Par Alexander Nepogodin − Le 3 juin 2022 − Source RT
Le rétablissement de la vie en temps de paix dans les territoires sous le contrôle de la Russie est vital pendant que ce que l’on appelle « l’opération militaire spéciale » se poursuit en Ukraine. Actuellement, il s’agit de la région de Kherson, de la majeure partie de la province de Zaporozhye et d’une grande partie de la zone autour de Kharkov.
Moscou a commencé à restaurer l’infrastructure économique et sociale, ainsi qu’à améliorer les conditions de vie des personnes concernées dans la région. Des administrations militaro-civiles ont déjà été mises en place, et les grandes villes reçoivent souvent la visite de hauts responsables russes. Une opinion largement répandue en Russie est que ces terres s’intègreront au pays, et qu’il n’y a plus de retour en arrière possible.
RT examine la tentative de rétablir la paix dans les régions de Zaporozhye et de Kherson, en gardant à l’esprit l’importance stratégique des terres du sud de l’Ukraine pour la Russie, et ce que l’avenir leur réserve.
Un avenir incertain
La discussion des plans visant à rattacher les régions de Kherson et de Zaporozhye à la Russie repousse les limites de l’opération militaire en Ukraine. L’approche officielle reste cependant la même : L’Ukraine doit être « dénazifiée » et son potentiel militaire émoussé, ce qui nécessite de s’assurer le contrôle de certains territoires. À en juger par l’activité politique des responsables nommés par la Russie dans ces régions, l’opération militaire ira bien au-delà des frontières du Donbass, en fonction de la situation sur la ligne de front.
Andrey Klishas, président de la commission du Conseil de la Fédération sur la législation constitutionnelle et la construction de l’État, a envoyé un signal important en déclarant que non seulement les habitants du Donbass, mais tous les citoyens ukrainiens, ont le droit de choisir leur destin.
Kirill Stremousov, vice-président de l’administration militaro-civile de la région de Kherson, a déclaré à Reuters que les combats pourraient affecter le calendrier du projet officiel de Kherson de rejoindre la Russie et qu’une décision serait prise « dans le courant de l’année prochaine ». Il n’a pas exclu la possibilité d’organiser un référendum. Début mai, cependant, il a insisté sur le fait qu’il n’y aurait « aucun référendum », accusant l’Ukraine de « répandre des fausses informations » sur les projets russes de vote sur la création d’une République populaire de Kherson.
« Plus tard, nous annoncerons nos plans pour le vote ou les référendums s’il y en a, mais cela n’arrivera pas de sitôt puisque notre objectif premier est de rétablir l’ordre dans la région de Kherson », a déclaré Stremousov. « Cela n’arrivera pas d’ici l’automne », a-t-il ajouté, lorsqu’on l’a interrogé sur le calendrier d’une éventuelle adhésion à la Russie.
Les déclarations de Vladimir Rogov, de l’administration militaro-civile de la région de Zaporozhye, vont dans le même sens. Selon lui, Zaporozhye ne reviendra pas sous le contrôle de l’Ukraine. « Il ne fait aucun doute que nous devons faire partie de la Russie en tant qu’entité constitutive à part entière. Nous ne voulons pas de ‘zones grises’, pas de République populaire de Zaporozhye. Nous voulons faire partie de la Russie. Comme nous l’avons toujours fait depuis des siècles ».
Les territoires sous le contrôle de Moscou ont décidé de ne pas attendre la fin des hostilités et ont commencé leur intégration dans l’économie russe. De hauts responsables de l’État leur rendent régulièrement visite, évoquant le rétablissement de la vie en temps de paix et l’intégration du territoire dans le « continent ». Pour le Donbass, cela a pris de nombreuses années, mais aujourd’hui, chaque mois compte. Les autorités locales prévoient de passer au droit russe, d’établir des systèmes financiers et de retraite basés sur le rouble et de mettre en place des procédures de délivrance de documents d’ici la fin de l’année. Cela contribuera certainement à la restauration de la région et au redémarrage de son économie.
Entre-temps, la Russie n’a pas pris de décision définitive sur l’intégration. Si la décision est prise, Moscou devra faire face à des obstacles pour la mettre en œuvre, qu’ils soient politiques ou juridiques. Les experts discutent des scénarios possibles : La création d’une république populaire qui organiserait un référendum sur l’adhésion à la Russie ; la fusion avec la République populaire de Donetsk, qui s’intégrerait plus tard à la Russie ; et cherchent également d’autres motifs juridiques qui nécessiteraient de modifier les lois existantes.
Naturellement, beaucoup de choses dépendront de la situation sur le champ de bataille et des pourparlers de paix Russie-Ukraine. Les déclarations faites par les administrations militaro-civiles et les responsables russes devraient signaler aux habitants des régions de Kherson et de Zaporozhye qu’ils ne retourneront pas en Ukraine. Par conséquent, ils doivent commencer à travailler avec les autorités pro-russes.
De nombreux résidents évitent de travailler avec les administrations militaro-civiles. Selon la loi ukrainienne, il s’agit d’une trahison, qui peut conduire à 15 ans de prison. Une chasse aux sorcières a déjà été lancée dans d’autres régions d’Ukraine. Le Service de sécurité de l’Ukraine (SBU) s’introduit régulièrement dans les maisons des Ukrainiens qui soutiennent l’offensive russe. Les personnes soupçonnées d’être pro-Moscou sont arrêtées et soumises à des interrogatoires musclés. Les Ukrainiens pro-russes sont souvent qualifiés de « collaborateurs » et victimes d’intimidation sur les médias sociaux. L’ONU a reconnu l’existence du problème ; l’organisation a signalé des cas d’enlèvement dans les régions de Kharkov, Donetsk, Lugansk, Zaporozhye et Kherson.
Cependant, le document le plus important qui signale les objectifs à long terme de la Russie concernant ces territoires est l’ordre du président Poutine accordant une citoyenneté accélérée aux résidents des régions de Zaporozhye et de Kherson. La distribution de passeports russes à la population de ces territoires est une déclaration importante qui inspire la confiance aux habitants de ces régions, indiquant qu’ils feront partie de la Russie à l’avenir.
Question humanitaire
Les habitants des régions de Kherson et de Zaporozhye reviennent lentement à la vie normale ; non sans difficultés, bien sûr, mais ils s’habituent à la nouvelle réalité et font des projets pour l’avenir. Dans ce court laps de temps, les gens ont acquis un sentiment de stabilité.
Les autorités mettent en place un nouveau gouvernement. La police locale recrute de nouveaux agents, dont certains sont d’anciens fonctionnaires ukrainiens. Le chef du département de police de Kherson est Vladimir Lipandin ; au début des années 2010, il a dirigé la direction du ministère ukrainien des affaires intérieures dans la région de Tcherkassy. En 2014, il s’est occupé des émeutiers de l’Euromaïdan à Tcherkassy, et s’est retrouvé sur la liste des personnes recherchées après la réussite du coup d’État.
D’anciens fonctionnaires s’impliquent également à des niveaux plus élevés. Vladimir Saldo, nommé à la tête de l’administration militaro-civile de la région de Kherson, a été élu maire de Kherson à trois reprises par le passé (2002-12), et est également un ancien député du Parti des régions, qui était au pouvoir à Kiev avant le Maïdan.
Les nouvelles autorités donnent la priorité à la reprise d’une vie normale, à la mise en place de structures de gouvernance, au renforcement de certains aspects des sphères sociales et économiques et à la création d’emplois. Elles y travaillent d’arrache-pied. Une zone bi-monnaie (rouble et hryvna) y a été officiellement établie le 23 mai. L’objectif est de passer au rouble comme seule monnaie dans un avenir proche.
Les résidents de la région de Kherson reçoivent déjà leurs salaires, leurs pensions et d’autres paiements en roubles, tandis que les fournisseurs d’accès à Internet, les chaînes de télévision et les stations de radio russes sont également disponibles. Les banques russes devraient bientôt arriver. À l’heure actuelle, la seule institution opérant dans la région est la Banque des règlements internationaux, enregistrée en Ossétie du Sud, pays partiellement reconnu. Zaporozhye et Kherson ont également commencé à utiliser le préfixe téléphonique russe (+7), et un nouveau fournisseur de services de téléphonie mobile a commencé à fonctionner.
« Il y a un problème de paiement des services cellulaires. Les gens ne peuvent pas appeler leurs proches. L’économie ukrainienne n’existe pratiquement plus là-bas. Les terminaux de paiement ne fonctionnent pas, les autorités ukrainiennes ont déconnecté ces régions de toutes les communications, aucune pension ne sera versée. Elles ont fait la même chose avec le Donbass à l’époque. C’était leur punition. La même chose se passe ici. Ils ont déconnecté tous les guichets automatiques et les terminaux. C’est pourquoi les gens achètent de nouvelles cartes SIM qui nécessitent une identification« , explique Oleg Matveichev, député de la Douma d’État.
Cependant, bien que l’Ukraine ait rompu unilatéralement ses liens avec la région, ce qui a entraîné des pénuries à court terme et des hausses de prix, les opérateurs russes occupent désormais l’espace ; et pas seulement les opérateurs de téléphonie mobile et les banques, mais aussi les magasins, les chaînes de pharmacies et autres distributeurs de biens de consommation. Les prix élevés restent le principal problème. Mais le passage au rouble devrait contribuer à les ramener au moins au même niveau qu’en Crimée et favoriser la reprise économique de la région en général. Pour l’instant, beaucoup de choses dépendent des bénévoles qui collectent des fonds à la base.
Un autre problème qui revient sans cesse dans la région est l’absence de postes de contrôle fonctionnant normalement entre les régions de Kherson et de Zaporozhye et la Crimée. Des centaines de camions sont alignés à la frontière, empêchant le transport et la vente d’énormes quantités de produits agricoles à la Russie. Des appels ont été lancés pour que ce problème soit résolu le plus rapidement possible afin que les marchandises puissent circuler sans entrave. Les travaux ont notamment commencé pour rétablir la liaison ferroviaire entre la Crimée et la Russie à travers les deux régions.
S’il semble prématuré d’estimer les coûts liés à la reconstruction des territoires désormais sous contrôle russe, le vice-Premier ministre russe Marat Khusnullin, qui s’est rendu dans la région de Kherson, a déjà annoncé la création d’une équipe spéciale chargée de la reconstruction. « Nous allons reconstruire toutes les routes et les logements qui ont été détruits. Un autre paquet de mesures visera à restaurer l’économie. Nous avons préparé un certain nombre d’initiatives pour remettre l’économie et le système financier en marche le plus rapidement possible », a-t-il déclaré.
Des terres précieuses
Les régions de Kherson et de Zaporozhye sont stratégiquement importantes pour la Russie pour de nombreuses raisons. Premièrement, elles font partie du corridor terrestre entre la Crimée et Rostov. Deuxièmement, la région englobant le Donbass et le sud de l’Ukraine, qui s’appelait historiquement Novorossiya, est, contrairement à la Crimée, une puissance industrielle et agricole. En d’autres termes, ces territoires ne seront pas un fardeau pour la Russie. À long terme, si Moscou intègre ces régions, elles deviendront d’importants contributeurs à l’économie du pays, générant des revenus et des opportunités de développement.
En visitant la région, Khusnullin a noté qu’il n’y a pas eu beaucoup de destruction et que les autorités russes prévoient de relancer les usines et de restaurer les routes le plus rapidement possible, ainsi que de développer la production agricole. « La région de Kherson a de grandes perspectives, elle prendra une place digne dans la famille russe », a-t-il déclaré.
En effet, les régions aujourd’hui occupées par les forces armées russes produisaient auparavant un tiers du blé ukrainien. En plus de sa propre consommation, l’Ukraine assurait 10 % des exportations mondiales. Avec les parts de la Russie et du Kazakhstan, elle représentait un tiers du total mondial. Dans le contexte d’une crise alimentaire mondiale imminente, l’importance du sud-est de l’Ukraine est difficile à surestimer.
Toutefois, les céréales ne constituent pas la production agricole la plus importante du sud-est de l’Ukraine. La région de Kherson produit la plupart des légumes et des melons d’Ukraine, tandis que Zaporozhye est une terre d’horticulture de cerises. En termes de chiffres, Kherson a produit plus de légumes que toute autre région du pays, 14 % de la récolte totale en Ukraine. Sa plus grande contribution a été la production de tomates, de concombres et d’oignons. Une tomate sur trois cultivée dans le pays provenait de Kherson, et la part des concombres et des oignons locaux dans l’ensemble des produits ukrainiens était de 12 % chacun.
Certes, il y a des difficultés. Les exploitations maraîchères ont besoin d’engrais, de semences et de carburant, ainsi que de personnel, à un moment où de nombreux spécialistes quittent la région. Cependant, si l’on en croit les déclarations de l’administration militaro-civile de la région de Kherson, 95% des terres arables de la région ont été cultivées et ensemencées, et la saison à venir promet un rendement très élevé. Naturellement, les agriculteurs locaux voudront étendre leur présence sur les principaux marchés, notamment en approvisionnant les régions centrales de la Russie.
La perte de Kherson et de Zaporozhye portera un coup énorme à l’économie ukrainienne. De nombreuses agences d’analyse prévoient un grave effondrement économique pour le pays qu’aucune aide financière ne pourrait contenir. Morgan Stanley Global Financial Services s’attend à ce que le PIB du pays chute d’au moins 39 % en 2022. Si l’Ukraine perd l’accès à la mer Noire, la baisse du PIB pourrait atteindre 60 %. Si le pays ne perd que Donetsk, Lugansk, Kherson et Zaporozhye, le PIB chutera tout de même de 22 %.
Il semble que l’Ukraine risque de perdre non seulement des terres arables et des actifs industriels, mais aussi certaines de ses infrastructures essentielles, comme la plus grande centrale nucléaire d’Europe à Zaporozhye. La centrale nucléaire de Zaporozhye produit environ 40 GWh par an, ce qui représente la moitié de l’énergie totale produite par l’ensemble du réseau de centrales nucléaires de l’Ukraine, et 20 % de la production annuelle totale d’énergie du pays.
C’est exactement la raison pour laquelle la centrale de Zaporozhye pourrait être considérée par la Russie comme une clé de la reprise dans les zones ayant accès à la mer d’Azov, d’autant plus que, maintenant que Marioupol a été sécurisée par l’armée russe et la milice de la RPD, la mer est sous le contrôle total de la Russie. Le projet de récupération du port est maintenant pleinement en cours. Marioupol a déjà reçu son premier navire, tandis que le port de Skadovsk est en cours de reconstruction et devrait être en mesure de commencer à expédier des céréales dans quelques mois seulement.
L’importance stratégique de Kherson se traduit également par le fait qu’elle est un important fournisseur d’eau douce à la Crimée via le canal de Crimée du Nord. Bien que la péninsule ait pu améliorer son propre approvisionnement en eau ces dernières années, l’accès au canal est un facteur majeur de son développement. Le chef de la République de Crimée, Sergey Aksyonov, a récemment indiqué que l’approvisionnement en eau via le canal de Crimée du Nord avait été rétabli, et il considère qu’il s’agit d’une solution permanente.
Cependant, l’une des raisons les plus importantes pour lesquelles Moscou revendique ces territoires est l’importante population russophone aux opinions pro-russes, qui n’a pas soutenu le soulèvement d’Euromaidan en 2014. La Russie considère que sa mission consiste à intégrer cette population dans son État multinational, où elle serait libérée de toute restriction du type de celle que l’Ukraine a imposée à sa langue et à sa culture. Dans des déclarations récentes, Stremousov a déclaré que le russe deviendra une langue officielle de la région, comme l’ukrainien.
« Le russe sera la langue de la communication quotidienne, des affaires de l’État et des documents officiels. La langue ukrainienne ne fera l’objet d’aucune restriction », a-t-il déclaré, soulignant que les libertés linguistiques de chacun ne seront pas supprimées. L’administration prévoit d’entamer un dialogue avec la communauté locale des Tatars de Crimée pour discuter de la possibilité de faire de la langue tatare de Crimée la troisième langue officielle de la région.
Il semble pour l’instant que les domaines essentiels au soutien de la Crimée ne figurent pas à l’ordre du jour des pourparlers entre la Russie et l’Ukraine. La progression de l’offensive militaire déterminera l’évolution de la situation, mais il semble que les chances de parvenir à un accord de paix s’amenuisent, car la position de l’Ukraine sur Kherson et Zaporozhye est inébranlable, et Kiev affirme ne vouloir reprendre les pourparlers de paix que sur la base du statu quo qui existait avant le 24 février.
Cela signifie que le destin des territoires sous contrôle russe dans le sud-est sera défini par les objectifs de l’opération militaire. Pour l’instant, il semble que leur intégration à la Russie soit inévitable. Les régions de Kherson et de Zaporozhye jouent toutes deux un rôle clé pour assurer la sécurité de la Crimée et maintenir le lien entre la Russie et le Donbass. Actuellement, cependant, le rétablissement de ces territoires passe avant les questions politiques, y compris l’intégration potentielle à la Russie.
Alexander Nepogodin
Traduit par Wayan, relu par , pour le Saker Francophone.