Sur mon retour: un patricien romain raconte comment il a vécu l’effondrement de l’empire


Par Ugo Bardi – Le 29 mai 2015 – Source Cassandra Legacy

Le Ve siècle a vu les derniers soubresauts de l’Empire romain d’Occident. De ces temps troublés, nous n’avons que quelques documents et images. Ci-dessus, vous pouvez voir l’un des rares portraits qui nous est parvenu de quelqu’un qui a vécu en ces temps : l’empereur Honorius, qui règnait sur ce qui restait de l’Empire romain d’Occident de 395 à 423. Son expression semble celle de la surprise, comme s’il était surpris de voir les catastrophes qui ont lieu au cours de son règne.

À un certain moment, au cours des premières décennies du Ve siècle, probablement en 416, Rutilius Namatianus, un patricien romain, a quitté Rome – alors devenue l’ombre de son ancienne gloire – pour se réfugier dans ses possessions dans le sud de la France. Il nous reste un rapport de son voyage intitulé De Reditu suo, ce qui signifie Sur mon retour, que l’on peut encore lire aujourd’hui, presque complètement.

Quinze siècles après la chute de l’Empire romain d’Occident, nous trouvons dans ce document une source précieuse d’informations sur un monde qui cesse d’exister et qui nous a laissé si peu. C’est un rapport qui ne peut que nous faire nous demander comment il se pourrait que Namatianus se soit tant trompé sur ce qui se passait autour de lui et dans l’Empire romain. Il nous dit aussi beaucoup de choses sur la façon dont nos élites comprennent si mal ce qui se passe pour nous.

Pour comprendre le De Reditu suo, nous avons besoin de comprendre l’époque d’où il écrit. Très probablement, Namatianus est venu à Rome au cours des dernières décennies du IVe siècle, sous le règne de Théodose 1er (347-395 C.E.), le dernier empereur à régner à la fois sur les moitiés occidentale et orientale de l’Empire. Lorsque Théodose mourut, en 395 CE, les dernières convulsions de l’Empire romain d’Occident ont commencé, qui conduiraient à sa disparition officielle en 476 AD. Mais, à l’époque de Namatianus, il y avait encore des empereurs romains, il y avait encore un Sénat romain, il y avait encore la ville de Rome, peut-être alors la plus grande ville d’Europe occidentale. Et il y avait encore les armées romaines chargées de défendre l’Empire contre les envahisseurs. Tout cela devait disparaître rapidement, beaucoup plus rapidement que quiconque aurait pu le deviner à cette époque.

Namatianus doit avoir été un important patricien à Rome, quand Stilicho a conduit ce que Gibbon appelle «la dernière armée de la République» afin d’arrêter les Goths qui descendaient vers Rome pour une bataille qui a eu lieu en 406 CE. Ensuite, il y a eu la chute de Stilicho, exécuté pour trahison sur ordre de l’empereur Honorius. Puis, il y eut l’invasion des Goths d’Alaric 1er et leur prise de Rome en 410 C.E. Dans l’ensemble, Namatianus a vu la chute de sept prétendants au trône occidental, plusieurs grandes batailles, le sac de Rome et bien plus encore.

Ces temps troublés ont vu un certain nombre de personnages dont nous nous souvenons encore aujourd’hui. Parmi ceux qui étaient contemporains de Namatianus, nous avons Galla Placidia, la dernière (et seule) impératrice de l’Empire romain d’Occident, et il est probable que Namatianus l’ait connue personnellement comme jeune princesse. Namatianus doit également avoir connu, au moins par sa renommée, Hypatie, la philosophe païenne assassinée par les chrétiens en Égypte en 415 CE. Il a aussi probablement connu Augustin (354-430), évêque de la ville romaine de Hippo Regius, en Afrique. Il y a plus de personnages historiques contemporains de Namatianus, mais il est peu probable qu’il ait jamais entendu parler d’eux. L’un d’eux était un jeune guerrier errant dans les plaines orientales d’Europe, dont le nom était Attila. Un autre (peut-être) était un chef de guerre de la région appelée Britannia, dont nous nous souvenons sous le nom d’Arthur. Enfin, Namatianus n’a probablement jamais entendu parler d’un jeune patricien romain né en Britannia romaine, quelqu’un nommé Patricious (plus tard connu comme « Patrick »), qui voyage vers l’île lointaine appelée Hybernia (aujourd’hui connu comme l’Irlande) une vingtaine d’années après que Namatianus eut commencé son voyage vers Gallia.

Mais qui était Namatianus, lui-même? La plupart de ce que nous savons de lui vient de son propre livre, De Reditu Suo, mais cela nous suffit pour en apprendre assez sur lui et sa carrière. Donc, nous savons qu’il venait d’une famille riche et puissante basée en Gaule, la France moderne. Il a occupé des postes prestigieux à Rome : d’abord, il était magister officiorum, quelque chose comme secrétaire d’État, puis praefectus Urbi, gouverneur de Rome.

Pendant ces temps troublés, les empereurs avaient quitté Rome pour un refuge plus sûr dans la ville de Ravenne sur la côte italienne de l’Est. Donc, pendant un certain temps, Namatianus doit avoir été la personne la plus puissante de la ville. Il a probablement été chargé de défendre Rome contre l’invasion des Goths; mais il n’a pas réussi à les empêcher de prendre la ville et de la mettre à sac en 410. Peut-être, a-t-il également tenté – sans succès – d’empêcher l’enlèvement par les Goths de la fille de l’empereur Théodose 1er, Galla Placidia, qui devint plus tard impératrice. Il doit aussi avoir été impliqué de quelque façon dans les événements dramatiques qui ont vu le Sénat romain accuser la veuve de Stilicho, Serena, de trahison et l’exécuter par strangulation (ces années ont été riches en événements, en effet).

Nous ne savons pas si tout ou partie de ces événements peuvent être considérés comme liés à la décision de Namatianus de quitter Rome (peut-être même de la fuir). Peut-être avait-il d’autres raisons, peut-être a-t-il tout simplement abandonné l’idée de rester dans une ville à moitié détruite et dangereuse. Mais, pour ce qui nous intéresse ici, nous pouvons dire que s’il y avait une personne qui pouvait avoir une vision claire de la situation de l’Empire, cette personne était Namatianus. Comme préfet de Rome, il devait avoir accès aux rapports venant à lui de toutes les régions encore détenues par l’Empire. Il devait connaître les mouvements des armées barbares, l’agitation dans les territoires romains, les révoltes, les bandits, les usurpateurs et les complots de l’empereur. En outre, il était un homme de culture, c’est ainsi, que plus tard, il a pu écrire un long poème, son De Reditu Suo. Certes, il connaissait l’histoire romaine, comme il avait du avoir connaissance des travaux des historiens romains, Tacite, Tite-Live, Salluste et d’autres.

Mais Namatianus pouvait-il comprendre que l’Empire romain d’Occident s’effondrait? Étonnamment, peut-être qu’il ne le pouvait pas. C’est clair dans son rapport de son voyage à Gallia par la mer. Il suffit de lire cet extrait de De Reditu Suo :

J’ai choisi la mer car les routes par la terre au niveau de la mer sont inondées par les rivières. Sur un terrain plus élevé, elles sont barrées par des rochers. Depuis la Toscane et depuis que la voie Aurélienne, après avoir subi les outrages des Goths par le feu ou l’épée, ne peut plus contrôler les forêts avec des fortins ou une rivière avec un pont, il est préférable de confier mes voiles au caprice des vents.

N’est-ce pas incroyable? S’il y avait une chose dont les Romains avaient toujours été fiers, c’était bien de leurs routes. Ces routes avaient un but militaire, bien sûr, mais tout le monde pouvaient les utiliser. Un empire romain sans routes n’était plus l’Empire romain, il devenait tout à fait autre chose. Pensez à Los Angeles sans autoroutes. Namatianus nous parle aussi de ports ensablés, de villes désertées, de paysage de ruines qu’il voit comme il se déplace au nord le long de la côte italienne.

Mais Namatianus, vraiment, ne comprend rien à ce qui se passe. Il ne peut que l’interpréter en tant que revers temporaire. Rome a vu des temps difficiles, semble-t-il penser, mais les Romains ont toujours triomphé de leurs ennemis. Cela a toujours été comme ça et cela le sera toujours; Rome deviendra puissante et riche à nouveau [America great again?, NdT]. Namatianus n’est jamais direct dans ses accusations, mais il est clair qu’il voit une situation qui est la conséquence de Romains ayant perdu leurs anciennes vertus. Selon lui, tout cela est la faute des chrétiens, cette secte pernicieuse. Il suffirait de revenir aux anciennes méthodes et aux anciens dieux, et tout irait bien à nouveau.

C’est encore plus glaçant dans le rapport sur les villes en décomposition et les fortifications. Comment Namatianus pouvait-il avoir une si courte vue? Comment se peut-il qu’il ne voie pas que la chute de Rome est causée par bien plus que la perte des vertus patriarcales des anciens? Et pourtant, ce n’est pas seulement le problème de Namatianus. Les Romains n’ont jamais vraiment compris ce qui se passait dans leur empire, sauf en termes de revers militaires qu’ils ont toujours vus comme temporaires. Ils semblaient toujours penser que ces revers pourraient être redressés en augmentant la taille de l’armée et en construisant plus de fortifications. Et ils ont été pris dans une spirale mortelle dans laquelle plus les ressources étaient investies dans les armées et les fortifications, plus pauvre devenait l’Empire. Et plus l’Empire devenait pauvre, plus il était difficile de maintenir sa cohésion. En fin de compte, au milieu du Ve siècle, il y avait encore des gens à Ravenne qui prétendaient être des empereurs romains, mais personne ne faisait plus attention à eux depuis longtemps.

Donc Namatianus nous donne un aperçu précieux de ce que c’est de vivre un effondrement de l’intérieur. La plupart des gens ne voient pas qu’il se produit – c’est comme être un poisson : vous ne voyez pas l’eau. Maintenant, pensez à notre époque. Vous voyez le problème?

Note de l’auteur

Le De Reditu Suo nous est arrivé incomplet et nous ne savons pas quelle était la conclusion du voyage en mer de Namatianus. Certes, il doit être arrivé quelque part, parce qu’il a pu terminer son rapport. Très probablement, il a pu atteindre ses terres en Gaule et peut-être y a-t-il vécu jusqu’à sa vieillesse. Mais on peut aussi imaginer un destin plus difficile pour lui si on se réfère à un document contemporain, le Eucharisticos écrit par Paulinus de Pella, un autre riche patricien romain. Paulinus a durement combattu pour maintenir ses grandes propriétés en France, malgré les invasions barbares et l’effondrement de la société, mais il a constaté que les titres fonciers ne sont que de peu de valeur s’il n’y a pas de gouvernement pour les faire respecter. Dans sa vieillesse, il a été forcé de se retirer dans un petit domaine à Marseille, rapportant qu’au moins il était heureux d’avoir survécu. Peut-être quelque chose de semblable est-il arrivé aussi à Namatianus. Même ceux qui ne comprennent pas l’effondrement sont condamnés à le vivre.

Ugo Bardi

Traduit par Hervé pour le Saker Francophone

Commentaire d’un lecteur

En 337, Constant devient empereur romain.

En 342, Constant autorise une tribu franque, les Francs Saliens, à s’installer à l’intérieur de l’Empire romain. Constant les laisse s’installer en Toxandrie. C’est la région où le Rhin se jette dans la mer du Nord.

En échange de cette autorisation, les Francs Saliens sont chargés de défendre l’Empire romain contre les attaques des autres tribus franques et contre les attaques des Huns. Les Francs Saliens deviennent les garde-frontières de l’Empire romain. Ils protègent la frontière nord.

Citation :

L’activité du jeune empereur occidental, outre ses prises de position religieuses opposées à l’arianisme offensif de son frère en Orient, se concentra pendant la dizaine d’années où il fut au pouvoir sur les problèmes de défense des frontières septentrionales. Il combattit notamment sur le Rhin contre les Francs, puis décida d’installer les Francs Saliens en 342 en Toxandrie. » (Christine Delaplace et Jérôme France, Histoire des Gaules, édition Armand Colin, page 145)

En 342, les Francs Saliens prennent le statut de « fédérés » : ils sont un peuple barbare installé à l’intérieur de l’Empire romain par un traité appelé « foedus ».

Citation :

Pour la première fois, des Barbares recevaient le statut de soldats fédérés, chargés d’assurer la défense du territoire que l’Etat romain leur concédait. Cette décision impériale inaugurait une nouvelle politique dont les conséquences ne seraient clairement visibles qu’un demi-siècle plus tard. En tout cas, elle favorisa l’assimilation, l’acculturation rapide des Francs dans le creuset romain, humain et culturel que constituait l’armée. » (page 146)

Pendant un siècle, tout va bien.

Pendant un siècle, il y a une loyauté des Francs Saliens vis-à-vis de l’Empire romain qui les a accueillis sur son territoire.

Un exemple de cette loyauté : en 451, Mérovée est le roi des Francs Saliens. Avec ses guerriers, Mérovée accepte de combattre aux côtés de l’armée romaine dirigée par Aétius pour repousser une attaque des Huns. Les guerriers Francs Saliens et l’armée romaine remportent cette bataille des champs Catalauniques.

Mais après ?

Petit à petit, les Francs cessent de montrer de la loyauté envers l’Empire romain. Ils se retournent CONTRE l’Empire romain qui les avait accueillis [et utilisés, Ndt] !

Les Francs trahissent l’Empire romain. Les Francs attaquent le général romain Syagrius, qui contrôlait la partie nord de la Gaule : les Francs remportent la bataille de Soissons en 486. Progressivement, les Francs envahissent toute l’Europe de l’ouest. L’Empire romain disparaît. L’Europe de l’ouest devient un empire franc :

phases de l'extension du royaume des Francs
Conclusion :

il ne faut pas laisser entrer en masse les hommes d’une civilisation différente. Leur loyauté envers nous ne dure jamais longtemps. Si nous les laissons entrer en masse, ils finissent par nous trahir … et ils finissent par nous envahir.

L’Histoire est un éternel recommencement.

Bruno A.

Note du Saker Francophone

L'effondrement de l'Empire romain a beaucoup à nous apprendre, comme d'ailleurs l'émergence de la chrétienté sur ses décombres. Les élites romaines ont habilement sauté d'une religion dans l'autre pour continuer à dominer le jeu. La question n'est donc pas de savoir si on pourra arrêter le déclin de notre empire à nous mais de savoir ce qui va sortir de son effondrement. Il faut donc réserver ses forces à des combats utiles, observer puis agir.

Lien : Rutilius Namatianus du site lachute.over-blog.com

LaChute propose une lecture personnelle du texte avec une autre vision que celle de Bardi dont le talent est de faire ressortir les pépites de l'histoire romaine. On peut juste lui reprocher de tenter de s'en servir pour justifier sa vision d'une mondialisation heureuse. Ce qui nous rassemble c'est le principe de l'effondrement. L'analyse de ce qui va en ressortir reste l'apanage de chacun.
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