Si l’armée syrienne a été entraînée à combattre en relief montagneux, c’est pour en finir avec l’occupation du Golan par Israël plutôt que pour en finir avec celle d’Idlib par al-Nosra. Après Idlib, le Golan ?
Par Robert Fisk – Le 11 septembre 2018 – Source Chronique de Palestine
L’issue des guerres est difficile à prévoir.
Sous le soleil blanc, la vaste plaine située sous le champ de bataille d’Idlib rôtit en silence – sans parler de la batterie d’artillerie syrienne de quatre canons de 130 mm déployée sur les hauteurs du mont Akrad et pointée sur les champs torrides et les villages déserts occupés par les islamistes à l’est. Dans les oueds humides qui rejoignent la rivière en contrebas, des troupeaux de vaches noires et blanches s’abritent sous les arbres. Près de la route principale, des soldats syriens se reposent sous les buissons. Il y a là plusieurs tanks T-72, dont les caisses sont enterrées et recouvertes de branches.
Alors ça y est, me dis-je en roulant vers la ville de Jisr al-Chougour, au nord. Elle est toujours aux mains d’al-Nosra, et les nombreux panneaux de signalisation m’indiquent qu’elle n’est plus qu’à 17 km – on s’habitue aux guerres et au fait que les panneaux signalent des endroits qui se trouvent de l’autre côté des lignes de front, mais on a du mal à croire que ce paysage ancestral avec ses vieilles maisons de pierre et son canyon verdoyant de l’Oronte puisse devenir le site de la dernière bataille de la guerre syrienne.
Les Syriens vont-ils surgir en masse du bassin de l’Oronte – l’Oronte de Strabon 1 et Dionysos, Nahr-el-‘Assi (le fleuve rebelle) en arabe – et mettre à sac la province d’Idlib qui est depuis longtemps la poubelle des ennemis de la Syrie, les combattants d’al-Nosra et d’EI et autres djihadistes qui ont refusé de se rendre quand ils ont été évacués des grandes villes syriennes ?
Quelques heures avant mon arrivée, les islamistes ont envoyé, au-dessus des lignes syriennes, un drone de couleur argentée qui a été abattu. Al-Nosra avait écrit « Si vous recevez ce message, attendez-vous au pire » sur l’aile du drone et le message était signé « Tariq bin Ziad d’Andalousie ». Il avait trois petites fusées attachées aux ailes. Tariq bin Ziad est le nom de ce conquérant omeyyade du VIIIe siècle de l’Andalousie espagnole. Oui, l’histoire est omniprésente ici.
Mais revenons au présent. Allons-nous assister, dans cette immense tragédie, à un remake de « Berlin 45 » ? À des pertes humaines « sans précédent » comme le craint l’ONU ? Au « massacre » que craint Erdogan ? À une attaque « dévastatrice » d’Idlib comme le gronde Trump ? À la percée finale de « l’abcès terroriste » dont parle Sergueï Lavrov – reprenant le langage utilisé par Israël à propos du Hamas à Gaza ? Lavrov est devenu un expert en « terrorisme » à force de progresser vers cet Armageddon-ci 2 – en supposant toujours qu’Armageddon arrive vraiment.
On se dit que ce serait bien d’avoir des talents de détective quand on circule sur ces routes et dans ces ruelles et qu’on monte sur les contreforts où les canons du général Jihad Sultan sont recouverts de terre pour les camoufler. Les islamistes ont dû photographier ces montagnes plusieurs fois (et les satellites américains aussi) et les Russes les connaissent parfaitement parce qu’ils sont les alliés de la Syrie. Ces canons ne sont pas là pour la parade. Ils ont été utilisés ce matin même après que des roquettes auraient été tirées sur les Syriens. Mais où sont les légions de troupes terrestres, les formations de véhicules blindés pour la grande avancée ? Je n’ai vu que des villageois, beaucoup de villageois, qui, tout près des lignes syriennes, discutent dans les cafés, conduisent leur bêtes aux champs, mettent leur linge à sécher.
Quelques heures après mon départ de Jourine, des roquettes et des missiles ont été tirés par des rebelles islamistes sur les lignes de front syriennes et ont explosé dans la ville. L’attaque a été courte – la deuxième en une semaine – et visait clairement à provoquer l’armée syrienne. Comme les suspects habituels – l’opposition armée à Jisr al-Chougour – ne peuvent pas être interpellés et mis en prison, la réponse sera les tirs habituels.
L’une des premières choses que je remarque dans le bureau du général Sultan – le commandant du comité de sécurité d’Idlib, bien que nous soyons toujours (seulement) dans la province de Hama plutôt que dans la province de l’Idlib – sont deux grandes photographies au-dessus de son bureau des présidents Bachar al-Assad et Vladimir Poutine. Deux drapeaux syrien et russe de la même taille flanquent les portraits en couleur. Il ne s’agit sûrement pas d’une opération conjointe russo-syrienne sur le terrain – je n’ai vu qu’un seul véhicule de la police militaire russe sur tout mon trajet depuis Hama – mais il y aura une coopération aérienne, si la bataille a lieu. Le général Sultan, qui était lieutenant de chars à la bataille libanaise de Sultan Yakoub lors de l’invasion israélienne de 1982, parle de « nos amis russes », et me dit avec confiance : « À l’heure H, il me faudra sept jours pour être dans Jisr al-Shugour. »
L’armée syrienne a évacué la ville en 2015 sous les tirs des djihadistes, ses soldats ont été abattus par les miliciens d’al-Nosra sur les rives de l’Oronte pendant que leurs camarades essayaient de protéger les civils qu’ils évacuaient. Al-Nosra a tué des familles entières. Ce bain de sang ne fait aucun doute (les Syriens battaient en retraite). J’ai moi-même interviewé des survivants blessés – et c’est peut-être ce bain de sang qui a décidé la Russie à venir soutenir le gouvernement d’Assad quelques mois plus tard. Cette petite ville, que je distingue à travers la brume de chaleur avec mes jumelles, a donc des comptes à régler.
Le général Sultan, un homme aux cheveux courts et d’une grande intelligence, qui se bat dans le bassin de l’Oronte depuis trois ans, affirme que beaucoup de monde « l’aide » dans la province d’Idlib en lui donnant des informations sur les combattants de l’opposition et leurs armes. Il sort son téléphone portable. « L’un d’eux m’a envoyé cette photo », me dit-il. Sur la photo on voit des hommes qui installent ce qui semble être une grande potence de fer, apparemment dans la ville de Maarat el-Numan, toujours tenue par al-Nosra, bien qu’elle ait été attaquée à maintes reprises, bombardée par les Syriens et les Russes et baignée, aussi, dans le sang de l’histoire. C’est dans cette ville que les Croisés, qui venaient d’Antioche (Antakya), ont mangé les corps de leurs adversaires musulmans sarrasins pour ne pas mourir de faim, ainsi qu’ils l’ont raconté.
Mais il faut, une fois encore, revenir au présent. Sur le mur, derrière un groupe d’officiers du général Sultan, qui tapent sur des ordinateurs portables noirs, il y a une carte d’opérations plastifiée de tout le territoire de l’opposition le long de l’Oronte, qui indique en détail et, bien sûr, en arabe, des dizaines de positions de l’armée syrienne et d’al-Nosra sur les lignes du front.
La Syrie est colorée en rouge. Al-Nosra et ses alliés en noir. Les plus grands généraux de Syrie sont stationnés au nord-ouest de Lattaquié et au sud-ouest d’Alep, y compris l’intrépide commandant que tous les Syriens appellent « Le Tigre », le général Saleh, qui a perdu une jambe en sautant sur une mine personnelle à l’est d’Alep, et le général que ses hommes appellent « César » depuis sa bataille contre l’EI, à l’est de Hama l’année dernière.
Mais ces commandants n’attaquent pas de front. Leur tactique éprouvée est la vieille routine du « salami » qui consiste à reprendre un peu de territoire ici, à redresser une ligne de front là-bas, à réinvestir un village ou deux après la fuite de l’opposition. La dernière grande bataille d’Idlib pourrait-elle s’avérer plus lente que ne le pensent les politiciens – et les journalistes – du monde entier ?
Cela laisse beaucoup de temps pour les pourparlers russo-turcs, les pourparlers russo-américains, beaucoup de réunions locales de « réconciliation » entre les combattants de l’opposition syrienne et l’armée syrienne, en présence des Russes, comme cela c’est passé à chaque fois : à Homs, Damas et Deraa. Dans la province de Deraa, il y a encore aujourd’hui des villages qui sont théoriquement sous contrôle gouvernemental, mais qui sont encore patrouillés par des forces armées non-gouvernementales avec l’accord du gouvernement au titre d’un accord complexe de cessez-le-feu.
Mais où iront tous les combattants, qui ont juré de ne jamais se rendre ? C’est la grande question. Lorsqu’ils ont rendu leurs bastions dans les grandes villes syriennes, ils ont tous été transportés en bus jusqu’à la poubelle islamiste d’Idlib. Il y a un couloir terrestre entre Idlib et la frontière turque – et il y a des postes militaires turcs de « désescalade » dans la province d’Idlib – à peine à 20 km du quartier général du général Sultan. Les Syriens pourront rester mais les étrangers devront partir, affirme le général Sultan – c’est notre politique – mais quel pays voudra de ces étrangers ? Je pense que Vladimir Poutine, dont le regard bleu et incisif nous fixe depuis le mur du bureau du général Sultan, n’acceptera pas de laisser revenir les Tchétchènes en Tchétchénie. Ni le Turkménistan, les Turkmènes. Ni l’Ouzbékistan, les Ouzbeks. Que vont-ils devenir, eux, et tous ceux qui veulent continuer à se battre au milieu des civils d’Idlib ?
Cela ne veut donc pas dire qu’Idlib va tomber facilement. Le ciel au-dessus de Jisr el-Chougour était vide quand j’ai dirigé mes jumelles sur le bassin de l’Oronte, mais la veille, il y avait eu plusieurs raids aériens syriens. L’opposition a dit que ces raids avaient fait 10 morts parmi les civils – ils mentionnent rarement leurs propres victimes – mais il y a aussi des familles de soldats du gouvernement parmi les dizaines de milliers de civils de la province d’Idlib. La thèse du général Sultan – et, de fait, dans les villages gris et dévastés qui sont du côté d’al-Nosra, on ne voit pas un seul être humain – est que des combattants islamistes étrangers ont amené leurs propres familles à Jisr el-Chugour, ce qui est dangereux pour l’opposition, si c’est vrai.
Le général parle très librement des soldats qui ont déserté l’armée syrienne dans les premiers jours de la guerre – et de ceux qui sont revenus dans les rangs. Il parle de la pauvreté qui a poussé les hommes à se joindre à l’opposition. « Puis, en 2015, ils ont réalisé qu’il ne s’agissait pas d’un combat pour la démocratie et les droits de l’homme. Et nos amis de la Fédération de Russie sont venus soutenir la Syrie avec des armes appropriées, pendant que nous continuions le combat. »
Il admet que l’armée syrienne a été entraînée au combat en terrain accidenté pour la bataille finale du Golan occupé par Israël, plutôt que pour la bataille finale contre al-Nosra à Idlib. Et il reconnaît qu’Idlib est à l’autre bout de la Syrie par rapport au plateau du Golan. On peut penser que la reconquête du Golan sera la prochaine étape.
Mais c’est une autre histoire.
Traduction : Dominique Muselet
L’article original est paru dans The Independent
Notes