Attentats : «Nous sommes État d’urgence»

... Le passage de la réalité d’un événement à son interprétation est si rapide qu’il n’est plus possible de ressentir le choc, car il faut du temps pour d'abord ne rien comprendre, puis pour commencer à poser des questions. Tout cela ressemble plutôt à un mécanisme solidement programmé, qui fait immédiatement disparaître les victimes concrètes, les dépouille de leur personnalité dans un récit officiel activable en tous temps et les fusionne dans un nous menacé aujourd’hui par le terrorisme [...] Tant que la stratégie consistera en une inondation émotionnelle, il ne faut s’attendre à aucun changement de politique. Et rester très attentif aux mesures en direction d’un état d’urgence qui nous seront prochainement fourguées. Dagmar Henn

Dagmar Henn

Par Dagmar Henn – Le 19 novembre 2015 – Source Le Saker allemand

Hier, Thomas de Maiziere [ministre allemand de l’Intérieur, NdT] a fait appel à un acte de foi et Schäuble songe de nouveau à engager l’armée dans le pays. Les événements de Paris ont une longue ombre portée.

Sur Internet, comme d’habitude, fleurissent toutes sortes de spéculations sur les incohérences des attentats parisiens. Cela commence par la découverte de passeports, une fois encore, puis passe à l’organisation au moment opportun d’un exercice d’urgence des services d’incendie et de sauvetage pour en arriver au fait, qui se répète, qu’aucun auteur présumé des attentats ne reste en vie, et donc qu’il n’y a personne dont il faudra vraiment établir la culpabilité. Naturellement, ce débat ne se terminera pas ; et c’est sur ce débat que les confiants et les sceptiques se divisent.

C’est pourtant un résultat souhaité et donc presque inévitablement faux. Car dans les attentats de Paris, les hypothèses sur les auteurs et les responsables sont une chose, mais la manière de les traiter en est une autre. Les deux aspects ne sont liés qu’en apparence ; en réalité, la manière dont l’État réagit est le résultat d’une décision qui doit être considérée indépendamment du moment du déclenchement. Pour détecter une mauvaise intention derrière la réaction politique, il n’est pas nécessaire de pouvoir prouver que l’événement déclencheur lui-même a eu lieu avec le consentement ni même sur ordre du gouvernement. Les conséquences sont là.

De manière surprenante, les gouvernement français comme allemand ont immédiatement réagi par l’engagement de forces de police supplémentaires. Le gouvernement fédéral a même décidé de prolonger l’engagement de l’armée au Mali. Ce n’est pas du tout si surprenant – toutes ces décisions étaient déjà prises avant les attentats. La seule chose intéressante là-dedans est de savoir comment Uschi-la-flingueuse [Ursula alias Ursulator von der Leyen, ministre de la Défense, NdT] serait parvenue à vendre l’engagement au Mali à l’opinion allemande si les attentats de Paris n’avaient pas eu lieu.

La France n’est pas seulement soumise à l’état d’urgence, qui doit immédiatement être prolongé de trois mois ; de nombreuses lois ont aussi été préparées – qui s’en étonnera ? – qui réduisent significativement les libertés civiles. Donc cela ne vise pas seulement le retrait de nationalité aux personnes représentant une menace (bon, on trouve justement des passeports syriens pas chers), des bracelets électroniques sont aussi prévus sur simple soupçon, et tous ceux qui représentent une menace, aux yeux de la police française, sont loin d’être des islamistes. (Et avant que quelqu’un ici ne s’appuie, détendu, sur le dossier de sa chaise : depuis l’an dernier, le service allemand de protection de la Constitution observe aussi les pro-russes.) C’est la même méthode, comme chaque année : un attentat réel (ou même seulement présumé) est suivi d’un nouveau renforcement de la surveillance.

Mais cette réaction, précisément par rapport aux attentats de Paris, est absurde. Les médias parlent beaucoup de logistique et de planification ; effectivement, le bain de sang de Paris, si l’on considère l’effort de planification, n’était rien d’autre qu’un immense Columbine [une fusillade meurtrière dans une école états-unienne, en 1999, NdT]. Comparé à l’image du terrorisme qui imprègne encore la République fédérale allemande, les actions de la Fraction armée rouge [la Bande à Baader, NdT], c’est tout simplement ridicule. Alors, les attaques visaient certaines personnes choisies, et elles devaient être soigneusement étudiées et préparées. Quelle préparation faut-il pour tirer à l’aveuglette avec une arme automatique dans une foule ? Lorsque aucune fuite n’est même prévue ? Il ne faut pas beaucoup plus que se procurer des armes et des munitions. Partons de l’idée que les deux choses sont devenues beaucoup plus faciles en Europe de l’Ouest depuis le début de la guerre civile en Ukraine.

L’efficacité des mesures de surveillance est cependant directement liée à l’effort logistique. Lorsque quelqu’un loue plusieurs voitures avec de faux papiers (comme c’est arrivé dans les années 1970), cela laisse des traces qu’on peut suivre. Lorsque quelqu’un, seulement pour rejoindre la cible d’une attaque, monte dans sa propre voiture ou en vole une dans le même but parce que l’identification du véhicule ne joue aucun rôle, il existe bien des informations sur celui-ci, mais seulement après coup. La surveillance d’objets n’a de sens que contre des auteurs qui accordent de l’importance à des objets précis. Mais s’il n’y en a aucun, mais si les objectifs sont aléatoires, peu importe combien de policiers ou de soldats sont répartis sur le terrain, ils seront toujours trop peu nombreux.

Il ne faut donc pas chercher à justifier logiquement les conséquences juridiques en France, puisqu’elles sont totalement inutiles pour le cas présent. Elles figuraient depuis longtemps déjà sur la liste des vœux et elles ont été tirées du coffre aux poisons quand l’occasion s’est présentée.

Mais n’ont-elles pas un sens pour tranquilliser la population?

Après les gros titres qui définissent l’époque depuis le week-end dernier et hurlent sans cesse le mot guerre en grands caractères, on peut le supposer. Il n’y a toutefois pas de légitimité à réagir au terrorisme en recourant au terme de guerre. Il n’y a pas non plus de nécessité à faire passer le grand pathos politique à la place du chagrin humain normal, comme c’est arrivé après Charlie Hebdo et de nouveau maintenant. Il ne faut même pas rappeler la longue liste des événements qui n’ont pas suscité la même émotion (ou ont même été totalement passés sous silence), d’Odessa à Beyrouth. Il suffit de comprendre que la douleur est quelque chose de tout différent de l’invocation renouvelée des valeurs européennes, et que dans tout ce tapage étatique, il ne reste presque plus d’espace pour l’expression d’un deuil véritable, d’une vraie compassion, deux émotions qui se manifestent plutôt silencieusement et lentement. Le passage de la réalité d’un événement à son interprétation est si rapide qu’il n’est plus possible de ressentir le choc, car il faut du temps pour d’abord ne rien comprendre, puis pour commencer à poser des questions. Tout cela ressemble plutôt à un mécanisme solidement programmé, qui fait immédiatement disparaître les victimes concrètes, les dépouille de leur personnalité dans un récit officiel activable en tous temps et les fusionne dans un nous menacé aujourd’hui par le terrorisme.

On ne peut déjà plus parler du théâtre de Hanovre, ce coïtus interruptus de fermeté patriotique sur un terrain de football avec une chancelière comme envolée. Je ne suis sûrement pas la seule à avoir pensé à ce propos aux poseurs de bombes du Sauerland [un groupe de quatre hommes condamnés en 2010 en Allemagne pour terrorisme et soutien à l’Union du djihad islamique au Pakistan et en Afghanistan, NdT] et à n’être pas parvenue à me sortir de l’esprit, à propos de l’appel de de Maiziere à l’acte de foi, de mots comme NSU 1 et informateurs 2. C’était comme si le gouvernement allemand éprouvait un crise de jalousie par rapport à l’état d’urgence en France et sortait quelque chose de sa manche pour pouvoir recevoir lui aussi ce beau jouet.

Guerre, guerre, guerre, de Hollande à Bild. En même temps, il faut aussi revenir à ce qui précède le putsch en Ukraine pour voir combien ce vocabulaire était encore exotique il n’y a pas si longtemps en Allemagne. Depuis, il nous est régulièrement servi au petit-déjeuner. Chaque événement semble être une occasion de mobilisation des esprits ; il faut amener d’une manière ou d’une autre ce peuple obstinément pacifique [maintenant, NdT] à faire la guerre. Rien n’est plus approprié pour cela qu’un sentiment persistant de menace, et c’est précisément à cela qu’on a travaillé de nouveau de toutes ses forces ces derniers jours.

Il n’est donc pas surprenant que le pathos mis en œuvre glisse du côté wilhelminien [d’après le style de gouvernement de l’empereur Guillaume II, entre 1890 et 1914, NdT] et donc ne laisse plus rien paraître du sobre style démocratique qu’on pouvait trouver dans la République de Bonn. «Car peu importe que nous ayons voulu cette guerre (et naturellement nous ne la voulions pas) – notre ennemi la mène chaque jour. La cruauté et la soif de sang dans les actes et la volonté de destruction dans les paroles d’ISIS ne laissent place à aucun doute. Le monde civilisé a le devoir moral de ne pas reculer devant cette guerre», écrit le rédacteur en chef de Bild.de. Garde-à-vous !

Le deuxième niveau de la préparation mentale à la guerre, l’utilisation des réfugiés pour diffuser une atmosphère de guerre civile, ne pouvait naturellement pas rester ignoré. La déclaration de de Maiziere, affirmant que le passeport syrien trouvé à Paris est un coup monté, remplit cette tâche de manière particulièrement perfide. Un truc propagandiste, l’implantation d’une information dans les têtes tout en s’en distançant en même temps, cela fonctionne aussi avec la phrase «Pensez maintenant à un éléphant bleu». Cette déclaration suit la double stratégie dont j’ai déjà parlé : les croyants qui accordent à de Maiziere la confiance souhaitée [acte de foi] discernent la distanciation et croient qu’il veut protéger les réfugiés, tandis que les incroyants, qui ne lui font pas confiance, voient dans sa déclaration la confirmation exacte de leur supposition qu’il y a des agents d’ISIS parmi les réfugiés. Les deux versions servent au renforcement des deux camps qui doivent être constitués pour s’affronter, et pour atteindre enfin l’état d’urgence visiblement désiré (si une attaque réelle ou présumée d’ISIS sur le sol allemand ne vient pas encore à la rescousse).

Quant à savoir si on agit effectivement contre ISIS, cela se manifeste moins par les bombardements français que par des éléments tout à fait différents. Par exemple si des projets de ventes d’armes à l’Arabie saoudite ne se réalisaient plus, ou si on agissait sérieusement contre tous ceux qui achètent du pétrole à bas prix à ISIS. En tout cas, je ne ferais pas confiance à Hollande, quoi qu’il affirme, et la seule chose qui me tranquillise pour le moment par rapport à la déclaration de Poutine d’hier annonçant que les unités navales françaises seront traitées comme des alliés est le fait que le Moskva [croiseur lance-missiles russe, NdT] peut envoyer le Charles-de-Gaulle [porte-avions nucléaire français, NdT] par le fond, si nécessaire. Les rêveries allemandes sur l’envoi de soldats de la Bundeswehr en Syrie peuvent déboucher autant sur le sauvetage d’ISIS que sur la lutte contre lui. Finalement, les troupes présentent toujours des avantages, du point de vue impérialiste. Pour desservir les installations pétrolières, la totalité de la population n’est de toute façon pas nécessaire, le groupe vend le pétrole volé aux peuples syrien et irakien à un prix formidablement bas [pas d’accord, $40-45 le baril, soit le prix du marché, NdT] et il est contraint de le faire parce que ce pillage est la seule source de revenus qui permet sa puissance ; il est facile d’éluder le fait que son comportement et son idéologie sont peu ragoûtants (et on pourrait parier sans risque que lors d’une tentative de reconstruction des monuments détruits aux explosifs à Palmyre, il manquera des morceaux essentiels, disparus dans les collections privées occidentales). La seule chose importante est de maintenir la fiction que l’Occident est la pauvre victime innocente de ce monstre.

La stratégie du chaos appliquée par les puissances occidentales en Libye, en Syrie et ailleurs, n’est, soit dit en passant, rien de nouveau. C’est tout simplement le procédé usuel lorsqu’une puissance coloniale doit (de nouveau) être établie. Au siècle dernier, la première étape consistait déjà à briser les structures étatiques et les infrastructures existantes. Dans ce domaine, la conquête de l’Algérie par la France et les guerres de l’opium contre la Chine impériale se valent. La raison en est simple – aucune puissance coloniale n’avait suffisamment de troupes pour conquérir un pays dont l’État fonctionnait encore. Ce n’est que sur ses ruines que le contrôle peut être maintenu avec relativement peu de troupes.

De ce point de vue, ISIS est une pièce maîtresse d’une stratégie sur laquelle s’accordent tous ceux qui espèrent pouvoir se tailler un morceau du gâteau. La République fédérale allemande en fait aussi partie, qui n’a pas formé en vain, il y a déjà des années, un gouvernement syrien de remplacement avec l’aide de l’Institut allemand pour les questions internationales et de sécurité [Stiftung Wissenschaft und Politik SWP, un important thik tank allemand, NdT], en collaboration avec les services étasuniens. Un gouvernement qu’on aimerait encore bien mettre en place. Si seulement cette idiote de Russie ne se mettait pas en travers…

Négociations de Vienne ou non, la réaction aux attentats parisiens prouve que les préparatifs de guerre se poursuivent, peu importe la rhétorique simulant la disposition à négocier. Il n’en reste pas moins qu’il ne faut pas compter sur des explications claires à la population à propos de la Syrie ou au sujet de l’Ukraine. Tant que la stratégie consistera en une inondation émotionnelle, il ne faut s’attendre à aucun changement de politique. Et rester très attentif aux mesures en direction d’un état d’urgence qui nous seront prochainement fourguées.

PS : Dissimulé dans le programme religieux, un reportage a été diffusé dimanche qui, pour une fois, parlait du Donbass de façon assez sensée. Il s’agissait d’un Allemand de Russie qui sert dans l’armée de Donetsk. Au passage, il a été de nouveau révélé où l’État allemand voit ses terroristes – le jeune homme est mis en examen pour «fondation et adhésion à une organisation terroriste»

Dagmar Henn

Traduit par Diane, revu par Fausto/Tlaxcala, relu par Diane pour le Saker Francophone

  1.  Nazionalsozialistischer Untergrund, un groupe terroriste allemand nazi des années 2000, NdT
  2.  le groupe NSU, auteur d’une série de meurtres racistes, était surveillé et infiltré par des agents de renseignement, NdT
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