Par Joaquim – Le 18 juin 2015 – Source le Saker Francophone
Les événements de Charlie Hebdo de janvier dernier ont été l’occasion pour la société laïque française de se redéfinir dans son opposition à tout fanatisme religieux. Certes, cette opposition n’est pas synonyme de tolérance. Elle est plutôt une forme d’intolérance face à la prétention du religieux à dépasser l’individu. Ce que la société laïque a réaffirmé en défilant par millions, c’est la préséance de l’individu sur tout ce qui voudrait lui dicter sa conduite à partir d’un au-delà qui le surplomberait.
Toute doctrine, quelle qu’elle soit, ne saurait en effet dépasser l’individu ; c’est au contraire le libre examen par celui-ci qui seul est en mesure de valider toute doctrine. La doctrine qui se prétend elle-même située en amont de l’individu, comme une émanation directe de la divinité, est une imposture, car elle est toujours, nécessairement, créée en dernière analyse par des individus. C’est à chacun, en son for intérieur, d’élire la doctrine qui lui convient. Et cet acte d’élection institue l’individu dans un rapport de préséance par rapport à la doctrine. Même si par la suite il se soumet à elle, l’autorité d’où la doctrine tire sa légitimité n’en demeure pas moins du côté de l’individu. Le simple fait de se poser la question de savoir lequel, de la doctrine ou de l’individu, a préséance sur l’autre, constitue déjà une réponse, car la question place le sujet qui la pose en arbitre de la réponse, autrement dit postule sa capacité à juger de cette préséance. Tout fanatisme religieux bute fatalement contre cette évidence.
Il semble donc bien que dans l’ordre du jugement, l’individu soit premier. Ce qui l’autorise, comme les millions de Charlie l’ont fait, à défiler pour défendre leur droit à juger comme il leur semble de ce qui leur chante. Pourtant, la messe n’est pas dite. Car si l’individu se donne le droit de juger, c’est qu’il y a matière à juger. Matière à opérer des choix. Cela semble évident, et pourtant, derrière cette évidence se cache le bouleversement le plus prodigieux qui se soit produit depuis la naissance de l’univers. Jamais rien, jusqu’à l’apparition de l’individu humain, n’a posé question. Tout allait de soi, c’est-à-dire sans question. Et voilà qu’apparaît un être pour qui ce qui est pose question. L’être ne va plus de soi. C’est comme si s’ouvrait avec lui une grande faille dans l’être, laissant apparaître la possibilité du non-être. L’individu est en porte-à-faux sur cette angoisse : est-il de l’être, ou du non-être ? Une chose est sûre, c’est qu’il a ouvert la boîte de Pandore. Le tissu lisse de l’être s’est déchiré avec lui, ouvrant sur un inconnu qui révèle son incomplétude. L’individu est incomplet, et c’est parce qu’il est incomplet qu’il ressent le besoin de poser sur la question qui le ronge une explication qui puisse la calmer. Au fond, hormis toutes les explications dont il se barde, l’individu n’est que cela, fondamentalement : question. Est-ce du non-être? Peut-être bien.
D’un autre côté, c’est sûr, il est le produit d’une évolution substantielle qui l’oblige à occuper l’épaisseur qui lui revient dans le jeu de la vie. Mais il est aussi, et peut-être de manière plus essentielle, une question qui interroge ce jeu. Or en tant que question, il est fondamentalement incomplet. Il est en quête d’une réponse qui le comblerait. Il est un vide qui aspire à devenir plein. Et c’est là que la question religieuse prend une autre dimension : l’individu qui se croit auto-suffisant et assuré de lui-même, comme tous ces Charlie, ne s’illusionne-t-il pas au fond sur lui-même ? Et celui qui reconnaît aspirer à une réponse qui le dépasse, comme tout croyant, n’est-il finalement pas plus fidèle à sa vraie nature ?
C’est là le paradoxe. L’individu est l’unique juge légitime de tout choix, quel qu’il soit, y compris le choix de Dieu, et pourtant, il n’est légitimé à le faire qu’aussi longtemps qu’il reconnaît son incomplétude fondamentale, autrement dit aussi longtemps qu’il reconnaît ne valoir que par ce qui lui échappe. Il n’est assuré de son être qu’aussi longtemps qu’il ne l’enferme pas dans l’avoir d’une certitude. La question le démange, et plutôt que de la laisser ouverte, l’envie le presse de la coiffer d’une réponse. C’est là qu’il bascule dans l’avoir. Avoir la réponse, c’est ne plus avoir à souffrir de sa propre incomplétude. Et c’est aussi ne plus vraiment être.
Finalement, les Charlie, et les fanatiques qu’ils fustigent, ne sont pas si différents que ça les uns des autres : chacun a trouvé la réponse qui lui permet de faire taire la question qu’il est. Chacun s’est installé dans l’avoir. Les uns de manière pacifique, les autres de manière violente. Les uns ont pris leurs désirs pour seul horizon de leur être, les autres une Parole révélée. C’est là que réside la violence originelle. Dans le choix de l’avoir, au détriment de l’être. La violence, c’est toujours traiter l’autre, et soi-même, comme une chose. D’ailleurs, on a vite fait de réaliser que les pacifiques Charlie font régner en leur nom, sans le vouloir ni le voir, une violence qui est pourtant bien plus terrible encore que celle des fanatiques d’Allah.
Le monde de l’avoir trouve son aboutissement ultime dans l’argent, qui est la mesure des choses. Mesurer les choses, c’est les posséder. Mesurer les êtres, c’est en faire des choses. L’argent, aujourd’hui, ce n’est même plus des lingots de métal, de la matière qu’on puisse prendre dans ses mains, mais des chiffres dématérialisés. Une simple mesure. Alors oui, pour retrouver l’être, il va falloir se débarrasser du pouvoir de l’argent. Ça tombe bien, il y a des signes concordants annonçant qu’il est sur le point d’imploser. Mais la mesure ? Comment va-t-on faire pour se débarrasser de la mesure ? Comment va-t-on accepter de renoncer à mesurer les choses ? N’est-ce pas une chose noble, que la science, qui mesure le monde ? La plus haute conquête de l’esprit humain ?
L’émerveillement qui a saisi Archimède dans sa baignoire, ou celui qu’a connu Newton en observant la chute des corps, s’est transformé après eux en un outil pour construire des machines. L’être est devenu de l’avoir. Les bibliothèques sont remplies d’émerveillement qui s’est figé en encre. Y a-t-il une once de vérité dans ce gigantesque empilement de volumes ? Oui, si l’on pense que la vérité est un outil au service de l’avoir. Non, si l’on pense qu’elle est l’éclat de la réalité, selon la formule de Simone Weil, et qu’elle n’existe que dans la rencontre vivante avec elle. Mais il y a promesse de vérité dans chaque livre né d’un émerveillement, pour celui qui saura s’émerveiller à son tour en le lisant.
Le matérialisme et la technique modernes, comme le djihadisme, sont contenus en germe dans la dégradation de la réalité vivante en mots écrits. Opposer laïcisme et fanatisme, science et religion, c’est ordonner les choses selon une violence apparente, sans voir la véritable nature de la violence. Celle que l’avoir fait subir à l’être, en le chosifiant. C’est là l’origine de toute violence. Elle transforme l’émerveillement face à la vie, en une possession mortifère. Cette violence-là est autant le fait du religieux que du scientifique, lorsqu’ils croient l’un et l’autre posséder la vérité dans des mots ou dans des formules. Le scientifique est plus civilisé que le djihadiste, certes. Mais leur erreur est la même. Prendre la lettre pour l’esprit, la chose pour l’être.
Joaquim est membre de l’équipe du Saker Francophone