La tragique auto-destruction d’un Israël enragé


Les énergies de la résistance perceront à travers la « révolution » propre à l’Occident et la « guerre civile » qui se prépare.


Par Alastair Crooke – Le 29 janvier 2024 – Source Strategic Culture

Israël est coincé, comme cela devient évident pour de nombreux Israéliens. Un correspondant israélien (anciennement secrétaire de cabinet) en illustre la nature :

La signification de la défaillance du 7 octobre n’est pas seulement la perte de vies humaines … mais surtout la transformation potentielle de la façon dont Israël est perçu … comme n’étant plus à craindre par les acteurs du Moyen-Orient.

Les dirigeants israéliens doivent comprendre que nous ne pouvons plus nous contenter d’un « sentiment de victoire » au sein du public israélien… Il n’est pas certain que la victoire à Gaza suffise à restaurer la peur d’Israël aux niveaux que nous avions vis-à-vis de nos ennemis. Une victoire qui se résumerait à la libération des captifs et à des mesures de confiance visant à établir un État palestinien ne suffirait pas à consolider l’image d’Israël à cet égard.

 

Si le bourbier de Gaza … amène les dirigeants [israéliens] à réaliser qu’ils ne sont pas en mesure de présenter une victoire claire sur ce front, une victoire qui conduirait à un changement stratégique dans la région, ils doivent envisager de changer de front et de réaffirmer la dissuasion israélienne en éliminant la menace stratégique au Liban … La victoire contre l’une des organisations terroristes les plus riches et les plus puissantes du monde – le Hezbollah – peut rétablir la dissuasion dans la région en général… Israël doit éliminer la menace du nord et démanteler la structure de pouvoir que le Hezbollah a construite au Liban, quelle que soit la situation dans le sud.

Mais sans victoire dans le sud, un succès significatif dans le nord devient d’autant plus important.

La citation ci-dessus va directement au cœur du problème. C’est-à-dire : comment sauver le sionisme ? Tout le reste du « bla-bla » émanant des dirigeants mondiaux n’est que du bluff. Non seulement Gaza ne donne PAS aux Israéliens un sentiment de victoire, mais au contraire, elle fait largement proliférer une violente colère face à une défaite surprise et « honteuse » .

Certains membres du cabinet de guerre (notamment Eisenkot) suggèrent qu’Israël regarde la vérité en face : il devrait capituler face au Hamas, donner une chance à un cessez-le-feu, libérer les Palestiniens incarcérés et sauver les otages détenus à Gaza.

Je pense qu’il est nécessaire de dire clairement qu’il est impossible de ramener les otages en vie dans un avenir proche sans un accord [de cessez-le-feu], et que quiconque raconte des mensonges à l’opinion publique ne fait que raconter des mensonges.

Mais ce n’est pas le sentiment qui prédomine parmi les Israéliens. La dernière enquête sur l’indice de paix reflète la morosité ambiante : 94 % des Juifs pensent qu’Israël a utilisé la bonne puissance de feu à Gaza (ou « pas assez » (43 %)). Les trois quarts des Israéliens pensent que le nombre de Palestiniens blessés depuis octobre est justifié pour atteindre ses objectifs ; deux tiers des répondants juifs affirment que le nombre de victimes est tout à fait justifié (21 % seulement disent qu’il est « quelque peu » justifié).

Le véritable prix à payer par Israël n’est cependant pas simplement la libération de prisonniers palestiniens (même si cela créerait en soi un tollé populaire), mais plutôt la crainte qu’un acquiescement aux demandes du Hamas ne sonne le glas du paradigme de sécurité israélien.

Ce paradigme consiste en un « contrat » quasi-religieux selon lequel les Juifs jouiront de la sécurité partout et en tout lieu sur la terre d’Israël – grâce à la matrice élaborée de la précarité radicale du territoire et des droits imposés aux non-Juifs (c’est-à-dire aux Palestiniens), par opposition à la pleine force de la protection et de la souveraineté pour les Juifs. C’est le paradigme universel qui sous-tend la sécurité juive.

Jusqu’au 7 octobre. Les événements de ce jour-là ont démontré que les Israéliens juifs ne sont plus en sécurité à l’intérieur d’Israël – et que le cadre sioniste, en ce qui concerne la sécurité, doit être repensé – ou, par la force des choses, abandonné. Cette prise de conscience a donné lieu à une sentiment collectif d’insécurité. Comme le note Moshe Zimmermann, professeur émérite d’histoire à l’Université hébraïque :

La solution sioniste n’est pas une solution. Nous arrivons à une situation dans laquelle le peuple juif qui vit à Sion vit dans un état d’insécurité totale… nous devons tenir compte du fait qu’Israël entraîne une réduction de la sécurité des Juifs de la diaspora, au lieu de l’inverse. La solution sioniste est donc très déficiente et nous devons examiner les causes de cette déficience.

La notion de deux États évoquée aujourd’hui par des personnes extérieures ne peut être une « solution » aux tensions actuelles – et elle est fausse. Et, écrit Alon Pinkas, commentateur israélien de premier plan, la Maison Blanche et Netanyahou le savent. Elle est fausse parce que le zeitgeist israélien et la psyché actuelle des peurs et de la demande de vengeance l’excluent ; parce que les colons-zélotes ne seront pas éliminés sans des rivières de sang ; et parce que, pour la plupart des Israéliens, deux États menacent de sonner le glas du sionisme puisque le groupe non juif insistera sur la parité des droits : c’est-à-dire qu’il n’y aura plus de droits spéciaux pour un groupe de population (les Juifs) par rapport à un autre (les non-Juifs – c’est-à-dire les Palestiniens).

L’Arabie saoudite est liée par l’Initiative de paix arabe de 2002 dirigée par l’Arabie saoudite (un État palestinien comme condition préalable à la normalisation) et parce que l’Autorité palestinienne ne peut pas facilement être « reconstruite » en tant que bras sécuritaire d’Israël « Vichy » pour tourmenter ses compatriotes palestiniens.

Alors, pourquoi tous ces semblants de « solutions » , sans lien avec les réalités politiques ?

Ce débat convient à la fois à Biden et à Netanyahou. L’équipe Biden est en mode endiguement. La Maison-Blanche espère, par ce biais, « calmer » les flammes de la fièvre guerrière soulevée par l’assaut de Gaza, et ainsi faire glisser imperceptiblement la situation vers le « calme » régional que l’administration juge « approprié » pour une année électorale.

À cette fin, les discussions sur la normalisation saoudienne et les deux États sont des « pacificateurs » (même s’ils sont bidons) qui permettent à Biden de donner l’impression de « gérer » le conflit et d’éviter qu’il ne s’aggrave. Quant à Netanyahou, il peut montrer à quel point il est un « guerrier » robuste et courageux en tenant tête aux États-Unis et en disant « non » à tout État palestinien quel qu’il soit.

Pourtant, la réalité est qu’Israël est enfermé dans un carcan qui se resserre progressivement. La situation se rapproche de plus en plus de la tragédie, mais celle-ci n’est pas le fruit d’une simple malchance. Elle se produit parce qu’elle devait se produire, en raison de la nature des participants, parce que les acteurs impliqués la font se produire. Et ils n’ont pas d’autre choix que de faire en sorte que cela se produise parce que, eh bien… c’est leur nature.

C’est le cas ici – l’ancien poète lauréat britannique, Ted Hughes, a écrit sur le violent conflit religieux dans l’Angleterre élisabéthaine causé par la suppression du vieux catholicisme par les puritains calvinistes, dans lequel la « déesse des croyances païennes antérieures » – les énergies humaines naturelles de ces derniers toujours florissantes – a finalement fait irruption sous une forme féroce et enragée pour détruire le héros puritain.

Remplacez la suppression puritaine par un dieu Jéhovah enragé qui abhorre l’imagination et la civilisation islamiques anciennes (pour sa trahison présumée et sa haine mortelle à l’égard d’Israël) pour donner un contexte à la « vérité » de Shakespeare.

Le leitmotiv de Ted Hughes est l’histoire de l’Angleterre comme signe du fardeau de la culpabilité protestante. Shakespeare, écrit-il, était hanté par le sentiment qu’il n’y a pas si longtemps, l’Angleterre était un pays catholique qui « s’est endurci dans le protestantisme » . Dans son poème Le viol de Lucrèce, l’âme du roi romain est « défigurée » par le viol de Lucrèce qu’il a perpétré. En fin de compte, par cet acte, le roi perd tout et est banni. La pure Lucrèce se suicide.

Voici ce qu’il faut retenir : Ted Hughes a écrit à propos des mythes concurrents de l’époque de Shakespeare que Tarquin (le roi romain) représente « le puritain adorateur de Jéhovah » , dont le mythe de la création lui dit que c’est le Dieu transcendant et omnipotent qui est aux commandes, et non « l’autre » divinité. Dans son zèle, le roi romain entreprend de la détruire (elle représente « l’autre »). Mais ces forces puritaines protéiformes et changeantes s’avèrent finalement autodestructrices.

Biden a (pour ainsi dire) embrassé l’impulsion hébraïque d’annihiler la violente « altérité » qui jaillit de Gaza, mais il se doute qu’en agissant ainsi, il a franchi une « ligne morale invisible » . Il est complice des crimes qui ont frappé Gaza par la suite. Il doit assumer une part de culpabilité. Pourtant, il doit persister. Il n’a pas le choix. Il doit laisser Gaza (et peut-être aussi le Liban) se produire – parce que c’est la nature de Biden.

Le Hamas et le Hezbollah ne peuvent pas reculer, car ces énergies collectives réprimées ont été libérées. Il est trop tard pour arrêter l’élan révolutionnaire. Un élan qui s’étend à la Cisjordanie, au Yémen, à l’Irak et au-delà. Les ports d’Israël sont désormais encerclés et assiégés par des missiles.

En revanche, Netanyahou, craignant la débâcle croissante à Gaza, s’est incarné dans le modèle classique du « héros » . D’une part, ce terme peut être défini au sens étroit comme le genre de mythe qui célèbre l’ascension d’un héros masculin qui s’engage dans une quête, affrontant des obstacles terrifiants en chemin, et qui prouve son courage au combat, pour finalement rentrer chez lui sous les acclamations.

D’autre part, dans le récit d’Homère, les héros au statut le plus élevé sont les plus vulnérables à la honte. Tout écart ou revers peut menacer l’identité entière d’un chef, ainsi que sa position aux yeux de ses pairs. Ceux qui jouissent du statut le plus élevé peuvent être les plus touchés par la perte de leur statut. Hector résiste aux appels de ses amis et de sa famille à ne pas partir à la guerre, et préfère aller à la mort. Sa solitude et son éloignement de ses proches ajoutent du pathos au déchirement des moments qui précèdent immédiatement sa mort, lorsqu’il réalise soudain que les dieux l’ont trompé et l’ont conduit à sa perte.

Est-ce que ce sera aussi le destin de Netanyahou ? Les « dieux » le mènent-ils à la tragédie ? Ils l’ont certainement enfermé dans un carcan. La défaite à Gaza le rend vulnérable à la ruine, et pour Israël, aucune victoire claire à Gaza ne conduira à un changement stratégique dans la région. Netanyahou est incité à envisager de changer de front pour réaffirmer la dissuasion israélienne en éliminant la menace stratégique au Liban. Dans cette situation, Israël ne peut se contenter de rien de moins que la victoire, a-t-on insisté auprès de Netanyahou.

Nir Barkat, ancien maire de Jérusalem et favori pour succéder à Netanyahou à la tête du Likoud, a déclaré qu’Israël pouvait se permettre de continuer à se battre et d’ouvrir un nouveau front avec le Liban, malgré le coût du conflit qui s’élève à un milliard de shekels (200 millions de livres sterling) par jour.

Barakat a déclaré qu’aussi « importante que soit la crise » ,

c’est aussi une très grande opportunité : l’Iran est une cible légitime pour Israël. Ils ne s’en tireront pas à si bon compte. La tête du serpent, c’est Téhéran… Israël se dirige vers une guerre totale contre le Hezbollah dans le sud du Liban, après avoir évacué le nord du pays :

Quoi qu’il en coûte…Il s’agit d’une guerre de religion.

La phase 2 de ce conflit touche donc à sa fin et la phase 3 s’ouvre. L’intensité de la guerre au sens large va monter en flèche, très probablement à la suite d’un changement de statut dans le rôle du Hezbollah : ce changement sera-t-il déclenché par une intervention israélienne ou sera-t-il anticipé par le Hezbollah qui fera le premier pas ? Biden autorisera-t-il les États-Unis à soutenir Israël ? Probablement oui, car il est dans sa nature de soutenir Israël. Mais jusqu’où ira-t-il ?

Les palliatifs politiques (les prétendues « solutions » politiques) céderont la place à une discussion plus dure sur la manière de faire respecter un cessez-le-feu. Cette phase passera probablement d’une ONU immobilisée aux structures plus informelles des BRICS, la Russie et la Chine jouant un rôle direct plus important. L’Europe sera affligée par le schisme (et les États-Unis aussi, bien que dans une moindre mesure).

Cette phase suivante se poursuivra probablement sans résolution, au cours du processus par lequel toutes les parties testeront leurs forces respectives les unes par rapport aux autres. C’est à ce moment-là que la cohésion sociale d’Israël sera mise à rude épreuve. Sera-t-elle durable ? Les fondements du sionisme seront-ils reconfigurés et le sionisme sera-t-il contraint d’abandonner ses racines jabotinskyennes ?

Ce sera également le moment où la superintendance juive sur la matrice politique occidentale des États-Unis et de l’Europe s’efforcera de réconcilier les mythes concurrents alors que leurs pôles d’énergie conflictuels détruisent « l’ordre social » et que l’un ou l’autre des principaux acteurs du conflit traverse une forme de tragédie inévitable.

Les révolutions et les guerres culturelles ne sont pas des événements limités dans le temps ; elles débordent sur l’« avant » événement (c’est-à-dire le conflit à venir), ainsi que sur l’« après » .

Toutefois, si la proposition de Ted Hughes selon laquelle l’équation « tragique » de Shakespeare est une équation dans laquelle des récits archétypaux concurrents – dont les énergies se déchaînent de manière explosive – aboutissent à une tragédie violente est correcte, alors nous devrions nous attendre à ce que le jeu (actuel) impliquant l’affrontement entre le mythe de la création hébraïque et l’expansion culturelle de la civilisation islamique ait également un impact considérable à l’intérieur de l’Amérique et de l’Europe – bien au-delà des particularités du conflit qui se déroule au Moyen-Orient.

Il deviendra le pivot de la nouvelle ère.

En effet, les mythes fondamentaux associés à la répression jéhovienne puritaine, d’une part, et à la libération des énergies de résistance, d’autre part, traversent l’existence humaine comme une double hélice. Elles débordent déjà dans les sensibilités religieuses dormantes, mais toujours présentes, de l’Occident. Elles transperceront la « révolution » propre à l’Occident et la « guerre civile » qui s’y prépare.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker francophone

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