Par Jean-Luc Baslé – Le 30 novembre 2021
Dans son discours présidentiel du 15 avril, Vladimir Poutine a demandé aux États-Unis et au monde occidental en général de ne pas franchir certaines « lignes rouges ». S’ils le font, la réponse russe sera « asymétrique, rapide et dure », ajoutant pour faire bonne mesure que ceux qui « menacent les intérêts fondamentaux de notre sécurité regretteront ce qu’ils ont fait comme ils n’ont rien regretté depuis longtemps ». Par ces mots, il répète son opposition maintes fois déclarée à l’hégémonie des États-Unis, baptisée « Nouvel ordre mondial » par George W. H. Bush dans son discours du 11 septembre 1990, et rebaptisée « America is back » par Joe Biden.
Poutine n’a pas défini ces « lignes rouges », ce qui amène à se demander ce qu’elles pourraient être. Serait-ce pour la consommation intérieure ? Peu probable. Il semblerait plutôt que le discours ait été prononcé en réaction à la prise de conscience qu’un effort concerté sur trois fronts visant à déstabiliser la Russie avait été lancé en mars et avril par le biais de l’affaire Navalny, du projet d’invasion du Donbass par Volodymyr Zelenskiy et de la tentative d’assassinat d’Alexandre Loukachenko, président du Belarus. Aucun ne s’est concrétisé, mais Poutine a été suffisamment secoué pour tracer des « lignes rouges », qu’il a étayées par une description des armes les plus avancées de la Russie, telles que le missile hypersonique international Avangard, les systèmes laser de combat Peresvet, le missile balistique intercontinental Sarmat, etc. confirmant ainsi son discours présidentiel de 2018, dont l’objet était d’avertir le monde que la Russie dispose des moyens nécessaires pour défendre ses intérêts vitaux. Poutine dit également aux États-Unis que le moment unipolaire, qui a commencé en décembre 1991 avec l’effondrement de l’Union soviétique, est terminé. Les relations de la Russie avec les États-Unis sont revenues au niveau où elles étaient pendant la guerre froide.
« Guerre froide » – c’est l’expression que Dmitri Medvedev utilise dans un récent article, intitulé à dessein : « Leçons d’histoire non apprises », pour décrire l’état des relations russo-américaines, ajoutant qu’elles « sont passées de la compétitivité à la confrontation ». Confirmant l’analyse de Poutine, il rend la politique étrangère de Washington responsable de cet état de fait. La nouvelle administration ne réalise pas que le monde unipolaire des années 1990 appartient au passé. Il a été remplacé par un monde multipolaire, dans lequel la Russie et la Chine ont une « capacité militaro-politique » comparable à celle des États-Unis. Medvedev s’interroge : si une crise de type cubaine devait se reproduire, Washington aurait-il la sagesse de faire des compromis comme l’a fait l’administration Kennedy en 1962 ou amènerait-il le monde à un « point de rupture » ?
En avril 2014, le Royal Institute of International Affairs a publié un rapport dans lequel il révèle que pendant la guerre froide, à treize reprises, le monde a échappé de justesse à un holocauste nucléaire en raison d’une erreur humaine ou technique. Dans ce contexte, la question de Medvedev est d’autant plus appropriée que les États-Unis se sont retirés unilatéralement de plusieurs accords nucléaires (ABM, INF, Open Sky) au cours des quinze dernières années, rapprochant le monde de l’époque précédant la crise de Cuba. En 1947, d’anciens scientifiques du projet Manhattan ont conçu une horloge de l’apocalypse : plus l’aiguille est proche de minuit, plus le monde est proche d’un holocauste nucléaire. Aux beaux jours de la Détente, elle était à minuit moins 17. En janvier 2020, les scientifiques l’ont portée à 100 secondes avant minuit. elle n’a jamais été aussi proche. L’attaque sur trois fronts l’a rapproché de minuit. Ironiquement, le langage dur de Poutine l’a quelque peu repoussée.
Les médias occidentaux ont peu mentionné le discours de Poutine. Le New York Times a publié plusieurs articles et un éditorial. Ils ont à peine mentionné les « lignes rouges » et ont décrit le ton du discours comme étant vindicatif. Ils semblent se demander de quoi il s’agit. Tatiana Stanova, « une analyste russe qui étudie M. Poutine depuis des années », estime que le dirigeant russe s’est vu confier un « mandat historique » pour restaurer la gloire passée de la Russie. C’est peut-être l’un de ses objectifs, mais ce n’est pas le plus important. Son objectif premier est de protéger la Russie des agressions étrangères, de préserver la culture et les valeurs historiques de la Russie, bref de sauvegarder sa spécificité. En aucun cas, il n’accepterait que la Russie soit dissoute dans une mondialisation mercantile dirigée par des ploutocrates peu recommandables.
Il l’a clairement exprimé dans son discours de 2007 à la Conférence de Munich sur la sécurité, lorsqu’il a déclaré que non seulement un monde unipolaire est inacceptable, mais qu’il n’a pas non plus de fondement moral. À l’époque, il était seul. Xi Jinping est maintenant à ses côtés. Lors du Forum de Boao, le 20 avril, le dirigeant chinois a déclaré que « ce dont nous avons besoin dans le monde d’aujourd’hui, c’est de justice, pas d’hégémonie ». Tous deux se sont opposés au Nouvel Ordre Mondial en faveur d’un monde multipolaire – moins rigide, certes, mais plus instable. Alors, qu’en sera-t-il ? La réponse se trouve à Washington DC.
Jean-Luc Baslé
Traduit par Hervé pour le Saker Francophone