Par Moon of Alabama – Le 3 mars 2023
Stavroula Pabst, une écrivaine grecque, a publié un article intéressant sur l’objectif néfaste du fact-checking et sur la démystification de la « désinformation« .
L’article explique cela en revenant sur les écrits du philosophe français Guy Debord et ses réflexions sur le « spectacle« .
Alors que les efforts de lutte contre la désinformation prolifèrent, ce qui manque à la conversation, c’est une discussion sur le pouvoir. Bien sûr, les puissants ont des raisons de vouloir combattre ce qu’ils considèrent comme de la « désinformation » – ils veulent que leur version de la vérité devienne la nôtre. De nombreux commentateurs l’observent, notant que les soi-disant chercheurs en désinformation, les vérificateurs de faits et les experts sont souvent de nature partisane et diffusent eux-mêmes fréquemment des choses qui ne sont pas vraies.
En gros, toute personne qui se fait appeler « spécialiste de la désinformation » ou « journaliste spécialisé en désinformation » est un fraudeur partisan, qui essaie de faire passer son activisme pour scientifique : https://t.co/5gbDf2WJoD.
– Glenn Greenwald (@ggreenwald) 21 novembre 2022
Mais une force plus importante est à l’œuvre dans l’essor du fact-checking et autres efforts de contre-désinformation. Cette force est l’arrangement actuel des apparences de notre société, la totalité des relations sociales médiatisées par les images, ou le spectacle. Le spectacle, tel qu’il est défini dans La société du spectacle de Debord, est un concept qui peut nous aider à comprendre des phénomènes apparemment sans lien, mais profondément imbriqués, qui ont vu le jour lorsque l’économie a assujetti la société à ses besoins (et non l’inverse), et a ainsi récupéré notre capacité à faire l’expérience directe de la vie.
Au fur et à mesure que sa domination sur nos vies quotidiennes s’étend, le spectacle est devenu suffisamment puissant pour bouleverser notre compréhension de la vérité. Parce que le spectacle remplace la vie réelle par une simple représentation médiatisée de la vie qui ne peut être vécue directement, il fournit un cadre dans lequel les tromperies et les mensonges de masse peuvent apparaître comme vrais, de manière cohérente et convaincante. Ainsi, le spectacle est peut-être l’un des outils les plus efficaces dont nous disposons pour expliquer comment les tromperies de l’élite, y compris les fabrications et les mensonges sur les guerres impérialistes comme celles en Irak et en Syrie, peuvent constamment rester impunies et même inaperçues. Il s’ensuit que le spectacle peut nous aider à comprendre comment les initiatives modernes de vérification des faits et de contre-désinformation peuvent constamment faire le contraire de ce qu’elles prétendent, comme beaucoup l’ont observé.
En Allemagne, l’un des fournisseurs du spectacle quotidien est le principal programme d’information de la télévision publique, « Die Tagesschau« . Ce programme est présent en ligne et comprend une section de « vérification des faits« , faussement appelée Faktenfinder (chercheur de faits).
Son principal objectif actuel est de promouvoir la guerre de l’OTAN en Ukraine et d’accuser la Russie de la mener.
Il est assez embarrassant de lire ses articles hautement manipulateurs. La semaine dernière, cependant, le journal a commis une erreur qui l’a exposé au public et lui a valu de nombreuses moqueries et railleries.
Son principal rédacteur a été chargé de démystifier l’article de Seymour Hersh sur l’attaque terroriste américaine contre le gazoduc Nord Stream. N’étant pas suffisamment capable de comprendre le texte anglais original, le rédacteur a utilisé Google Translate pour le convertir en allemand. Google Translate est assez bon si vous avez besoin d’une base de travail, mais il est loin d’être parfait :
La phrase originale en question :
Cela serait bien à la portée des plongeurs, qui, opérant à partir d’un chasseur de mines norvégien de classe Alta, plongeraient avec un mélange d’oxygène, d’azote et d’hélium jaillissant de leurs bouteilles, et planteraient des charges de C4 façonnées sur les quatre pipelines protégés par des couvercles en béton.
La « traduction » :
Das wäre gut im Bereich der Taucher, die von einem norwegischen Minenjäger der Alta-Klasse aus mit einer Mischung aus Sauerstoff, Stickstoff und Helium tauchen würden, die aus ihren Tanks strömt, und pflanzenförmigen C4-Ladungen auf den vier Pipelines mit Betonschutz Abdeckungen.
Le descriptif « planteraient des charges de C4 façonnées » était devenu « pflanzenförmigen C4-Ladungen » que je traduirais en anglais par « plant like C4 explosives » ou « C4 explosives formed like plants« .
Le verbe « planter » s’était soudainement transformé en un substantif « la plante« . Mais en dehors du spectacle, dans la réalité, « les explosifs de C4 en forme de plantes« , cela n’a pas de sens.
Qu’a donc fait le journaliste ? Il aurait pu se tourner vers un autre site comme Deepl qui, dans ce cas, produit une traduction correcte. Ou bien il aurait pu se tourner vers le texte anglais original pour revérifier cette phrase. Il aurait constaté que sans le verbe « plant« , cela n’avait aucun sens grammatical.
Mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Sa tâche étant de renforcer le spectacle, de cacher la vérité du rapport de Hersh, il a donc appelé un expert allemand en explosifs et l’a interrogé sur les « explosifs C4 en forme de plantes« . L’expert (il en est un en réalité) savait bien sûr que de tels explosifs n’existaient pas et que camoufler des explosifs de pipeline sous forme de plantes n’aurait de sens pour personne. Il a répondu en détail et a ainsi contribué à démystifier la prétendue affirmation de Hersh.
L’auteur de l’enquête a été heureux d’apprendre que les explosifs en forme de plantes n’avait aucun sens. Il l’a écrit et l’a publié.
Le titre dit « De nouvelles divergences dans le rapport Hersh« , le sous-titre « Des explosifs en forme de plantes sont peu probables« .
Ma rétro-traduction :
Les détails relatifs aux détonations ne sont pas clairs non plus. Hersh écrit que les plongeurs avaient placé des explosifs plastiques C4 « en forme de plantes sur les 4 pipelines avec des couvercles de protection en béton« .
Ce n’est évidemment pas ce que Hersh a écrit, mais ce qu’un vérificateur de faits ayant des difficultés cognitives et des connaissances rudimentaires de l’anglais a fait d’un rapport écrit dans cette langue.
Quelques heures après la publication de l’article de « vérification des faits« , le monde Twitter allemand a éclaté de rire.
Quelqu’un a contacté l’expert en explosifs qui avait été cité dans cet article. Il était bien sûr embarrassé lorsqu’il a appris que ses réflexions sur les « explosifs en forme de plantes » étaient dues à une fausse traduction. Il a contacté le responsable de l’enquête qui n’a fait que corriger l’erreur.
Toute la partie « à base de plantes » a été retirée de l’article, mais aucune remarque ou explication n’y a été attachée. On ne peut la trouver que sur une page de correction séparée où elle est simplement notée comme « erreur de traduction« .
Le spectacle a perdu de sa superbe lorsque cette erreur a été démenti par des personnes qui vivent dans la réalité et se parlent.
Comme le conclut Stavroula Pabst dans son article :
La domination totale du spectacle sur nos vies est un exploit à la fois étonnant et choquant qui oblige ceux qui reconnaissent le phénomène à prendre en compte les « non-vies » que nous vivons. Ainsi, alors que « l’ignorance sait… qu’elle n’a rien à dire« , le dépassement du spectacle exige de trouver quelque chose à dire : comme l’écrit Debord, une « force pratique doit être mise en mouvement« .
Cette « force pratique » a besoin d’un dialogue significatif que le spectacle, en s’insinuant dans nos vies, a largement éliminé, si ce n’est totalement effacé, par le biais de phénomènes tels que la vérification des faits et la folie anti-désinformation d’aujourd’hui. Et ce dialogue et cette communication ne peuvent pas être initiés par des individus atomisés ou par des foules solitaires susceptibles d’être influencées par le spectacle, mais par des personnes qui partagent une communauté et un lien significatif avec ce que Debord décrit comme « l’histoire universelle« , « où le dialogue s’arme pour rendre ses propres conditions victorieuses« .
Et c’est peut-être ce dont il s’agit avec Moon of Alabama.
Malgré tout le pessimisme qui veut que rien ne change jamais, je continue de croire qu’en dénonçant régulièrement les absurdités du spectacle, et en en parlant, on finira par changer les choses, même si ce n’est qu’un peu.
Moon of Alabama
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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