Les pertes ukrainiennes et le rôle qu’y a joué un archiduc autrichien


Par Moon of Alabama – Le 9 mai 2024

Un article paru récemment dans le New York Times nous renvoie à un nom qui a joué un rôle important dans le « nationalisme » ukrainien du siècle dernier.

L’histoire de la région occidentale de l’Ukraine est, comme dans d’autres régions européennes, un drame assez complexe qui se déroule encore de nos jours.

Les premiers rapports sur l’épuisement dû à la guerre dans l’Ukraine occidentale « nationaliste » arrivent. Natalia Yermak, productrice ukrainienne de dessins animés devenue journaliste au New York Times, s’est rendu dans la région de Galicie, près de Lviv :

Dans l’ouest de l’Ukraine, une communauté tiraillée entre le patriotisme et la survie (archivé) – New York Times

Alors que la guerre s’éternise, des communautés qui s’étaient fermement engagées dans l’effort de guerre sont ébranlées par la violence incessante sur la ligne de front.

C’est au coucher du soleil que le major Kyrylo Vyshyvany, de l’armée ukrainienne, est entré dans la cour de la maison de son enfance à Duliby, un village de l’ouest de l’Ukraine, juste après l’enterrement de son jeune frère, lui aussi soldat. Leur mère pleurait encore dans le salon.

« Je vois déjà qu’elle viendra lui rendre visite tous les jours« , a-t-il déclaré ce jour-là. Il avait raison, mais il ne serait pas à ses côtés. Quelques jours après les funérailles, en mars 2022, il a été tué lors d’une frappe de missile russe sur une base militaire ukrainienne et enterré à côté de son frère, Vasyl.

Les frères Vyshyvany ont été les premiers morts de Duliby et de la communauté environnante après que la Russie a commencé son invasion à grande échelle le 24 février 2022. Depuis, 44 autres soldats ukrainiens de la région ont été tués, soit plus de quatre fois le nombre de victimes locales des huit années précédentes de lutte contre les séparatistes soutenus par la Russie dans l’est du pays.

Pour Duliby et l’enclave de Khodoriv qui l’entoure – soit une population totale d’environ 24 000 personnes -, l’attente du prochain avis de décès solennel et des funérailles qui suivront est devenue une routine amère. Mais alors que la ville se réunit et enterre les morts avec une cérémonie modeste, certains voisins évaluent discrètement le prix qu’ils sont prêts à payer pour une guerre dont la fin n’est pas en vue.

Des divisions ont commencé à se former entre les habitants agnostiques au sujet de la guerre – souvent ceux dont les membres de la famille ont échappé à l’appel sous les drapeaux ou ont fui le pays – et ceux qui ont des proches sur le front ou qui soutiennent pleinement l’effort de guerre.

Le nom de Vyshyvany m’a semblé assez familier. J’y reviendrai.

La journaliste décrit la Galicie, foyer des fascistes de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), comme « nationaliste » :

Dans les premiers jours de la guerre, avant que la nouvelle des premiers morts au combat n’arrive, les habitants des communautés de toute l’Ukraine ont afflué vers les bureaux de recrutement. Parmi eux se trouvait Khodoriv, dont les familles ont une longue histoire de lutte pour l’indépendance de l’Ukraine et ont été exécutées ou envoyées en exil lors des violentes répressions soviétiques du mouvement nationaliste au siècle dernier.

Même dans cette région où le nationalisme ukrainien est profondément ancré, de nombreuses personnes ont échappé à l’appel sous les drapeaux en versant des pots-de-vin ou par d’autres moyens :

Petro Panat, chef de l’unité de défense territoriale, une unité militaire ad hoc formée au début de la guerre pour protéger les communautés locales, a déclaré que 10 des 30 hommes de l’unité avaient depuis obtenu des documents les exemptant légalement de combattre. Les exemptions sont accordées pour des raisons telles que des problèmes de santé ou des parents ayant besoin de soins.

Dans la région de Khodoriv, les parents des soldats qui combattent ou qui sont morts au front ont déclaré qu’au cours des deux dernières années, ils ont commencé à éprouver du ressentiment à l’égard des hommes de la communauté qui auraient acheté leur dispense de service alors que leurs propres fils et pères combattent – un sentiment qui pourrait être partagé par de nombreuses personnes à travers le pays alors que le gouvernement ukrainien débat pour savoir comment mobiliser jusqu’à 500 000 soldats supplémentaires.

Une fois la guerre perdue, quelle qu’en soit l’issue, il subsistera une profonde acrimonie entre les familles dont les membres ont combattu et sont morts au combat et celles qui ont eu les moyens et la prévoyance de payer la caution de leurs membres :

Il n’existe aucun moyen légal de payer pour être exempté du service militaire en Ukraine, mais de nombreux rapports font état de corruption dans les bureaux de recrutement, avec des pots-de-vin allant de 1 000 dollars au début de la guerre – « un rachat de la mort » – jusqu’à 10 000 dollars par tête, prix qui a été révélé dans un centre de recrutement de Kiev.

À l’avenir, la distance entre les « nationalistes » et les pragmatiques qui échappent à la conscription sera encore plus grande qu’elle ne l’était avant la guerre. Je me demande dans quelle mesure cela pourrait contribuer à de nouveaux conflits internes, voire à une guerre civile dans l’ouest de l’Ukraine.

Revenons maintenant au nom de famille Vyshyvany, le premier mentionné dans l’article ci-dessus. Je l’avais découvert par hasard il y a quelque temps.

Si l’on recherche ce nom, on tombe sur la page Wikipédia de l’archiduc Wilhelm Franz d’Autriche, né en 1895. L’histoire plutôt compliquée de Wilhelm et le « nationalisme » fasciste ukrainien sont profondément liés :

L’archiduc Wilhelm Franz d’Autriche, plus tard Wilhelm Franz von Habsburg-Lothringen (10 février 1895-18 août 1948), également connu sous le nom de Vasyl Vyshyvanyi (ukrainien : Василь Вишиваний), était un archiduc autrichien, un colonel des fusiliers ukrainiens du Sich, un poète et un membre de la Maison de Habsbourg-Lorraine.

Wilhelm a été élevé dans la propriété parentale située dans la ville autrichienne de Saybusch, dans le royaume de Galicie et de Lodomérie. Son père était un patriote polonais […]. S’adaptant à la montée du nationalisme au XIXe siècle, il décida que sa branche de la famille Habsbourg adopterait une identité polonaise et combinerait la loyauté envers la famille Habsbourg et la loyauté envers la Pologne. Il fait donc apprendre le polonais à ses enfants dès leur plus jeune âge et tente de leur inculquer un sentiment de patriotisme polonais.

Wilhelm, le plus jeune des enfants, s’est rebellé et a fini par s’identifier aux rivaux des Polonais, les Ukrainiens. … Il a développé une fascination pour la culture ukrainienne qu’il a conservée jusqu’à la fin de sa vie.

La famille finit par accepter ses tendances ukrainiennes et prépare Wilhelm à devenir souverain de la Galicie, qui faisait alors partie de l’Autriche-Hongrie et qui est aujourd’hui l’Ukraine occidentale.

Pendant la première guerre mondiale, Wilhelm devient un « nationaliste » ukrainien :

La solution la plus acceptable pour résoudre la « question ukrainienne« , pour Wilhelm, était la création d’un Grand-Duché d’Ukraine autonome avec des principes fédéralistes, au sein de la monarchie des Habsbourg. Ce duché, outre les provinces de Galicie orientale et de Bucovine, pourrait également inclure les terres ukrainiennes qui appartenaient à l’époque à l’Empire russe et qui devaient être reconquises.

Soutenu par l’Empire allemand et l’Autriche-Hongrie, William se bat en tant que commandant des appelés ukrainiens contre les Bolcheviks.

À la fin de la guerre mondiale, William est hospitalisé. L’Ukraine, dont le nom se traduit par « terre frontalière« , connut à nouveau le sort que l’on réserve à un tel territoire :

Pendant qu’il est à l’hôpital, la Première Guerre mondiale prend fin, l’Autriche-Hongrie s’effondre et les Habsbourg perdent leur trône. En Galicie orientale, la République nationale d’Ukraine occidentale est proclamée, tandis que les Ukrainiens de Bucovine tentent, sans succès, d’unir leurs terres à la nouvelle république ukrainienne. La Bucovine est occupée par des forces roumaines hostiles, ce qui pousse Wilhelm à fuir à Lviv pour éviter d’être arrêté. Lviv étant alors occupée par les forces polonaises, Wilhelm est à nouveau contraint de partir et de s’installer dans la région des Carpates, où il se cache dans des monastères locaux pendant près de six mois. Pendant que l’Allemagne retire ses troupes d’Ukraine, le régime de Skoropadskyi est renversé par les forces républicaines du « Directorat« , dirigées par Volodymyr Vynnychenko et Symon Petliura, et l’intérêt de voir Wilhelm devenir souverain de l’Ukraine s’estompe.

À cette époque, d’autres rivalités nationales affectent la région, comme elles l’ont fait pendant de nombreux siècles et comme elles le font encore aujourd’hui.

Dans l’entre-deux-guerres, Wilhelm se trouve principalement à Vienne, mais poursuit ses activités « nationalistes » en Ukraine :

Dans les cercles d’émigrés politiques ukrainiens, on espère que la défaite n’est pas encore définitive et que le régime soviétique peut encore être renversé. À Vienne, Wilhelm se lie avec des monarchistes pro-ukrainiens qui voient en lui une opportunité, mais rien n’en sort.

À Paris, Vyshavanyi renoue avec les Ukrainiens lorsque des membres de la toute nouvelle Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) le rencontrent. Il rencontre à deux reprises le chef de l’OUN, Yevhen Konovalets. Par l’intermédiaire de Wilhelm, les nationalistes tentent de trouver de nouvelles sources de financement.

Wilhelm soutient les nazis allemands qui, avec l’appui avide de la milice ukrainienne de l’OUN, tuent de nombreux Polonais et Juifs après avoir envahi l’Ukraine soviétique. Lorsque les nazis se sont retournés contre l’OUN, Wilhelm est resté aux côtés des « nationalistes » ukrainiens :

Cependant, Wilhelm s’est vite rendu compte que les hitlériens ne permettraient pas la création d’une Ukraine indépendante, même sous la forme d’un État fantoche semblable à la Slovaquie. Après que son frère Karl Albrecht et lui-même ont été arrêtés et interrogés par la Gestapo, Wilhelm a changé d’opinion politique et a rejoint la résistance locale antinazie à Vienne.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Wilhelm est engagé par les services secrets britanniques (?) et français pour lancer une campagne de terreur nationaliste ukrainienne contre les forces soviétiques en Ukraine :

À un moment donné, Maas a présenté Wilhelm à son collègue Jack Brier qui, à son tour, en 1946, a présenté Wilhelm à l’officier militaire français Jean Pélissier. Ce dernier avait été chargé par les autorités françaises de renouer les contacts avec les nationalistes ukrainiens qui continuaient à lutter contre le régime soviétique. La confrontation entre les alliés d’hier, l’Occident collectif et l’Union soviétique, devenait de plus en plus évidente et s’était transformée en ce que l’on appelle aujourd’hui la guerre froide. Les représentants français ont promis d’aider à provoquer de l’agitation politique sur le territoire soviétique ainsi que des militants ukrainiens qui rejoindraient l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). Dans un premier temps, les représentants français ont demandé à rencontrer personnellement Stepan Bandera, mais comme c’était trop compliqué, ils ont accepté de rencontrer un de ses plus proches collaborateurs.

Les alliés « occidentaux« , en particulier les États-Unis entre 1948 et 1952, ont dépensé beaucoup d’efforts et d’argent pour susciter une insurrection en Galicie contre les forces soviétiques.

Wilhelm est finalement capturé par les Soviétiques. En 1948, il meurt de tuberculose dans un hôpital pénitentiaire.

On peut se demander ce qui, à part le nom, relie la famille Vyshyvany, citée dans le récent article du NYT, à l’aristocrate autrichien devenu « nationaliste » ukrainien.

Au début des années 1950, après que les Soviétiques eurent lancé une sérieuse campagne de contre-insurrection, l’insurrection fasciste de l’OUN en Ukraine après la Seconde Guerre mondiale a fini par s’éteindre.

En 2014, les États-Unis l’ont relancée.

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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