MAO ZEDONG ET LA SINISATION DU MARXISME
Par Bruno Guigue – Le 12 juin 2021
Repliés dans les campagnes pour fuir la répression, les communistes chinois vont écrire une nouvelle page de leur histoire. C’est auprès des paysans du Hunan et du Jiangxi, en effet, que Mao découvre une nouvelle radicalité, déployée loin des regards d’une élite moderniste qui l’ignore. Coïncidence frappante, il publie son « Rapport sur l’enquête menée dans le Hunan à propos du mouvement paysan » en mars 1927, soit un mois avant la tragédie de Shanghai, où les communistes sont massacrés par l’armée de Chiang Kaï-shek. Celui qui est déjà un militant influent, mais écarté de la direction du parti, l’invite à convertir son regard sur ce monde rural dont l’initiative révolutionnaire contraste avec son arriération présumée. Conversion qui prendra beaucoup de temps, et Mao sait qu’il heurte de front la conception même de la révolution chez les marxistes chinois. Sa thèse centrale, c’est que «le soulèvement paysan constitue un événement colossal» et que les révolutionnaires ont le choix entre trois possibilités : «Dans peu de temps, on verra dans les provinces du centre, du nord et du sud de la Chine des centaines de millions de paysans se dresser, impétueux, invincibles, tel l’ouragan, et aucune force ne pourra les retenir. Ils briseront toutes leurs chaînes et s’élanceront sur la voie de la libération. Ils creuseront le tombeau de tous les impérialistes, seigneurs de la guerre, fonctionnaires corrompus, despotes locaux et mauvais hobereaux. Ils mettront à l’épreuve tous les partis révolutionnaires, qui auront à prendre parti. Nous mettre à la tête des paysans et les diriger ? Rester derrière eux en nous contentant de les critiquer avec des gestes autoritaires ? Ou nous dresser devant eux pour les combattre ?»
Au-delà de l’invocation lyrique, le mouvement paysan, pour Mao, présente deux avantages considérables : il recèle un potentiel gigantesque dans un pays qui demeure essentiellement rural ; et il est suffisamment radical pour servir de base au processus révolutionnaire. Ces données objectives fixent la tâche des communistes, qui doivent organiser le mouvement paysan afin de l’enrôler au service de la révolution sous la conduite du prolétariat. «Qu’est-ce que le marxisme ?» résume-t-il en 1940 : «Ce sont les paysans faisant la révolution sous la direction du prolétariat. Quatre Chinois sur cinq sont des paysans. Il nous faut la force des cinq doigts, et s’il ne nous reste que le petit doigt le prolétariat est isolé». C’est pourquoi Mao s’emploie dès 1927 à réfuter les arguments de ceux qui incriminent les paysans pour leurs prétendus «excès» et jouent les vierges effarouchées devant la violence révolutionnaire : «La révolution n’est pas un dîner de gala ni une œuvre littéraire, ni un dessin ni une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance de tranquillité et de délicatesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme. La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre».
Conception vigoureuse de la révolution, qui balaie l’esprit de compromis et légitime l’action violente des masses qui s’en prennent à leurs oppresseurs. Car il s’agit de «renverser complètement le pouvoir des hobereaux, de jeter ces derniers au sol et même de leur mettre le pied dessus». Sans «une puissante poussée révolutionnaire», rien n’est possible, et celle-ci doit s’accompagner d’une «brève période de terreur» pour «réprimer l’activité des contre-révolutionnaires et renverser le pouvoir des hobereaux». Et au fond, c’est ce qu’enseigne la sagesse populaire : «Pour redresser quelque chose, on est obligé de le courber en sens inverse ; sinon, on ne peut le rendre droit».
Le second point essentiel, c’est l’analyse des rapports sociaux au sein même du monde rural. Car la paysannerie n’est pas une masse indifférenciée : «Il y a trois catégories de paysans : les riches, les moyens et les pauvres. Vivant dans des conditions différentes, ils ont des idées différentes sur la révolution». Or l’allié privilégié du prolétariat, c’est évidemment la paysannerie pauvre. «La force principale dans ce combat dur et obstiné qui se poursuit à la campagne a toujours été constituée par les paysans pauvres» car «ce sont eux qui acceptent le plus volontiers la direction du parti communiste». Lorsqu’il sera converti aux idées de Mao, la politique agraire du PCC ne dérogera pas à cette exigence : pour assurer le succès de la révolution dans les campagnes, il faut favoriser l’accès à la propriété des paysans pauvres par la réquisition et la redistribution des terres. Avec la paysannerie pauvre comme base sociale, et la révolution agraire comme programme, le communisme chinois peut aller jusqu’au bout de sa mutation historique : parti d’intellectuels urbains tentant d’encadrer des syndicats ouvriers, il devient une armée de paysans-soldats conduite par des révolutionnaires aguerris.
En raison de la répression, une deuxième conviction, chez Mao, est désormais solidement ancrée : le succès final dépend de la lutte armée, et pour gagner la guerre civile, il faut que le parti double l’outil politique d’un outil militaire. En clair : la renaissance du mouvement communiste à la campagne est inséparable de sa militarisation. Certes, le chemin sera long avant que Mao ne parvienne à constituer une force qui impose le respect à ses adversaires. Avec une poignée de rescapés, en octobre 1927, il établit la première base rouge dans les monts Jinggang, à la limite du Hunan et du Jiangxi. Il y reçoit le renfort de quelques milliers de combattants, conduits par un ancien officier converti au communisme, Zhu De. Retranchés dans ces districts ruraux, les communistes font l’expérience d’une administration révolutionnaire, qui distribue les terres aux paysans pauvres et oppose une résistance farouche aux offensives nationalistes.
Sous l’influence de Mao, une troisième conviction politique va bientôt animer ces communistes retranchés dans leurs bases rouges : la révolution démocratique-bourgeoise a été trahie par le Guomindang, devenu un parti contre-révolutionnaire. Leur horreur de la révolution agraire a poussé les officiers nationalistes, issus de la classe des propriétaires fonciers, dans les bras de Chiang Kaï-shek. Pour Mao, la Chine se trouve alors dans la situation de la Russie en 1905 : puisque la bourgeoisie a failli à sa tâche historique, la révolution doit poursuivre son cours sous la direction du prolétariat, c’est-à-dire du parti communiste. La Chine est «une semi-colonie placée sous un gouvernement impérialiste», et les différents seigneurs de la guerre représentent des impérialismes en concurrence, avides de se partager le monde au prix d’une nouvelle guerre mondiale. La stratégie maoïste consiste alors à consolider les bases rouges en poursuivant la révolution agraire.
En 1931, Mao est élu président de la première République soviétique chinoise, avec une bourgade du sud-Jiangxi comme capitale. Base centrale des forces communistes, cette région résiste à quatre campagnes d’annihilation menées par un Guomindang qui préfère combattre les communistes que les Japonais. Mais la cinquième campagne mobilise des moyens colossaux et avance prudemment, déjouant la stratégie de guérilla des rouges. Encerclés, ils préfèrent abandonner la base du Jiangxi pour sauver l’armée. En octobre 1934, 86 000 combattants s’échappent vers le sud-ouest. C’est la Longue Marche qui commence. Elle les mènera du sud du Jiangxi au nord du Shaanxi au terme d’une interminable retraite de 10 000 km parcourus en 370 jours. Sur les 86 000 hommes partis un an plus tôt, seuls 7 000 parviennent au but. Mais ils sont rejoints en cours de route par des milliers de nouvelles recrues paysannes.
Au Shaanxi, les communistes recréent aussitôt une nouvelle base rouge. Au cœur de cette enclave révolutionnaire, taillée dans un territoire aride et peu peuplé, s’installe le noyau d’une nouvelle Armée Rouge qui comptera un million d’hommes en 1945. Durant la période des soviets du Jiangxi et de la Longue Marche, Mao n’a pas seulement imposé sa stratégie paysanne à ses camarades. Celui qui n’est encore qu’un dirigeant parmi d’autres a surtout transformé l’outil militaire du parti. Ce que les communistes chinois lui doivent, incontestablement, c’est une doctrine stratégique adaptée aux conditions de la lutte. La guérilla a permis aux combattants rouges de compenser leur infériorité numérique et leur absence de matériel lourd. Éprouvée lors de la résistance aux campagnes d’annihilation, son efficacité contribuera aussi à la défaite de l’envahisseur japonais, comme elle inspirera plus tard les mouvements de libération nationale en Asie, en Afrique et en Amérique latine.
Du Jiangxi au Shaanxi, l’équation gagnante du maoïsme change seulement d’échelle. Pour l’essentiel, elle demeure la même : un parti centralisé et discipliné, des villageois mobilisés par la révolution agraire, une puissante armée à base paysanne, et des enclaves révolutionnaires autonomes qui essaiment autour d’une base rouge fortifiée. C’est dans cette Chine rebelle, pour la deuxième fois, que les communistes instaurent un ordre inhabituel : les terres sont redistribuées et les impôts allégés ; le chômage, l’opium, la prostitution et le mariage forcé éliminés ; l’alphabétisation, la scolarisation et l’hygiène mises en oeuvre. Révolution en miniature, la République des soviets du Shaanxi porte la promesse d’une profonde transformation sociale à l’échelle du pays tout entier.
En faisant de la paysannerie la force motrice de la révolution chinoise, Mao Zedong a rompu les amarres avec le modèle soviétique. Au moment où il se donne les moyens de la victoire finale, il affranchit définitivement le communisme chinois des directives de l’Internationale. Le triomphe à venir, celui qui adviendra en 1949, il l’assoit sur le mouvement souterrain de ces masses rurales dont la misère réclame une transformation radicale des rapports sociaux. Simultanément, il renoue avec la tradition multi-séculaire des jacqueries paysannes qui scandent l’histoire chinoise. Si le saut qualitatif opéré dans la stratégie révolutionnaire l’éloigne du marxisme orthodoxe, il le rapproche des caractéristiques nationales héritées d’un lointain passé. La nouveauté radicale du maoïsme le relie, en même temps, à ce qu’il y a de plus profond dans l’identité politique du peuple chinois : classe révolutionnaire par excellence, la paysannerie a une expérience immémoriale de la lutte des classes.
Lorsqu’il écrit l’histoire de la Chine à l’attention des militants du parti, Mao rappelle que «les paysans chinois, soumis à l’exploitation économique et à l’oppression politique, ont vécu pendant des siècles en esclaves, dans la misère et la souffrance», mais que «le peuple chinois a toujours recouru à la révolution», et que «dans la plupart des cas, les changements de dynastie étaient dus à des insurrections paysannes». Cette classe dont Marx annonçait la disparition, Mao en fait le levier qui lui permettra de changer la Chine, il l’élève au rang d’acteur collectif de sa transformation révolutionnaire. Cette stratégie, nombreux sont ceux qui ne l’ont pas comprise. Devenu trotskyste, Chen Duxiu ironise sur le «marxisme des montagnes», et son nouveau mentor Trotsky ne reconnaît aucune vertu à ces soviets ruraux qu’il compare aux rêveries des populistes russes. A droite, c’est un aveuglement total dicté par l’égoïsme de classe : d’une hostilité viscérale à la révolution agraire, le Guomindang dressera contre lui des paysans qui réclamaient le droit de vivre de leur travail et la fin des abus féodaux.
Révolution paysanne assise sur une force armée qu’encadre un parti discipliné, le maoïsme ne l’aurait pas emporté, toutefois, s’il n’avait pas répondu à une profonde crise nationale. Dès l’origine, le parti épouse les protestations populaires contre les puissances coloniales et leur politique prédatrice. Dans le sillage du Mouvement du 4 mai 1919, il entend sauver la Chine du chaos et venger son humiliation. Ce qui motive les jeunes intellectuels qui fondent le parti communiste, ce qui les tourne vers la révolution, c’est l’impératif d’une modernisation sans laquelle la Chine est vouée à demeurer dans la dépendance des nations développées. Contre cette fatalité présumée du développement inégal, ce destin fatidique d’une infériorité chinoise qui contraste avec sa grandeur passée, les communistes cherchent un remède : ils pensent l’avoir trouvé dans la révolution. C’est pourquoi le nationalisme anti-impérialiste est une composante essentielle du communisme chinois. Ce n’est pas un hasard si le parti connaît un formidable flux d’adhésions lors des manifestations anti-impérialistes de mai 1925. Et en dépit de son issue fatale, la fusion avec le Guomindang lors du premier front uni a contribué à la popularité du PCC en le présentant comme une composante du mouvement nationaliste. Ce mariage de raison l’a identifié à un renouveau national dont la bourgeoisie, en refusant de l’assumer, lui a finalement transmis le fardeau. Déterminés à réaliser l’unité et l’indépendance de la Chine, les communistes sont les premiers, lors de l’agression japonaise, à prôner l’alliance de toutes les forces nationales contre l’envahisseur.
Comment résoudre cette crise nationale, sur quelles forces sociales faut-il s’appuyer ? Mao Zedong a tranché ce nœud gordien en inventant une formule inédite, où le paysan pauvre supplée l’ouvrier d’usine et le parti se fait parti-armée. La guerre de partisans contre les Japonais est le point d’orgue d’une mutation du parti communiste en puissante force militaire, engagée dans la résistance à l’envahisseur et décidée à unifier le pays. Celui qui était en 1927 un obscur officier dissident, Zhu De, va bientôt devenir le chef d’une immense Armée Rouge. Auréolée de son combat héroïque contre l’occupant, elle affrontera l’armée du Guomindang soutenue par Washington, et après l’avoir vaincue, elle prendra le contrôle du pays. Mais pour les communistes chinois, cette libération nationale est inséparable de la révolution sociale dont elle porte la promesse. En raison de la trahison de la bourgeoisie ralliée à Chiang Kaï-shek, la réalisation de l’unité et de l’indépendance nationales, normalement dévolue à la révolution démocratique, est une tâche qui incombe au parti communiste. C’est pourquoi Mao l’élève au rang d’objectif prioritaire : la lutte des classes, dans la situation concrète où se trouve la Chine en 1937, c’est la lutte pour la libération nationale. Et pour s’acquitter de cette tâche historique, Mao comprend qu’il faut «tirer parti du caractère révolutionnaire de la guerre de résistance pour en faire une guerre du peuple».
Cette guérilla antijaponaise, annonce-t-il, sera déterminante pour l’issue du conflit. Car la Chine est «un grand pays faible attaqué par un petit pays puissant», et la guerre de partisans y exercera une fonction non seulement tactique, mais stratégique : l’envahisseur «finira par être englouti dans l’immense mer chinoise». Stratégie couronnée de succès : à partir de leur forteresse rouge du Shaanxi, les combattants communistes s’infiltrent peu à peu dans l’ensemble de la Chine du Nord et s’installent derrière les lignes japonaises où ils multiplient coups de main et sabotages. Aussi le parti peut-il jouer la carte du second front uni et de la défense nationale. Toutes les énergies doivent être tendues vers un seul objectif : la libération et l’unification de la patrie. Quand Sun Yat-sen élevait le renouveau national au rang de priorité absolue, il avait raison, dit Mao. Il manquait seulement à sa doctrine ce qui lui eût permis d’accomplir ses vues, mais que la composition sociale du parti nationaliste lui interdisait d’accomplir : la mobilisation des masses. C’est en enrôlant les paysans, cette armée de réserve inépuisable, que l’Armée Rouge réussit non seulement à consolider ses bases, mais à provoquer la défaite des troupes d’occupation.
Résumons, pour conclure, les véritables leçons de ce maoïsme dont la guerre de partisans est le condensé stratégique : c’est en affrontant la réalité d’une crise paroxystique, à la fois nationale et sociale, que la stratégie révolutionnaire fera la preuve de son efficacité ; c’est en mobilisant les immenses ressources de la paysannerie que la révolution chinoise parviendra au but ; c’est en militarisant la révolution dans une lutte sans merci que le parti communiste l’emportera sur le féodalisme et l’impérialisme ; c’est en transformant la résistance à l’envahisseur en guerre de partisans que cette lutte libératrice chassera l’occupant et réunifiera le peuple chinois. En bref, c’est toujours à l’épreuve de la pratique révolutionnaire, de la lutte des classes et de la lutte de libération nationale, que la théorie révolutionnaire peut démontrer sa validité.
Mais en sinisant le marxisme, Mao fait d’une pierre deux coups : il donne ses chances à la révolution chinoise, et il donne sa véritable signification au marxisme lui-même. «Il n’existe pas de marxisme abstrait, mais seulement un marxisme concret», déclare Mao dans son rapport d’octobre 1938. «Ce que nous appelons le marxisme concret, c’est le marxisme qui a pris une forme nationale, c’est-à-dire un marxisme appliqué à la lutte concrète dans les conditions concrètes qui prévalent en Chine. Si un communiste chinois qui fait partie du grand peuple chinois, est uni à son peuple par sa chair et son sang, et parle du marxisme sans les particularités chinoises, son marxisme n’est qu’une abstraction vide. En conséquence, la sinisation du marxisme devient un problème qui doit être compris et résolu sans délai par le parti tout entier. Nous devons mettre un terme au formalisme d’origine étrangère. Moins de répétitions de refrains creux. Place à un style nouveau, vivant, chinois, plaisant à l’œil et à l’oreille pour les simples gens». Ce qui vaut pour les pays européens, par conséquent, ne vaut pas nécessairement pour la Chine. «En Occident, la révolution est passée, comme pour la révolution soviétique, par une longue période de lutte légale, la guerre n’étant que la phase ultime du combat pour s’emparer des villes puis des campagnes. Dans la Chine féodale, aucun problème ne peut être réglé sans recours à la force armée. En Chine, le pouvoir est au bout du fusil».
Bruno Guigue
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