Par Moon of Alabama – Le 9 juin 2022
Le New York Times, ici via Yahoo, a un article plutôt étrange sur le soi-disant manque de renseignements concernant les stratégies de guerre de l’Ukraine :
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a fourni des mises à jour quasi quotidiennes de l’invasion russe sur les médias sociaux ; des vidéos virales ont montré l’efficacité des armes occidentales entre les mains des forces ukrainiennes ; et le Pentagone a régulièrement tenu des séances d’information sur l’évolution de la guerre.
Mais malgré le flux de toutes ces nouvelles vers le public, les agences de renseignement américaines ont moins d’informations qu’elles ne le souhaiteraient sur les opérations de l’Ukraine et possèdent une bien meilleure image de l’armée russe, de ses opérations planifiées et de ses succès et échecs, selon certains responsables.
Les gouvernements cachent souvent des informations au public pour des raisons de sécurité opérationnelle. Mais ces lacunes en matière d’information au sein du gouvernement américain pourraient rendre plus difficile pour l’administration Biden de décider comment cibler l’aide militaire alors qu’elle envoie des milliards de dollars d’armes à l’Ukraine. …
Avril D. Haines, directrice du renseignement national, a déclaré lors d’une audition au Sénat le mois dernier qu’“il était très difficile de dire” combien d’aide supplémentaire l’Ukraine pourrait absorber.
Elle a ajouté : “Nous avons, en fait, probablement plus d’informations sur la partie russe que sur la partie ukrainienne”.
Une question clé est de savoir quelles mesures Zelensky a l’intention de prendre au sujet du Donbass. L’Ukraine y est confrontée à un choix stratégique : retirer ses forces ou risquer de les voir encerclées par la Russie.
Andrei Martyanov fulmine à propos de cet article :
Eh bien, le NYT a décidé de commencer à se distancier de toute cette propagande disant que la Russie “a perdue en Ukraine”, propagande qu’il a pourtant promue lui-même avec les néoconservateurs fadas. Le journal commence donc à nous jouer cet air toujours familier de “l’échec des renseignements”. Bien.
Les États-Unis n’ont pas d’image claire de la stratégie de guerre de l’Ukraine, selon des responsables.
Euh, et si je le disais franchement – les États-Unis n’ont jamais eu une image claire de quoi que ce soit, en particulier de la Russie, ou, dans ce cas particulier [de l’Opération militaire spéciale], et ont complètement cru à la propagande ukrainienne, ce qui montre l’incompétence totale du “renseignement” étasunien. …
Le récit de [l’opération militaire spéciale], en réalité, est mort et l’échec n’est pas en train d’arriver, il s’est déjà produit. C’est un fait accompli, peu importe comment on va mettre du rouge à lèvres sur le cochon.
Larry Johnson pense qu’il y a un autre motif derrière cette histoire :
Franchement, j’ai du mal à croire qu’il n’y ait pas de solides analystes à la Defense Intelligence Agency qui connaissent les réponses à toutes ces questions. Le vrai problème n’est peut-être pas un manque de renseignements. Non. C’est la peur de dire aux politiciens des vérités difficiles qu’ils ne veulent pas entendre.
Compte tenu des milliards de dollars que les États-Unis dépensent en systèmes de collecte de “renseignements”, il est temps que le Congrès et le public américain exigent que les services de renseignement fassent leur foutu travail.
Je ne crois pas un seul instant que les services de renseignement américains ne savent pas ce qui se passe en Ukraine et à Kiev. Ils savent que l’Ukraine a perdu la guerre et qu’elle devra demander la paix le plus rapidement possible.
Ils ont également dit à la Maison Blanche qu’il s’agit d’un cas difficile et que l’idée d’utiliser l’Ukraine pour chatouiller l’ours russe était idiote dès le départ. La question est maintenant de savoir qui sera responsable du résultat. Sur qui peut-on rejeter la faute ?
Les politiciens ont toujours la possibilité, comme Andrei le suppose, de rejeter la faute sur les services de renseignement et les diverses agences qui les fournissent. C’est ce qui a été fait lorsque la guerre contre l’Irak, fondée sur de fausses allégations d’armes de destruction massive, a commencé à mal tourner pour les États-Unis.
Mais ce que fait l’article du NYT, c’est transposer la responsabilité de la communauté du renseignement sur le président ukrainien, Zelensky : “Il ne nous a pas informés de la mauvaise position dans laquelle se trouvait son pays.”
C’est l’heure de se couvrir et l’importance qu’a pris Zelensky en “Occident” permet de le blâmer personnellement pour l’issue de la guerre.
Le 31 mai, le Council of Foreign Relations, avec son chef Richard Haass, a organisé une discussion publique sur l’état de la guerre en Ukraine. L’un des participants était l’ancien commandant adjoint du Commandement européen des États-Unis, Stephen M. Twitty. Il sait et explique très clairement où en est la guerre :
TWITTY : Je pense que la guerre dans le Donbass commence à tourner en faveur des Russes, et quand vous regardez – et je parle en particulier de la partie orientale du Donbass – les Russes sont passés d’une tentative de déverser toute leur puissance de combat dans le Donbass à l’oblitération de chaque ville. Que ce soit Rubizhne, Lyman, ils travaillent maintenant sur Sievierodonetsk et Lysychansk également, ils détruisent ces villes, et c’est ainsi qu’ils progressent. Ils n’envoient pas toute la puissance de combat avec des forces d’infanterie et des chars là-dedans. Ils utilisent toute leur artillerie et ils traitent cela comme pour Marioupol et c’est ainsi qu’ils progressent. Ils commencent donc à faire des progrès dans l’est du Donbass et nous devons les surveiller de près.
HAASS : … Pourquoi ne pas inverser [nos politiques] ? Général Twitty, y a-t-il quelque chose que le président a dit ? Y a-t-il des choses que nous ne faisons pas et que nous devrions faire ? Y a-t-il des choses que vous recommanderiez à ce stade ?
TWITTY : Eh bien, quand j’examine la situation, vous savez, le secrétaire Austin a déclaré que nous allions affaiblir la Russie. Nous n’avons pas vraiment défini ce qu’affaiblir veut dire, parce que si vous regardez les Ukrainiens en ce moment, je crois fermement à la doctrine de Colin Powell – vous accablez un ennemi particulier par la force. Et en ce moment, quand vous regardez l’Ukraine et la Russie, ils sont à peu près à égalité. La seule différence est que la Russie a une puissance de combat bien supérieure à celle des Ukrainiens.
Et donc il n’y a aucun moyen pour les Ukrainiens de détruire ou de vaincre les Russes, et donc nous devons vraiment comprendre ce que veut dire affaiblir en fin de compte. Et je vous dirai aussi, Richard, qu’il n’y a aucune chance que les Ukrainiens aient assez de puissance de combat pour expulser les Russes de l’Ukraine également, et donc à quoi cela va-t-il ressembler dans le jeu final.
Suit une discussion avec d’autres participants sur les résultats potentiels que les États-Unis aimeraient voir, comme l’Ukraine dans l’état où elle était avant 2014.
Twitty explique ensuite pourquoi ces idées sont toutes irréalistes et que ce qu’il faut à la place, ce sont des négociations immédiates :
TWITTY : Ouais. J’ai deux ou trois choses à vous dire, Richard. Je veux revenir sur ce que vous avez dit. Avant 2014 – je veux que vous y réfléchissiez, parce que j’ai eu le temps d’y réfléchir en entendant d’autres personnes ici, et ce que je vais vous dire, Richard, vous savez, j’ai appris au National War College qu’il y a quelque chose qui s’appelle les objectifs, les manières et les moyens.
Donc si c’est votre état final – avant 2014 – alors je suis intéressé d’entendre les moyens parce que, d’un point de vue militaire, si c’est le moyen, alors les moyens seraient que les Ukrainiens n’ont pas, encore une fois, la capacité de revenir à avant 2014. Ils n’ont tout simplement pas cette capacité. Ils n’ont pas la puissance de combat.
Et je veux aussi vous rappeler que nous entendons beaucoup parler des morts et des pertes russes. Nous entendons très peu parler des pertes ukrainiennes, et n’oubliez pas qu’ils perdent également des soldats tout au long de cette guerre. Ils ont commencé à environ deux cent mille. Qui sait où ils en sont aujourd’hui ?
Et donc il est difficile de recruter et de maintenir ce niveau de professionnalisme dans cette armée. C’est donc mon premier point. L’objectif, la manière et les moyens, ils manquent de cela, pour être en mesure de revenir à l’avant-2014.
Le deuxième point que je voudrais soulever est que, vous savez, si vous regardez le DIME – diplomatique, informationnel, militaire et économique – nous manquons cruellement de la partie diplomatique. Si vous remarquez, il n’y a pas du tout de diplomatie en cours pour essayer d’arriver à un certain type de négociations. Et je ne pense pas que nous puissions mener cela, étant donné ce que Poutine pense de nous.
Mais si vous vous asseyez et pensez à ceux qui pourraient éventuellement faire partie de cette équipe de négociation, vous savez, vous avez deux d’entre eux, que je vais citer, qui sont dans l’OTAN. L’un d’eux est le président Orbán, de Hongrie. Il pourrait peut-être contribuer à l’effort de négociation. L’autre est le président Erdoğan de Turquie. Des amis de longue date du président Poutine, bien que certains considèrent cette relation comme transactionnelle. Je ne sais pas. Mettons cela à l’épreuve et voyons.
Quelqu’un s’oppose et plaide pour “donner plus de temps à l’Ukraine” en lui fournissant plus d’armes. Twitty démonte cet argument :
TWITTY : Charlie, je suis d’accord à 100%. Mais je vais vous dire, quand vous regardez le temps, les Ukrainiens doivent entrer dans les négociations avec le dessus, en position de force, et donc en ce moment ils sont en position de force. Si la guerre se prolonge, nous ne savons pas si cela risque de changer, et alors ils n’auront pas la capacité d’aller à la table des négociations en position de force et pourraient perdre plus que ce qu’ils avaient prévu, et donc gardons cela à l’esprit également.
Voilà. Les professionnels de l’armée et du renseignement savent exactement ce qui se passe. L’Ukraine est déjà dans une très mauvaise situation et à partir de maintenant, cela ne peut qu’empirer. Ils s’attendent à ce que la ligne de front ukrainienne s’effondre. Je suis sûr qu’ils demandent instamment, comme Twitty le fait ci-dessus, des négociations immédiates avec toute tierce partie disponible.
C’est la Maison Blanche pour qui un tel résultat n’est pas celui qu’elle espérait. Elle peut en fait ne pas le permettre. Elle bloque actuellement toute négociation, car admettre une défaite en Ukraine donnerait aux Républicains davantage de munitions pour nuire à Biden.
Yves Smith détecte certains signes indiquant que, derrière les rideaux, des négociations directes entre l’Ukraine et la Russie sont en train de se dérouler :
Nous le saurons peut-être en temps voulu, mais cette évolution, même si ces pourparlers n’en sont qu’au stade du tâtonnement, est la preuve que Zelensky perd du pouvoir. Rappelons qu’il a déjà été question d’un éventuel coup d’État militaire. Et il n’est pas rare que les hauts fonctionnaires d’un dirigeant sur la corde raide commencent à négocier avec l’autre partie, à la fois dans l’intérêt de leur pays et pour améliorer leurs chances de survie. …
C’est donc une façon un peu longue de dire que Zelensky n’a peut-être pas changé de position, mais qu’il ne conduit plus le train. Et il se peut également que certains membres du gouvernement ukrainien tentent de retirer les mains du Royaume-Uni et des États-Unis du volant. Il est peut-être trop tôt pour que cela se produise, mais s’ils continuent à essayer de soutenir Zelensky alors que ses propres cadres supérieurs (et l’armée) se retournent contre lui, ils pourraient se rendre compte qu’ils ont misé sur le mauvais cheval. Encore une fois, je ne dis pas que cette issue est probable, mais le fait qu’elle soit même concevable est un grand changement dans les conditions de jeu.
Faire porter le chapeau à Zelensky, pour ensuite le faire disparaître de cette planète, pourrait bien être la meilleure issue pour la Maison Blanche… et pour l’Ukraine.
Moon of Alabama
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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