Par M.K. Bhadrakumar – Le 12 septembre 2023 – Source Indian Punchline
L’Inde étant le pays hôte, le triomphalisme du sommet du G20 des 9 et 10 septembre a été un « succès« , ce qui est à la fois compréhensible et probablement justifiable. Il est certain que la diplomatie indienne était en pleine effervescence. La négociation de la déclaration du G20 n’a pas été une mince affaire dans un environnement hautement polarisé.
Cela dit, dans une perspective d’avenir, les facteurs géopolitiques qui étaient à l’œuvre lors du sommet de Delhi continueront à être déterminants pour l’avenir du G20 en tant que format permettant de forger de nouvelles orientations en matière de stratégies économiques. Dans un monde déchiré, de nombreux impondérables subsistent.
Les facteurs géopolitiques peuvent être attribués au fait que le sommet du G20 a eu lieu à un point d’inflexion de la guerre en Ukraine, un événement qui est, comme la pointe d’un iceberg, une manifestation des tensions qui s’accumulent entre les puissances occidentales et la Russie dans l’ère de l’après-guerre froide.
Le cœur du problème est que la guerre froide s’est achevée par des négociations, mais que la nouvelle ère n’a été ancrée dans aucun traité de paix. Ce vide a créé des anomalies, et la sécurité étant indivisible, des tensions ont commencé à apparaître lorsque l’OTAN s’est lancée dans une expansion vers l’est, dans les anciens territoires du Pacte de Varsovie, à la fin des années 1990.
Avec une grande prescience, George Kennan, le chorégraphe des stratégies de la guerre froide, avait prévenu que l’administration de Bill Clinton, saisie du « moment unipolaire » des États-Unis, commettait une grave erreur, car la Russie se sentirait menacée par l’expansion de l’OTAN, ce qui compliquerait inexorablement les relations de l’Occident avec la Russie, pour longtemps.
C’est précisément ce qui s’est produit. Mais l’OTAN a continué à s’étendre et à se rapprocher des frontières occidentales de la Russie dans un arc d’encerclement. C’était un secret tacite que l’Ukraine pourrait devenir le champ de bataille où les forces titanesques s’affronteraient.
Comme on pouvait s’y attendre, à la suite du changement de régime en Ukraine soutenu par l’Occident en 2014, un régime anti-russe a été installé à Kiev et l’OTAN s’est lancée dans le renforcement militaire dans ce pays, parallèlement à un plan concerté visant à l’intégrer à terme dans le système de l’alliance occidentale.
Il est évident que le « consensus » qui s’est dégagé au sommet du G20 la semaine dernière à propos de la guerre en Ukraine n’est en réalité qu’un moment passager dans la lutte géopolitique entre les États-Unis et la Russie, car la crise existentielle à laquelle la Russie est confrontée y est étroitement liée.
Rien ne prouve que les États-Unis soient prêts à concéder la légitimité des intérêts de la Russie en matière de défense et de sécurité ou à renoncer à leurs notions d’exceptionnalisme et d’hégémonie mondiale. Au contraire, une période très turbulente s’annonce. Il ne faut donc pas exagérer les bonnes nouvelles du sommet de Delhi, même si l’on peut savourer ce moment.
Le recul de Washington lors du sommet concernant la situation en Ukraine est à la fois une réponse créative aux efforts de médiation des trois pays BRICS – l’Afrique du Sud, l’Inde et le Brésil – et, si ce n’est plus, un intérêt personnel pour éviter de s’isoler des pays du Sud.
De toute évidence, alors que Moscou complimente abondamment l’Inde et Modi, c’est l’inverse qui se produit dans l’opinion occidentale, où le compromis sur l’Ukraine n’a pas du tout été bien accueilli. Le journal britannique Financial Times, qui est connecté à la pensée gouvernementale, a écrit que la déclaration de Delhi ne fait référence qu’à la « guerre en Ukraine« , une formulation que les partisans de Kiev, tels que les États-Unis et les alliés de l’OTAN, ont précédemment rejetée, car elle implique que les deux parties sont également complices, et « a appelé à une « paix juste et durable en Ukraine », mais n’a pas explicitement lié cette demande à l’importance de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ».
Les sentiments sont exacerbés et il ne fait aucun doute qu’à mesure que la guerre en Ukraine entrera dans sa phase la plus brutale, ils déborderont à la perspective d’une victoire russe.
Encore une fois, il ne fait aucun doute que l’Occident se sent défié par la montée en puissance spectaculaire des BRICS – plus précisément, l’attrait séduisant du groupe parmi les pays en développement, ce que l’on appelle le Sud global, inquiète l’Occident. L’Occident ne peut pas non plus espérer entrer dans la tente des BRICS.
Pendant ce temps, les BRICS avancent avec détermination dans la direction du remplacement du système commercial international qui a servi de base à l’hégémonie occidentale. L’arme des sanctions utilisé par les États-Unis – et la saisie arbitraire des réserves russes – a créé des doutes dans l’esprit de nombreuses nations. La tendance croissante est aux échanges en monnaies locales, sans passer par le dollar. Les BRICS vont accélérer ces changements.
Il est concevable que l’Occident conspire à créer des dissonances au sein des BRICS, et Washington continuera certainement à jouer sur l’inquiétude de l’Inde face à l’imposante présence de la Chine dans le Sud global. Tout en exploitant les phobies indiennes à l’égard de la Chine, l’administration Biden attend également du gouvernement Modi qu’il serve de pont entre l’Occident et le Sud. Ces attentes sont-elles réalistes ?
L’évolution actuelle de l’Afrique, avec ses accents anticoloniaux et anti-occidentaux prononcés, menace directement de perturber le transfert continu des richesses de ce continent riche en ressources vers l’Occident. Comment l’Inde, qui a connu la cruauté de l’asservissement colonial, peut-elle aider l’Occident dans un tel paradigme ?
Il est significatif que Modi, dans son interview avec l’agence de presse PTI à la veille du sommet du G20, ait fait une référence indirecte à l’association de l’Inde avec l’histoire anticoloniale de l’Afrique. Quoi qu’il en soit, Biden fait un mauvais calcul ; Modi et l’Inde ne choisiront que le bon côté de l’histoire.
Fondamentalement, tous ces facteurs géopolitiques pris en compte, l’avenir du G20 réside dans sa capacité de réforme interne. Conçu pendant la crise financière de 2007, alors que la mondialisation était encore en vogue, le G20 peine aujourd’hui à survivre dans un environnement mondial très différent. De plus, la « politisation » (« ukrainisation« ) du G20 par les puissances occidentales sape la raison d’être du format.
L’ordre mondial lui-même est en transition et le G20 doit évoluer avec son temps pour éviter l’obsolescence. Tout d’abord, le format du G20 est rempli de pays riches, du moins la plupart le prétendent mais n’ont pas grand-chose à apporter, à un moment où le G7 ne mène plus la danse. En termes de PIB ou de population, les BRICS ont dépassé le G7.
Une plus grande représentation du Sud est nécessaire pour remplacer les prétendants du monde industriel. Deuxièmement, le FMI doit être réformé de toute urgence, ce qui est bien sûr plus facile à dire qu’à faire, car cela implique que les États-Unis acceptent de renoncer à leurs privilèges indus.
Avec la réforme du FMI, le G20 peut espérer jouer un rôle significatif en se concentrant sur la navigation de l’économie mondiale et la création d’un nouveau système commercial. Le format du G20 n’a jamais été conçu pour traiter des questions de sécurité. L’Occident joue la montre en politisant le G20, paranoïaque à l’idée que sa domination de l’ordre économique mondial, vieille de cinq siècles, est en train de prendre fin.
Malheureusement, le leadership visionnaire brille par son absence dans le monde occidental à un moment de transition aussi historique.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.