sur la biodiversité, puisqu’il s’agit d’un programme unique au monde en matière de reforestation et de revitalisation des sols. L’environnement actuel peut compter sur une forêt luxuriante de plus de 6 millions d’arbres et une foison d’oiseaux et d’espèces animalières participe au rayonnement de cette cité féconde. Outre l’architecte parisien Roger Anger, d’autres praticiens du développement urbain sont venus mettre la main à la pâte afin de développer toute une pléiade d’unités de vie qui entourent le centre spirituel d’Auroville. Idéalement, la cité d’Auroville pourrait accueillir jusqu’à un maximum de 50 000 personnes, ce qui correspond, selon de nombreuses études, à une unité de mesure acceptable en termes de viabilité économique et de cohérence socioculturelle.
Une architecture au service de l’élévation spirituelle
C’est une constante dans le monde des mystiques : la beauté et la bonté forment le couple alchimique qui permet à l’âme de se tonifier, tout en acquérant sa véritable amplitude. Il ne faudrait pas croire que le développement spirituel soit incompatible avec la création d’univers artistiques ou d’environnements harmonieux susceptibles de ravir les sens. Les préceptes de certains ordres monastiques, à l’instar des cisterciens, professent qu’il est préférable de se consacrer à la prière dans un environnement dépouillé de tout ce qui pourrait susciter de la convoitise ou distraire le mystique. Toutefois, l’art et l’architecture cénobitiques ont produit des merveilles en termes d’aménagements et plusieurs monastères sont venus attester de la possibilité d’associer la prière à un esprit de création qui peut être comparé avec les œuvres du Créateur.
À l’instar des grands monastères qui s’organisaient autour de l’église conventuelle, Auroville se développe, de manière organique autour du Matrimandir. Ce temple, qui constitue un pôle d’attraction magnétique, n’a pas été consacré à l’honneur d’une divinité en particulier, mais représente un hommage gracieux rendu à la paix universelle et symbolise l’aspiration ardente des habitants d’Auroville vers le divin. Sorte de biodôme, rappelant les constructions de l’Américain Buckminster Fuller, les facettes de son enveloppe extérieure ont été recouvertes de feuilles d’or et cette structure prend des allures d’astre flamboyant au coucher du soleil.
Véritable utérus architectural, le Matrimandir accueille et amplifie les rayons de l’astre solaire qui est invité à pénétrer le sanctuaire par le biais d’un oculus. Le filtre lumineux est distillé à l’intérieur d’une boule en cristal de 90 cm de diamètre qui a été disposée au centre du sanctuaire. Douze immenses colonnes de marbre blanc forment l’immatérielle forêt qui entoure ce nucléus qui permet de réverbérer en les décomposant toutes les déclinaisons du rayon lumineux. Une assemblée silencieuse se recueille, ses membres éparpillés autour du vortex de lumière. Hommes et femmes sont venus unir leur prière au cœur d’un temple dédié à la vie cosmique. L’orient et l’occident, le principe femelle et le principe mâle, tous les ingrédients de la divine alchimie sont enfin réunis dans la fournaise ardente de cet amour qui ne s’éteint jamais. Auroville, malgré toutes ses contradictions et ses limitations, demeure un espace unique au monde qui atteste de la portée de l’œuvre et de la vie de Sri Aurobindo, simple sâdhu engagé sur le chemin de l’authentique réalisation intérieure.