Donc, comme Zucman l’écrit à la fin de The Hidden Wealth of Nations, cela revient «surtout à une bataille des citoyens contre la fausse inéluctabilité de l'évasion fiscale et la fausse impuissance des nations». Les blanchisseurs d'argent, les politiciens véreux et les multinationales veulent que le système soit si compliqué que seuls leurs banquiers et avocats d’affaires peuvent le comprendre.
Par Jon Schwarz – Le 17 avril 2016 – The Intercept.
C’est déjà exaspérant d’entendre parler de l’évasion fiscale massive des 0,01% les plus riches, révélée par la fuite appelée Panama Papers. Mais c’est encore plus exaspérant pour l’Américain moyen d’entendre cela en avril, au moment où nous devons payer nos impôts.
Selon les estimations de l’économiste de Berkeley, Gabriel Zucman, dans son livre The Hidden Wealth of Nations [La richesse cachée des nations, NdT], les riches et les grandes entreprises utilisent diverses méthodes pour ne payer qu’un tiers du milliard de dollars qu’ils doivent chaque année. Pour le reste du monde, cela se traduit directement par des impôts plus élevés, plus de dette nationale et moins de dépenses gouvernementales.
Les conservateurs adorent prétendre qu’il est impossible d’empêcher ce monde vertigineusement complexe de sociétés écrans et de paradis fiscaux – une position qui soutient leur argument selon lequel il ne sert à rien d’augmenter les impôts sur les riches [sinon ils vont aller se planquer dans les paradis fiscaux, NdT]. Comme George W. Bush l’a proclamé en 2004, «les gens vraiment riches savent comment esquiver les taxes».
Cependant, Zucman expose de façon convaincante qu’il ne serait techniquement pas difficile de détruire l’industrie du paradis fiscal. L’énorme défi viendrait plus du manque de volonté politique – et pas seulement d’un seul pays, mais à l’échelle mondiale.
Les paradis fiscaux ont deux fonctions : l’évasion fiscale, ce qui implique d’y cacher des actifs, un acte illégal, et l’optimisation fiscale, pratiquée par les sociétés multinationales légalement et à la vue de tous (puisque ce sont les mêmes sociétés qui ont tout fait pour que les lois soient faites de cette façon). Leur élimination nécessite des stratégies différentes.
L’évasion fiscale
Prenons un exemple : disons que vous êtes propriétaire d’une entreprise américaine et que vous vouliez cacher 10 millions de dollars à la vue du centre des impôts. Comme Zucman l’explique, il y a trois étapes.
Tout d’abord, vous ouvrez une société fictive – nommons la SARL Vraiment Pas Evasion Fiscale (VPES s.a.r.l) – dans un endroit comme les îles Caïmans, avec des lois de confidentialité strictes sur la divulgation des propriétaires de l’entreprise, de sorte que personne ne sait que VPES vous appartient.
Deuxièmement, vous créez un compte bancaire pour VPES en Suisse.
Troisièmement, vous avez votre vraie société américaine qui va acheter 10 millions de dollars de services fictifs – disons des conseils en marketing – à VPES. Vous allez envoyer ces $10 millions à votre compte bancaire suisse, qui est officiellement celui de VPES, pour payer ces conseils.
Maintenant, vous pouvez prendre ces 10 millions et les investir dans tout ce que vous voulez : immobilier, actions, obligations, fonds communs de placement. En théorie, vous êtes légalement tenu de déclarer vos intérêts, les dividendes et les gains en capitaux chaque année et payer des impôts dessus. En réalité, les services fiscaux ne peuvent jamais savoir que l’argent appartient à un Américain, d’autant plus que votre banque suisse ne sait pas à qui appartient VPES.
Disons que vous avez tout investi dans un fonds commun de placement, nommé Vanguard, qui fournit un intérêt annuel de 5%, soit $500 000, en dividendes imposables. Si vous deviez suivre la loi des Etats-Unis et les déclarer, vous auriez à payer des impôts sur ce revenu de $500 000 à un taux de 20 %, ce qui coûterait $100 000. Mais vous ne le faites pas, et votre argent continue à s’accumuler chaque année sans payer d’impôt.
Pour les Américains qui ne sont pas super-riches, il n’y a aucun moyen de cacher leurs revenus au gouvernement. Les employeurs et les banques signalent automatiquement votre salaire, l’intérêt de vos comptes d’épargne, et tous dividendes et gains, même petits, aux services fiscaux. (En fait, le gouvernement en sait tellement qu’il n’y aurait pas besoin pour la plupart des gens de faire leurs propres déclarations d’impôts – Les services fiscaux pourraient seulement vous faire parvenir une déclaration d’impôt déjà remplie pour approbation, comme cela se fait déjà en Suède, au Danemark et en Espagne, [et en France, NdT])
Le principal service fourni par les paradis fiscaux est simplement de ne pas signaler les revenus des étrangers aux autorités fiscales des pays concernés, car ils ne sont pas liés aux lois de ces autres pays.
En se basant sur l’historique des tentatives précédentes pour sévir contre l’évasion fiscale, réussies ou non, Zucman fait valoir que les États-Unis et l’Union européenne pourraient arrêter la plupart de cette évasion fiscale avec une attaque sur deux fronts : des conséquences concrètes pour les paradis fiscaux et un registre financier international.
La Foreign Account Tax Compliance (FATCA), adoptée par le Congrès en 2010, a imposé nos règles nationales [américaines] à toutes les institutions financières du monde entier. Autrement dit, en vertu de la FATCA, les banques en Suisse, au Luxembourg, dans les îles Vierges britanniques et partout ailleurs, doivent rechercher dans leurs dossiers tous les comptes détenus par des citoyens américains, et signaler automatiquement leurs revenus aux services fiscaux.
Même si la FATCA a ses défauts, elle a réussi à rendre plus difficile pour les Américains de se soustraire à l’impôt. Ce qui est nécessaire, dit Zucman, ce sont des mesures encore plus fortes pour forcer les paradis fiscaux à signaler automatiquement le revenu de tous les étrangers, et pas seulement les Américains, aux autorités fiscales de leur pays.
Les États-Unis peuvent forcer les paradis fiscaux à se conformer, parce qu’ils sont grands et puissants. Mais les petits pays pourraient également faire plier les paradis fiscaux s’ils agissaient en coalition, d’autant plus que les paradis fiscaux eux-mêmes sont généralement minuscules et dépendants des exportations. Zucman a calculé que si l’Allemagne, la France et l’Italie appliquaient un tarif de 30% sur les marchandises venant de Suisse, cela coûterait à la Suisse plus que ce que cela lui rapporte en tant que paradis fiscal – et un tel tarif douanier serait légal en vertu des règles de l’Organisation mondiale du commerce, car il permettrait à ces trois pays de récupérer approximativement le montant des recettes fiscales que la Suisse leur coûte.
Bien sûr, comme avec notre s.a.r.l. VPES imaginaire, les banquiers ne sont pas toujours en mesure de dire honnêtement qui possède ces dépôts bancaires. Voilà où un registre financier international entre en jeu.
Zucman soutient qu’un registre mondial pour savoir qui possède les actifs n’est «pas du tout utopique». Les pays ont longtemps eu des registres nationaux désignant qui est propriétaire des terres et des biens. Plus récemment, les sociétés ont mis en place des registres privés à grande échelle : la Depository Trust Company (qui garde la trace des propriétaires des actions émises par les sociétés américaines), Euroclear Belgium et Clearstream (obligations émises par des sociétés américaines, mais libellées en devises européennes), Euroclear France (titres de sociétés françaises), et d’autres référentiels nationaux.
Ainsi, il est facile d’imaginer que ces bases de données soient fusionnées sous la supervision d’une institution publique internationale ayant une expertise financière. Fort heureusement, nous en avons déjà une, le Fonds monétaire international.
Bien sûr, le registre enregistrerait souvent que des actifs sont détenus par des sociétés ou fiducies dont les propriétaires sont inconnus. Tracer la chaîne financière au travers de nombreuses couches faites pour obscurcir qui détient réellement ces actifs nécessiterait une bureaucratie énorme, coûteuse et surtout inefficace au FMI.
Zucman propose alors une solution diaboliquement intelligente : le registre mondial devrait imposer une petite taxe sur la richesse, remboursable, pour qu’il soit dans l’intérêt financier de toute personne ayant de la richesse cachée de le divulguer.
Voici comment cela fonctionnerait :
Imaginez que le registre du FMI impose un impôt sur la fortune de 3 % sur tout ce qui est dans ses registres: actions, obligations, fonds communs de placement, des terres, des biens, etc.
Maintenant, pensez à nouveau à vos $10 millions détenus par VPES s.a.r.l et aux $500 000 gagnés cette année en dividendes à partir de votre fonds commun de placement Vanguard. Vos relevés bancaires suisses enregistrent que VPES a reçu $500,000 de revenus, mais la banque ne sait pas que vous êtes le propriétaire de VPES, et ne peut donc pas le signaler aux services fiscaux de votre pays.
Toutefois, le registre financier mondial rapporte que $10,5 millions dans le fonds commun de placement Vanguard sont détenus par VPES – et le FMI les taxe à un taux de 3 %, soit 315.000 dollars.
Vous avez maintenant deux alternatives. La première est de garder le silence sur le fait que vous êtes propriétaire de VPES et laisser le FMI taxer cette somme, vous laissant avec 10 185 000 dollars.
Ou alors, vous pouvez prouver aux services fiscaux que VPES vous appartient. Et comme il n’y a pas de taxe sur la richesse aux États-Unis, vous gardez les $315 000 en retour. Tout ce que vous auriez à payer est $100 000 en impôt que vous devez sur vos $500 000 de revenus, vous laissant avec 10 400 000 dollars.
Bien sûr, avec un tel système en place, il serait tout simplement inutile d’essayer de cacher vos 10 millions de dollars. Au lieu de cela, vous, et presque tout le monde, auriez tout simplement à payer ce que vous devez légalement – afin de ne pas avoir à payer plus au FMI.
Tout cela pour dire que la mise en place d’un tel système serait techniquement simple. En particulier, les conservateurs de tous les pays soupçonneraient qu’avec un tel registre financier mondial il serait plus facile pour les pays d’imposer des taxes sur la richesse, en plus d’impôts sur le revenu – et ils auraient raison. D’un autre coté, cela fait aussi du registre mondial un objectif attrayant pour tous les partis politiques préoccupés par l’inégalité des richesses. Enfin, il serait politiquement difficile de s’opposer ouvertement à un registre financier mondial, car il ne servirait pas seulement à gêner l’évasion fiscale, mais serait aussi un outil essentiel dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
L’optimisation fiscale
Les États-Unis ont, en comparaison des normes mondiales, un système d’imposition des sociétés assez particulier. Les entreprises multinationales dont le siège est aux États-Unis doivent payer un taux d’imposition de 35 % sur l’ensemble de leurs bénéfices réalisés partout dans le monde.
Autrement dit, si une société fait de l’argent dans un pays étranger avec un taux d’imposition sur les sociétés de 10 %, elle doit payer aux services fiscaux 25 % supplémentaires sur les bénéfices réalisés dans ce pays. Mais pour rendre les choses encore plus compliquées, elle n’a besoin de payer cette taxe supplémentaire que quand elle ramène ces profits aux États-Unis. Si elle garde ces profits à l’étranger, elle peut indéfiniment reporter le paiement de cet impôt – ce qui explique pourquoi les sociétés américaines gardent maintenant 2 000 milliards de dollars en profits dans d’autres pays.
Cela crée des incitations évidentes pour les multinationales basées aux États-Unis.
Tout d’abord, elles sont constamment tentés de se livrer à des inversions dans lesquelles elles déplacent leur siège officiel dans un pays avec des taux d’imposition plus bas – alors même que leurs usines, les travailleurs et les clients restent dans les mêmes lieux. Voilà pourquoi Medtronic, fondée à Minneapolis en 1949, est maintenant officiellement irlandaise, alors même que son quartier général opérationnel reste dans le Minnesota.
Ensuite, elles ont tendance à se livrer à des chicaneries comptables pour faire comme si leurs bénéfices avaient été gagnés par des filiales étrangères dans les pays à faibles taux d’imposition sur les entreprises. Cette stratégie est particulièrement intéressante pour les sociétés Internet, dont la valeur est en grande partie non matérielle. Par exemple, Google licence sa technologie de recherche et de publicité très rentable à une filiale aux Bermudes, où le taux d’imposition des sociétés est de zéro pour cent. Google paie des milliards en redevances à ces très rentables filiales, chaque année.
Ces multinationales gardent ces profits à l’étranger, dans l’espoir de parvenir à un accord avec le gouvernement des États-Unis leur permettant de ramener l’argent à un taux d’imposition réduit. C’est déjà arrivé une fois en 2004, lorsque le Congrès a laissé les entreprises payer seulement 5 % d’impôt sur les bénéfices rapatriés. Le sénateur démocrate Chuck Schumer de New York travaille actuellement avec les Républicains sur un plan similaire.
Tout cela se fait ouvertement et est totalement légal. Le peuple américain méprise ce genre de choses, mais le système fiscal est si complexe qu’il semble impossible que les services fiscaux puissent faire face à des armées d’avocats d’entreprise hautement rémunérés.
Cependant, il y a une solution réalisable suggérée par Zucman (et beaucoup d’autres) : jeter complètement à la poubelle notre système actuel d’imposition des sociétés et commencer à utiliser quelque chose de beaucoup plus simple dit formule de répartition.
La formule de répartition commence par jeter la fiction bizarre qui veut que les filiales d’une société multinationale soient des sociétés distinctes. Au lieu de cela, elle traite la société pour ce qu’elle est, une entreprise unique, avec un seul montant de profit. Ensuite, une formule basée sur trois facteurs concrets – la masse salariale de la société, le capital physique comme ses usines et ses ventes – est utilisée pour répartir les pourcentages de bénéfice dans les différents pays dans lesquels ces multinationales opèrent. Les services fiscaux américains en obtiendraient 35 % de la répartition.
Ce n’est pas une utopie. Certains États américains ont, individuellement, longtemps utilisé cette formule de répartition pour déterminer les taux d’imposition des sociétés multi-États. Le principe serait exactement le même pour les entreprises multinationales.
Il n’y a pas de formule parfaite, bien que depuis des décennies la plupart des États américains placent un poids égal sur chaque facteur. Par exemple, une multinationale de fabrication pourrait avoir 66,6 % de sa masse salariale, 33,3 % de son capital physique, et 50 % de ses clients aux États-Unis. Ces trois facteurs additionnés puis divisés par trois signifieraient que la moitié de ses bénéfices devraient être imposés aux États-Unis.
Ainsi, un système de répartition proportionnelle rendrait inutiles les changements fictifs de siège sociaux et la répartition fictive des bénéfices vers les pays à faible fiscalité.
Il est vrai que le passage à un tel système serait politiquement plus difficile que la création d’un registre de la richesse mondiale. De nombreuses grandes entreprises américaines y résisteraient férocement. D’un autre côté, s’il est clairement expliqué, il serait extrêmement populaire auprès de la population américaine. Il pourrait aussi obtenir un soutien inattendu de la part des entreprises dont les PDG sont fatigués de leur image dévalorisée auprès du public et obligés de dépenser d’énormes sommes d’argent en relations publiques et en armées d’avocats fiscalistes, qui deviendraient alors inutiles.
Par ailleurs, la Commission européenne fait pression sur les pays de l’UE pour utiliser un système de répartition proportionnelle. Cela signifie que les États américains et les pays européens pourraient bientôt avoir des approches analogues pour l’impôt sur les sociétés. Et comme Zucman le souligne, le TAFTA [la zone trans-atlantique de libre échange, NdT] créerait une zone de libre-échange couvrant les États-Unis et l’Union européenne. Les groupes se battant contre l’évasion fiscale pourraient pousser à organiser une fusion des deux régions d’imposition des sociétés faisant partie de la zone du TAFTA, ce qui rendrait beaucoup plus facile de mettre en place un formulaire de répartition au niveau des États-Unis et de l’UE.
Donc, comme Zucman l’écrit à la fin de The Hidden Wealth of Nations, cela revient «surtout à une bataille des citoyens contre la fausse inéluctabilité de l’évasion fiscale et la fausse impuissance des nations». Les blanchisseurs d’argent, les politiciens véreux et les multinationales veulent que le système soit si compliqué que seuls leurs banquiers et avocats d’affaires peuvent le comprendre. Mais si les gens ordinaires à travers le monde peuvent se renseigner sur les coûts que le système actuel impose à chacun d’entre nous, et se mobiliser pour mettre en place les solutions possibles. Il y a une possibilité de système fiscal beaucoup plus simple, plus juste et plus transparent pour tout le monde.
Jon Schwarz
Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone.
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