Pourquoi une transformation socio-écologique est impossible sans changer les structures profondes de notre économie
Par Fabian Scheidler – Le 25 avril 2016 – Source degrowth.de
Le fait d’ouvrir un journal ou d’écouter les nouvelles à la radio nous expose à un flot de messages catastrophiques : les sécheresses dévastatrices, les États défaillants, les attaques terroristes, et les accidents financiers. Vous pouvez considérer chacun de ces incidents comme des phénomènes singuliers sans rapport entre eux, ce qui est exactement ce que la présentation commune des nouvelles nous suggère de faire. Vus sous un autre angle, cependant, ils apparaissent comme des symptômes d’une crise systémique, avec différentes branches qui ont des racines communes.
Mais dans quelle mesure faisons-nous partie d’un système plus vaste? Certainement, un paysan kenyan et un banquier de Wall Street, un secrétaire d’État allemand et un policier irakien ont des environnements de vie totalement différents – et pourtant ils sont reliés par un système mondial qui veille à ce que le secrétaire d’État puisse boire du café du Kenya et que l’appartement de grand standing du banquier soit chauffé avec du pétrole qui circule à travers les pipelines gardés par la police irakienne. Ce système accueille et organise les flux de biens et de capital financier, ainsi que les flux d’informations et d’idées sur la façon dont le monde est, et comment il devrait être. Ce réseau complexe a – comme tous les systèmes sociaux – une histoire. Il a un début, une évolution et – éventuellement – aussi une fin.
La méga-machine
Le système mondial qui nous relie est connu sous différents noms. Certains l’appellent le «système-monde moderne», d’autres le «capitalisme mondial». J’utilise la métaphore de la méga-machine, inventée par l’historien Lewis Mumford. La méga-machine moderne a émergé en Europe il y a environ 500 ans, à l’issue de luttes sociales de longue durée, et s’est répandue depuis dans le monde entier, avec une vitesse explosive. Dès le début, elle a fourni une fabuleuse augmentation de la richesse pour une petite minorité. Pour la majorité, en revanche, elle a signifié l’appauvrissement, l’exploitation radicale, la guerre, le génocide et la destruction des ressources naturelles.
Au début de l’époque moderne – à partir du XVe siècle – les fondations d’un système commercial et financier transnational et une division mondiale du travail existaient déjà. Cependant, ces structures économiques ont été incapables de fonctionner par elles-mêmes. Elles étaient et sont toujours dépendantes de l’État, qui peut faire respecter les droits de propriété, fournir des infrastructures, défendre les routes commerciales, amortir les pertes économiques et assurer une certaine résistance contre les injustices du système. Dans cette optique, l’État et le marché ne sont pas des forces opposées (comme c’est souvent revendiqué), mais ont toujours émergé d’une manière co-évolutionnaire, comme faisant partie d’une plus grande structure.
Ce système comprend également un cadre idéologique qui légitime l’expansion par la force et la mise en œuvre du système, en décrivant cette expansion comme étant une mission salutaire. Un exemple populaire contemporain en est l’invocation de nos valeurs occidentales. Autrefois, les termes tels que christianisme (par opposition à païens), Occident ou civilisation (par opposition aux sauvages) ou développement (par opposition à sous-développés) étaient utilisés à cet effet. Le principe d’organisation dominant de la méga-machine est l’accumulation sans fin du capital ou, plus simplement : multiplier l’argent éternellement. C’est quelque chose de nouveau dans l’Histoire humaine. Auparavant, il a existé beaucoup de systèmes dans lesquels les gens ont accumulé d’immenses richesses à travers l’exploitation des autres. Il y aussi eu des sociétés qui ont détruit leurs propres ressources naturelles et leurs moyens d’existence et de ce fait se sont détruites elles-mêmes. Aucune d’entre elles, cependant – de l’Empire romain aux Mayas – n’était basée sur une accumulation sans fin, c’est à dire sur l’augmentation quasi automatique des biens, et de l’argent qui devient une fin en soi.
Cette logique bizarre qui a émergé au début des temps modernes, est le moteur central de l’expansion agressive et de la croissance permanente dont le système a besoin pour exister. De nouveaux marchés et de nouvelles sources d’énergie doivent être rendus accessibles par tous les moyens – y compris la violence – et des espaces naturels toujours plus grands sont exploités pour le système économique. Selon cette logique, toute pause, toute décélération ou modération est équivalente à une crise et à l’effondrement. Ceci est la raison pour laquelle – comme nous le verrons plus loin – tous les espoirs que la technologie verte seule nous sauverait de l’effondrement écologique, sont illusoires.
Dans les rouages de l’accumulation sans fin
La logique de l’accumulation de l’argent a sa propre dynamique, qui dépasse largement la cupidité individuelle. Un exemple de ceci est la forme juridique des sociétés par actions, qui a été mise au point il y a environ 400 ans, et constitue l’un des principaux moteurs de l’accumulation depuis lors. En privé, le président du conseil d’administration d’une grande entreprise cotée en bourse, pourrait être gourmand ou modeste, un écolo ou un climato-sceptique. Mais indépendamment de ses préférences personnelles, sa fonction est simplement d’optimiser le résultat trimestriel de la société. S’il ne remplit pas cette fonction, ou le fait insuffisamment, le système l’éjecte.
Les organisations les plus puissantes du monde sont construites selon ce principe. Les 500 plus grandes entreprises dans le monde – la plupart d’entre elles des sociétés anonymes – génèrent la moitié du PIB mondial. Leurs produits – les voitures et la médecine, les sucettes et les mitrailleuses, le fourrage des animaux et l’électricité – sont des moyens interchangeables à leur véritable fin : la multiplication sans fin de l’argent. Une fois que la demande pour certains produits est satisfaite, de nouvelles demandes doivent être créées. Voilà pourquoi il est indispensable de transformer les gens en consommateurs, dont la contribution à la vie sociale est réduite à acheter des choses, aussi absurdes, inutiles ou même nuisibles qu’elles puissent être. Dans cette logique, il n’y a de place ni pour des décisions communes concernant le but et le sens des activités économiques, ni pour se demander ce dont les gens ont vraiment besoin et comment ils veulent vivre.
Les limites du système
Au XXIe siècle, cependant, les cinq cents ans d’expansion de la méga-machine ont atteint des limites insurmontables. D’une part, la machine à accumuler bégaie : le grand nombre de personnes pauvres à travers le monde et les classes moyennes en ruine, ne dispose pas de l’argent nécessaire pour continuer à acheter à des prix viables une production toujours grandissante. C’est la raison pour laquelle l’économie est en train de changer et finance des bulles spéculatives qui explosent dans des accidents toujours plus graves, déstabilisant davantage encore les économies ainsi que les États. Plus les propriétaires du capital parviennent à réduire efficacement les salaires et à se soustraire à l’impôt, plus cela amplifie la dégénérescence due à la crise. Une taxation massive de la richesse pour le financement de programmes économiques publics pourrait relancer la redistribution et semble ainsi être la seule façon d’inverser la tendance, pour obtenir de la méga-machine qu’elle fonctionne à nouveau.
Toutefois, c’est exactement ce à quoi presque toutes les forces prédominantes, entraînées par le profit à court terme, s’opposent fermement. Mais même en cas de succès, un tel nouveau programme de croissance nous ferait sentir la seconde limite d’autant plus rapidement : la destruction de nos moyens de subsistance naturels. Cette limite ne concerne pas le climat seul, mais aussi nos sols, nos réservoirs d’eau douce, la diversité biologique, les océans et les forêts, qui sont tous exposés à un processus accéléré de dévastation. Comme vous ne pouvez pas manger l’argent et qu’il n’y aura pas de croissance économique possible sur une planète morte, les limites de la biosphère sont en fin de compte aussi les limites de la méga-machine.
L’illusion du capitalisme éco-social
Continuellement, on nous martèle que nous pouvons modifier ce système d’une manière qui découplerait la production de la prospérité de ses effets dévastateurs. La question est : peut-il y avoir quelque chose comme une méga-machine verte, sociale et pacifique? Les partisans de concepts, tels que la croissance verte, un new deal vert ou l’économie bleue, répondent affirmativement à cette question. Leur argumentation est la suivante : si nous utilisons moins de ressources pour chaque euro du PIB, nous pourrons continuer à accumuler de l’argent tout en réduisant notre empreinte écologique. De cette façon, nous pourrions, soutiennent-ils, créer un capitalisme éthéré qui soit économe en prélèvement des ressources. Sans doute ces concepts contiennent-ils des propositions sensées, comme par exemple la réorientation des investissements vers les énergies renouvelables et la production de ressources efficaces. Mais l’éléphant dans la pièce, celui qui a causé la misère en premier lieu – à savoir la logique de l’accumulation sans fin – est ignoré.
En pratique, cela conduit à l’illusion que nous pouvons garder inchangées les structures profondes de notre économie, tout en créant le changement nécessaire par quelques innovations techniques et directives écologiques. L’irréalisme de cette façon de penser devient évident, quand on regarde par exemple la projection fanfaronne des années 1990, qui envisageait la transformation vers une économie dématérialisée, basée sur la diffusion des ordinateurs et de l’Internet : moins d’utilisation de papier et d’énergie, moins de trafic – une économie verte de services désincarnés. Qu’en est-il aujourd’hui? Au cours des quinze dernières années, le secteur du transport commercial en Allemagne a augmenté d’environ un tiers. Les Allemands – qui dans l’intervalle, se sont équipés d’innombrables ordinateurs, tablettes et smartphones – utilisent encore, en plus de leurs gadgets, autant de papier que 1,5 milliard d’Africains et de Latino-Américains cumulés. Seule la récession économique au cours de la crise financière en 2008 a taillé une brèche dans cette courbe, ce qui est l’une des nombreuses indications laissant entendre qu’un véritable soulagement écologique est impossible sans réduire la taille de l’économie. Cependant, dans la logique de l’accumulation sans fin, cela signifie la crise, le chômage de masse, les conflits sociaux aggravés et des faillites d’États.
Seul le changement est réaliste
Afin d’échapper à ce dilemme, nous devons changer les structures profondes de notre économie et abandonner le mécanisme d’accumulation sans fin. Nous avons besoin de modèles économiques qui servent le bien commun, au lieu du profit à titre privé. Pour ce faire, nous devons changer non seulement notre mode de consommation, mais aussi nos institutions, la façon dont nous produisons et la logique de l’action de l’État. Nous avons besoin d’une stratégie pour favoriser massivement les activités économiques orientées vers le bien commun, basées sur des réseaux locaux et régionaux, tout en réduisant les secteurs économiques qui sont liés au principe de l’accumulation et de l’exploitation prédatrice. Utopique ? Peut-être. Mais certainement pas hors de contact avec la réalité. Face à la crise mondiale, l’idée de continuer avec quelques modifications cosmétiques semble irréaliste. À la lumière du chaos imminent, un changement radical est la seule option réaliste. Ce changement va venir, que cela nous plaise ou non. La seule question est : à quoi ce changement va-t-il ressembler ? Qui va le façonner et dans quelle direction va-t-on le pousser ?
Rien ne pointe vers une transition douce. Au contraire, la situation devient inconfortable pour plus d’une raison : pour avoir été maintenus dans l’illusion d’un capitalisme vert pendant trop longtemps, il nous manque maintenant des concepts pour la sortie de la méga-machine. En attendant, l’élite mondiale se barricade dans des communautés hautement sécurisées et semble déterminée à défendre ses privilèges par tous les moyens. Un combat pour le contrôle des dernières niches de richesse semble être à l’horizon, et dans de nombreux pays des forces autoritaires, fondamentalistes et racistes gagnent du terrain. Parce qu’un plan de transition fait défaut, nous devons anticiper des pannes systémiques de plus en plus dramatiques : krachs financiers, catastrophes écologiques et crises sociales. Alors, comment les mouvements sociaux et écologiques peuvent-ils se préparer à cela ?
Dans une telle situation, les mouvements qui luttent pour une transformation socio-écologique auront une chance seulement quand ils uniront leurs forces, quand ils quitteront leurs niches et occuperont des espaces politiques devenant vacants au fil de la désintégration de l’ordre ancien. Si les éco-villages et les initiatives contre les expulsions, les infirmières en grève et les professeurs en colère s’unissaient, ils pourraient recueillir suffisamment d’énergie pour devenir systémiques. Il existe des exemples positifs disponibles, tels que les villes rebelles espagnoles comme Barcelone et La Corogne, où les municipalités ont été conquises par les mouvements sociaux et écologiques.
Cependant, dès que ces mouvements sortent de leurs niches, des vents contraires se mettent également à souffler. C’est dû au fait que le chemin vers une économie véritablement orientée vers le bien commun, viable pour l’avenir, n’est pas un jeu gagnant-gagnant. Poursuivre ce chemin signifie défier des intérêts puissants et remettre en question les structures de la propriété privée. La plupart des gens dans les villes par exemple, sont contraints de participer à l’accumulation comme salariés, afin de payer le loyer empoché par une clique de gras propriétaires de biens immobiliers et de fonds, pour continuer à faire tourner les rouages des marchés financiers. Une transformation sérieuse est impensable sans changer les structures de propriété. Cela vaut également pour la lutte concernant les structures décentralisées de production d’énergie, d’autres formes de mobilité, la souveraineté alimentaire, les produits libres de brevets et notre approvisionnement en eau et en prestations de santé.
Nous nous dirigeons vers une nouvelle ère de révolutions. Il est impossible de prévoir les résultats finaux : aurons-nous un monde encore plus façonné par l’injustice que de nos jours, ou un monde plus pacifique. Une seule chose est sûre : dans un système chaotique, un simple battement d’aile de papillon peut provoquer une tempête de l’autre côté du monde. Il appartient à chacun d’entre nous de prendre les choses en main.
Traduction depuis l’allemand : Christiane Kliemann
Cet article est basé sur le livre La Fin de la Méga-machine. Une brève histoire d’un défaut de la civilisation, publié par Promedia Press à Vienne en mars 2015. Pour plus d’informations veuillez vous rendre sur: www.megamaschine.org
Fabian Scheidler a étudié l’histoire et la philosophie à Berlin, et le théâtre en scène à Francfort/Main. Il vit et travaille à Berlin comme un écrivain pour la presse écrite, la télévision, le théâtre et l’opéra. En 2009, il a co-fondé le journal télévisé indépendant Kontext TV, la production d’une émission mensuelle sur les enjeux mondiaux de la justice ; ses invités sont Noam Chomsky, Vandana Shiva, Immanuel Wallerstein, Jeremy Scahill, Amy Goodman, Saskia Sassen, Maude Barlow, Silvia Federici et beaucoup d’autres. Il a animé de nombreuses conférences avec Greenpeace, Attac, Deutsche Welle, Brot für die Welt, et Heinrich Böll Stiftung ; publications, en particulier sur les questions liées aux limites de la croissance, dans les livres et revues.
Traduit par Stéphane, relu par nadine pour le Saker Francophone
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